Ramazan Pertev
Maître de conférences
Université Mardin Artuklu – Institut des langues vivantes de Turquie
et
Gulistan Sido
Doctorante, lauréate du programme Pause
Inalco – Plidam
Résumé
Dans cet article, l’enseignement du folklore et de la littérature orale kurde est abordé à travers des exemples en Turquie et en Syrie. Malgré des conditions politiques et administratives différentes, l’enseignement de la littérature orale est mis en place et contribue à valoriser et à revitaliser la culture orale dans les deux cas. Le folklore joue un rôle fondamental et continue d’attirer l’attention du public et du monde académique.
Mots-clés
Kurdes de Turquie, Kurdes de Syrie, folklore, littérature orale kurde, enseignement du folklore, identité culturelle, dengbêjî, performance
Abstract
Teaching Kurdish Oral Literature in Turkey and Syria—Using examples from Turkey and Syria, this article discusses the teaching of Kurdish folklore and oral literature. In spite of contrasting political and administrative contexts, the teaching of oral literature helps valorize and revitalize the oral cultures of both countries. Folklore plays a critical role and continues to attract the attention of the public and academic circles.
Key words
Turkish Kurds, Syrian Kurds, folklore, Kurdish oral literature, folklore teaching, cultural identity, dengbêjî, performance
Introduction
Très abondante, collectée, enregistrée, transcrite et éditée, la littérature orale kurde et sa transmission jouent un rôle important dans la sauvegarde de la langue et de l’identité culturelle. Cette littérature qui a ses genres spécifiques est enseignée également, mais dans des conditions différentes. L’objectif de cet article est de présenter et de rendre visibles deux expériences de l’enseignement du folklore et de la littérature orale (voir infra) dans des cursus universitaires chez les Kurdes de Turquie et de Syrie. L’article ne se veut pas exhaustif mais informatif et introductif. Il se concentre sur l’étude de deux cas particuliers : le premier concerne l’université de Mardin Artuklu (2010-2023) et le deuxième les deux universités kurdes (2013-2023), l’université du Rojava et l’université de Kobané fondées dans les régions de l’auto-administration démocratique en Syrie. C’est pourquoi nous n’allons pas aborder ici la question de l’enseignement, ni en Irak ni en Iran. Ils feront l’objet d’un article à part.
Les deux expériences ont vu le jour dans des contextes différents. Nous exposerons les facteurs et les conditions sociopolitiques qui ont permis la mise en place de cet enseignement. Concernant la terminologie, nous signalons qu’en études kurdes, « folklore » est le terme le plus souvent utilisé ; en revanche, « littérature orale » est introduit récemment à travers les échanges avec le groupe de recherche « Les oralités du monde ». La discussion est ouverte, pour l’instant, nous utiliserons les deux termes qui concernent le même objet : l’art verbal kurde.
Nous nous interrogerons sur le rôle et les objectifs d’un tel enseignement. Nous examinerons les difficultés rencontrées. Quelles sont les méthodes mises en œuvre pour enseigner la littérature orale ? Quelles sont les programmes et les formations préparés et les supports exploités dans l’enseignement, et quel est leur contenu ? Qui enseigne ? Quelles sont les attentes des apprenants ?
Nous tenterons de répondre à ces questions à travers les témoignages des acteurs et des fondateurs de ces deux modèles. Nous terminerons par une synthèse des deux expériences afin de détecter les convergences et les divergences. Quelles sont les solutions et les projets suggérés pour développer l’enseignement du patrimoine culturel immatériel ?
1. Historique : contexte politique global
La langue kurde (kurdî) appartient à la branche linguistique iranienne occidentale de la grande famille des langues indo-européennes. Elle compte une population de locuteurs comprise entre 40 et 50 millions, vivant dans la région historiquement appelée Kurdistan. Celle-ci est divisée entre quatre États : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. La langue kurde compte quatre dialectes, à savoir le kurmandji (kurde septentrional), le sorani (kurde central), le zazaki (kurde occidental) et le gorani (kurde oriental). Le kurmandji est parlé dans ces quatre pays. Le sorani est parlé parmi les Kurdes irakiens et iraniens, le dialecte zazaki n’est parlé qu’en Turquie et le gorani principalement en Iran1.
Historiquement, il existe une relation étroite entre les Kurdes en Turquie et en Syrie. En raison de la situation géographique, le passage des frontières entre les deux pays a toujours été relativement facile pour les Kurdes. Ils parlent donc exactement le même dialecte, le kurmandji. D’autre part, après l’établissement de la République turque (1923), de nombreux intellectuels kurdes ont quitté le pays, se sont rendus au Kurdistan syrien et y ont développé le premier alphabet latin kurde2. En effet, contrairement aux Kurdes d’Iran et d’Irak, aujourd’hui la langue kurde est largement écrite en alphabet latin par les Kurdes de Turquie et de Syrie.
2. L’enseignement de la littérature orale kurde en Turquie
L’histoire des études sur le folklore kurde est assez ancienne. Il existe de nombreuses études sur les collectes du folklore kurde réalisées à la fois par des chercheurs étrangers et kurdes (R. Pertev, 2018, p.135-137). Ce sujet mérite un article à part. Nous prévoyons de publier une étude détaillée sur ce sujet dans les prochains numéros de la Revue des oralités du monde.
En revanche, l’enseignement du folklore kurde dans le domaine académique ne remonte pas à une histoire très ancienne. En effet, après l’établissement de la République turque en 1923, il était pratiquement impossible de faire des études indépendantes, en particulier sur les Kurdes. Car, l’utilisation de la langue était interdite et les droits culturels kurdes étaient ignorés.
Seuls les cours de danse folklorique traditionnelle dans les collèges et lycées pourraient être mentionnés. Les élèves qui le souhaitaient pouvaient apprendre ces danses en participant à ces formations en dehors de la classe. La définition du « folklore » se limitait à de telles activités. Il aura fallu attendre le début des années 2010 pour parler d’un véritable enseignement du folklore et de la littérature orale kurdes dans le domaine académique en Turquie.
2.1. Études sur le folklore kurde avant 2010
Dans les années qui ont précédé l’année 2010, les études culturelles menées avec l’aide de certaines associations kurdes étaient importantes. Lorsque l’interdiction de diffuser en kurde a été levée au début des années 1990, l’édition kurde s’est développée à travers des maisons d’édition telles que Nubihar, Avesta, Doz et Aram et des revues telles que Rewşen, Govend, War, Zend, Deng, et les études culturelles réalisées par les Kurdes se sont multipliées. Des institutions telles que Kurd-Kav [Fondation de la culture et de la recherche kurdes], Navenda Çanda Mezopotamya-Nçm [Centre culturel de Mésopotamie] et l’Institut kurde d’Istanbul (Eki) ont été fondées. Ces deux dernières institutions occupent une place très importante dans l’histoire des études kurdes en Turquie. Le centre culturel Nçm a pu ouvrir ce domaine aux étudiants et au public par ses études sur la culture et le folklore kurdes. L’institut Eki réussit également à toucher un large public kurde grâce à la formation linguistique qu’il dispense et aux publications culturelles et scientifiques qu’il produit.
Par ailleurs, certaines études menées à travers plusieurs municipalités régionales au cours de cette période sont importantes. Par exemple, les municipalités ont soutenu des publications en kurde et financé des projets sur le folklore. À cet égard, une importance particulière est attachée aux dengbêjs kurdes, des poètes chanteurs. La tradition kurde du dengbêj a fait l’objet de nombreuses études tant par les Kurdes que par certains chercheurs européens. La plupart des dengbêjs kurdes ne parlent que le kurde et vivent en contexte d’oralité. Ces caractéristiques les rendent plus attractifs aux yeux des chercheurs qui s’intéressent particulièrement aux dengbêjs.
Aujourd’hui, les Mala Dengbêjan « les maisons des Dengbêjs » qui sont ouvertes et soutenues par plusieurs municipalités telles que Dıyarbakır, Batman, Van, Muş, offrent à ces artistes un certain nombre d’occasions de réaliser leurs performances. La publication de Antolojiya Dengbêjan [L’Anthologie des dengbêjs] en plusieurs volumes préparée par la municipalité de Dıyarbakır en 2017 en est un très bon exemple. Dans cette étude, qui comprend plusieurs volumes, la vie de centains dengbêjs est examinée et des exemples de leurs travaux sont donnés (Sadak & Akyol, 2007). Ainsi, une documentation a été réunie sur les dengbêjs bien connus dans la région, mais également sur ceux qui sont peu ou pas connus3.
En dehors des universités, il est particulièrement important de mentionner la Weqfa Mezopotamyayê [La fondation de Mésopotamie], qui a été créée à Dıyarbakır en 2013, dans le but d’établir une université propre à la région. Cette fondation réalise alors des études très importantes notamment sur la langue, la culture et le folklore kurdes. Au sein de cette fondation, des programmes de « certificat d’éducation folklorique » ont été lancés pour la première fois pour les personnes qui souhaitent connaître le folklore kurde et faire des recherches à un niveau académique. Des cours trimestriels sur le folklore kurde et la littérature orale sont assurés sans interruption depuis 2016. Les stagiaires, qui sont dirigés vers la recherche de terrain après les formations, reçoivent leurs certificats après avoir terminé leurs projets.
Cette fondation possède également deux périodiques, Folklora Me [Notre folklore] et Folklor û Ziman [Folklore et langue], qui sont publiés en kurde. Folklora Me comprend principalement des collectes de folklore kurde et de littérature orale. Folklor û Ziman est la première revue scientifique à comité de lecture publiée spécifiquement dans ce domaine en Turquie4. Il existe également des maisons d’édition comme Wardoz qui publient des livres sur le folklore kurde.
2.2. Études menées à l’université Mardin Artuklu
En 2010, l’Institut des langues vivantes de Turquie a été créé à l’université Mardin Artuklu. Au cours des années suivantes, des départements de culture, de littérature et de langue kurde ont été créés dans les universités d’État des provinces de Muş, Bingöl, Van, Tunceli et Dıyarbakır offrant des programmes de premier cycle et des cycles supérieurs ; ils ont commencé les enseignements depuis 2011.
Les études sur la littérature orale kurde à l’université Mardin Artuklu sont particulièrement importantes. Au sein de l’Institut des langues vivantes de Turquie, trois départements ont été ouverts, à savoir « Langue et culture kurdes », « Langue et culture arabes » et « Langue et culture syriaques ». Ainsi, on a commencé à enseigner pour la première fois officiellement dans l’histoire de la République de Turquie, la langue et la culture kurdes. L’année suivante, un département de premier cycle (4 ans) intitulé « Langue et littérature kurdes » a été créé au sein de la faculté des lettres.
2.2.1. Contenu des cours de folklore kurde et littérature orale, méthode d’enseignement et profil des enseignants
Puisqu’il s’agissait du premier département de kurde à être ouvert dans l’histoire de la République turque, il y avait beaucoup d’incertitudes et d’interrogations quant aux programmes qui seraient pris comme base dans les étapes d’enseignement.
Le kurde s’est en effet développé dans le contexte de la littérature orale dans un processus historique qui a créé une forte tradition orale kurde. Pour cette raison, lors de la définition du programme d’études de premier cycle de langue et littérature kurdes et du programme d’études supérieures de langue et culture kurdes, un consensus a été atteint parmi les comités académiques des départements pour que les cours de littérature orale soient généralisés. Les cours de littérature kurde, initialement dispensés sous le nom de « Folklore kurde » par un nombre restreint d’enseignants-chercheurs, ont été divisés en plusieurs domaines au cours de ce processus : on a commencé à dispenser des cours théoriques et pratiques.
Dans le programme du premier cycle de langue et littérature kurdes, des cours de folklore kurde et de littérature orale kurde sont proposés aux étudiants en tant que cours obligatoires et optionnels. De même, les cours de folklore kurde et de littérature orale kurde sont enseignés de manière obligatoire et facultative dans les programmes de Master 1 et Master 2 . Les étudiants qui souhaitent se spécialiser dans ce domaine peuvent préparer leurs thèses et leurs recherches à un niveau supérieur en suivant certains cours au choix en plus des cours obligatoires. Les titres et les heures totales de ces cours sont donnés ci-dessous ; le volume horaire est toujours de 14 semaines, soit 28 heures en présentiel :
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- L1 Introduction au folklore kurde ;
- L1 Méthodes de collecte des matériaux du folklore ;
- L2 Littérature populaire kurde 1-2 ;
- L3 Littérature populaire kurde 3-4 ;
- M1 Littérature populaire kurde ;
- M1 Les formes et les genres de la littérature folklorique kurde ;
- M2 Théories du folklore ;
- M2 Folklore et mémoire ;
- M2 Folklore et identité kurde ;
- M2 Études folkloriques comparées ;
- M2 Mythologie kurde (14 semaines Présentiel 28 h) ;
- M2 Histoire des études folkloriques kurdes ;
- M2 Littérature Dengbêj5.
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Cinq à six enseignants-chercheurs assurent ces cours. Ce sont des personnes qui viennent de divers domaines tels que la littérature, la théologie, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychologie et qui ont fait des études sur le folklore et la culture kurdes.
Les enseignements sont dispensés à partir de recueils de folklore parfois anciens6 et le plus souvent à travers des livres écrits individuellement ou conjointement par des enseignants du département. On peut signaler des tentatives de traduction d’ouvrages de base sur le folklore et la littérature orale des langues du monde en kurde7. Tous ces cours sont dispensés en kurde (kurmandji et zazaki). Dans ces cours, les principales théories du folklore sont examinées, les méthodes d’études culturelles sont discutées et les études culturelles kurdes sont examinées sous différents angles. Grâce aux études comparatives du folklore, la place (ou l’absence de place) du folklore kurde dans les études du folklore mondial est examinée, en particulier les contes kurdes sont discutés en rapport avec ceux de différents peuples du monde. À travers quelques ateliers dans les cours de langue et de culture kurdes, l’objectif est que les étudiants apprennent à connaître la culture orale kurde en l’expérimentant personnellement. En effet, dans ces ateliers, il ne s’agit pas seulement de donner aux étudiants des connaissances théoriques, mais de les amener à acquérir une expérience des pratiques culturelles. Cependant, dans le domaine académique, on peut citer les principaux problèmes actuels liés à l’enseignement du folklore kurde et de la littérature orale comme suit :
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- manque de ressources scientifiques dans le domaine du folklore kurde ;
- insuffisance des études méthodologiques de terrain. Lacunes méthodologiques dans les études de collecte et d’archivage menées depuis des décennies. D’où l’impossibilité d’examiner des dizaines de milliers de pages et de bandes d’enregistrement ;
- le problème de la dénomination et de la classification chaotiques des œuvres du folklore kurde et de la littérature orale. Absence d’un index standard des termes du folklore kurde ;
- l’invisibilité du folklore kurde dans les études folkloriques mondiales. L’absence des motifs du folklore kurde et de la littérature orale dans les index du folklore mondial. Communication insuffisante des folkloristes kurdes avec les autres folkloristes du monde.
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2.2.2. Profil et attentes des étudiants
Les étudiants de premier cycle viennent généralement à ces programmes après le lycée. Jusqu’à présent, les étudiants dont la langue maternelle est le kurde ont toujours suivi ces programmes. Les étudiants en master ont des âges différents et viennent de professions différentes telles que professeur, chercheur, traducteur, etc.
Au début, nous avons constaté que, parmi nos étudiants, certains avaient des préjugés, selon lesquels le domaine des « études folkloriques » serait davantage un travail non académique. Cependant, nous nous sommes rendus compte que ce préjugé disparaissait au fur et à mesure de l’avancement des cours et que nos étudiants souhaitaient participer à ces études plus volontiers et plus sérieusement.
Les étudiants en Master 1 et Master 2 sont encouragés à préparer un projet de fin d’études et un mémoire, notamment sur le folklore kurde. Environ un tiers des étudiants de Master s’intéressent au folklore kurde et à la littérature orale et souhaitent préparer leur mémoire dans ce domaine. On notera que plus d’un millier d’étudiants ont été diplômés, notamment en Master 1. Par ailleurs, entre 2012 et 2020, 356 mémoires de Master 2 et 13 thèses de doctorat ont été soutenus dans les universités turques dispensant un enseignement dans le domaine de la langue, de la littérature et de la culture kurdes. Parmi celles-ci, le taux de mémoires sur le folklore kurde est de 21 %8. Ces chiffres montrent une fois de plus le lien étroit entre folklore et identité, c’est-à-dire que le « folklore » est perçu comme « identité nationale9 ». La plupart des étudiants qui viennent dans ce département ont pour objectif de devenir professeurs de kurde dans les écoles publiques. Il y a aussi des étudiants qui visent une carrière universitaire. Bien sûr, ceux qui ont déjà un emploi et qui veulent apprendre la langue, la culture et la littérature kurdes dans cette section ne sont pas rares.
3. L’enseignement de la littérature orale kurde en Syrie
Nous abordons la question de l’enseignement du folklore et de la littérature orale kurde en termes généraux en Syrie dans les universités fondées dans les régions kurdes. C’est une expérience récente en Syrie, tout comme en Turquie.
3.1. La mise en place de l’enseignement de la littérature orale kurde
Le nouveau contexte imposé par la guerre à l’époque (2012-2018) rendit le déplacement très dangereux entre les différentes régions kurdes isolées et sous blocus. Dans une démarche pour se réapproprier leur langue et leur culture, la collaboration entre plusieurs universitaires aboutit à la fondation du premier institut de langue et de littérature kurde « Viyan Amara » en octobre 2013 à Afrine. Il était destiné à la formation des enseignants en deux ans10. L’enseignement du kurde était un événement important et constitue un tournant historique11. Pour démarrer et avancer, cette première phase s’est heurtée à plusieurs difficultés : le manque de manuel d’apprentissage et de matériel pédagogique ; l’interruption des voies de communication12.
Créer des universités était un réel besoin pour que les étudiants puissent continuer leurs études. En 2015, une première université voit le jour à Afrine. Trois autres universités suivront : l’université du Rojava (2016), l’université de Kobané (2017) et l’université Al-Sharq à Raqqa (2021). Des dizaines de départements offrent des formations dans différentes disciplines (médecine, ingénierie civile et écologique, pétrochimie, agriculture, langue et littérature kurde, jineolojî « science de la femme »…). L’enseignement de la littérature orale est assuré effectivement depuis 2015. Afin d’exposer et rendre visible cette expérience récente, j’ai réalisé une enquête qui, certes, n’est pas approfondie sous forme de sondage systématique auprès des enseignants et des étudiants, mais que j’ai analysée pour cet article. En voici la synthèse.
3.2. Retour sur expérience
La plupart des enseignants sont des diplômés du département, d’autres ont suivi des formations intensives pour acquérir des compétences linguistiques et des connaissances dans le domaine. L’enseignant doit pouvoir expliquer la matière en kurde.
Le folkloriste, le collecteur et le chercheur le plus connu dans la région d’Aljazira, Salihê Heydo, est un cas exceptionnel. Originaire de la ville d’Amoude, il a 65 ans. Il a consacré sa vie à sauvegarder et à collecter des textes oraux. Il a pu visiter des régions des quatre parties du Kurdistan pour observer, écouter et noter les performances de différents genres. Il enseigne la littérature orale à l’université du Rojava depuis sa création en 2016. Il a préparé environ 95 recueils au cours de ses voyages ; 75 sont déjà imprimés. Les recueils sont exploités comme support dans l’enseignement.
3.2.1. Les objectifs et les attentes
Les objectifs poursuivis par les enseignants et les attentes des étudiants sont considérables, entre autres :
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- la résistance aux politiques d’extermination et de déracinement des États dominants et aux tentatives d’assimilation et d’acculturation ;
- l’enseignement de la littérature orale est indispensable pour nouer des contacts et fonder des ponts avec le passé et les ancêtres ;
- transmettre les savoirs traditionnels à la nouvelle génération et la sensibiliser à ces savoirs ;
- le fait de donner accès à la richesse de la langue et du patrimoine culturel immatériel kurde ; renforcer le sentiment de cohésion sociale et identitaire ;
- le fait de se connaître et se réapproprier la culture ; se situer par rapport aux autres cultures orales ; faire connaître les particularités de la littérature orale kurde ;
- le fait de positionner la littérature orale par rapport à la littérature écrite : elles se complètent et doivent être enseignées ensemble. Les deux enseignements sont essentiels pour revitaliser la langue ;
- le fait de programmer des formations pour les étudiants pour les préparer à faire des études et des recherches ;
- l’un des objectifs est de faire connaître cet art verbal qui est une production du peuple (collective) et d’attirer l’attention des apprenants sur les valeurs culturelles transmises qui sont en train de reculer face à la propagation de la technologie ;
- la connaissance de la littérature orale est indispensable pour comprendre l’influence de la littérature orale sur la production des œuvres littéraires écrites en kurde.
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En effet, à partir du 2018, les étudiants font partie de la première génération ayant obtenu son baccalauréat en kurde. Leur scolarisation a été réalisée en kurde. Ils sont les plus intéressés par les cours. Ils se familiarisent facilement avec le domaine. Leur niveau de la compréhension est meilleur. Les étudiants disent qu’ils ont l’opportunité d’apprendre leur littérature directement dans leur langue maternelle. C’est une grande chance et un grand avantage pour eux. Ils en sont très fiers. Ils apprennent leur propre culture et découvrent la vie quotidienne des ancêtres à travers les textes. Ils sont conscients de l’importance de cette littérature dans la construction et la sauvegarde de l’identité kurde. Plusieurs demandes sont exprimées :
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- intégrer les recherches de terrain. Les étudiants demandent à l’université de mettre en œuvre un programme particulier pour les former au travail de terrain : collecte, transcription et édition. À Kobané par exemple, les étudiants remarquent qu’il y a encore beaucoup à collecter et à sauvegarder. Ils prennent des initiatives personnelles ;
- certains étudiants veulent mener des recherches ou bien travailler sur un genre précis, mais des ouvrages de référence et des formations concernant les bases méthodologiques, manquent ;
- pour une meilleure compréhension de la littérature orale : les apprenants réclament des séances vivantes : par exemple des performances de dengbêj ou de contage ;
- les étudiants observent que l’avancée de la technologie a un effet négatif sur les jeunes générations qui se traduit par un manque d’intérêt pour la littérature orale.
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3.2.2. Le contenu des programmes d’enseignement
L’intitulé du cours se différencie entre folklore et zargotin, formé de zar /langue/ + gotin /parole/ ; le mot signifie au sens premier « parole transmise » ; d’où son utilisation dans le sens de « littérature orale ».
Chaque université organise ce séminaire d’une façon autonome et chaque enseignant a recours à ses propres méthodes. La terminologie variable renvoie à un problème de définition. La littérature orale est comprise comme une branche du folklore sans pour autant aborder la notion d’oralité, les conditions de production et de réception, la notion de performance ou les spécificités de cette modalité d’expression par rapport à la littérature écrite. Le volume horaire des enseignements s’établit comme suit :
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- à l’université de Kobané : 4 heures par semaine sur deux semestres ;
- à l’université du Rojava : 6 heures par semaine sur deux semestres.
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En général le contenu comprend :
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- introduction : définition des notions comme folklore et zargotin et de ses formes, de ses genres, de son rôle et de son importance ;
- présentation d’un panorama extensif des travaux de collecte et de sauvegarde ainsi des recueils publiés, etc ;
- des cours pour expliquer et définir avec des exemples les différents genres de la littérature orale. À la fin de chaque cours, les références sont mentionnées.
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Le contenu des cours est préparé sous forme de documents distribués aux étudiants. L’évaluation de fin d’année s’effectue sur 100 points. Elle se fait sous plusieurs formes : orale, écrite et devoirs pratiques.
3.2.3. La méthode et les supports exploités dans l’enseignement
Les supports exploités se composent des recueils déjà édités. L’enseignement est focalisé sur les textes et pas forcément sur des supports audio et audiovisuels. L’enseignant définit le genre des textes, explore le contenu avec les étudiants (vocabulaire difficile, lexique, syntaxe et expressions) et à la fin, il décode le message culturel et les thèmes. Les étudiants sont invités à dire les textes (s’il s’agit de chants traditionnels), l’enseignant leur montre la manière de chanter. Il s’agit de réaliser une performance avec les étudiants. L’enseignant demande aux étudiants de chercher à collecter des textes comparables dans leur entourage dans le but de les expliquer en cours. L’enseignant apporte parfois des instruments de musique (s’ils existent) et qui accompagnent la performance. Le but est de montrer une performance qui se réalise en intégrant la musique (instruments à vent et à cordes).
Les textes oraux transcrits et fixés sont sortis de leur contexte et ne donnent pas accès à tous les éléments et facteurs de la performance. Les produits de la littérature orale ne sont pas de simples textes (Moumouch, 2020). Ainsi, dans le processus de l’enseignement, il faut penser à la façon dont on peut compenser ce qui est perdu dans les textes fixés et transcrits, ceci en prenant en considération la nature des œuvres orales comme le souligne U. Baumgardt :
« […] la spécificité du texte de littérature orale relève justement du fait que le texte n’est pas seul, mais qu’il est entouré, qu’il est tributaire de la performance, qu’il est indissociable des éléments relevant de la situation d’énonciation et de la façon de le dire, car en dehors de la performance, le texte de littéraire orale n’existe pas » (Baumgardt et Derive, 2008 : 50).
D’après les résultats observés du sondage, nous pouvons constater que l’importance de la littérature orale est reconnue par les enseignants et les étudiants. Nous ne rencontrons pas l’un des problèmes auxquels peuvent être confrontés les enseignants dans d’autres contextes, par exemple un manque de motivation. En effet, nous remarquons qu’il y a une réelle adhésion et une forte motivation qui montrent la légitimité de la discipline et un intérêt clairement exprimé. C’est une réalité qui ne peut être identique dans d’autres sociétés contemporaines. Le problème qui persiste est l’absence d’une méthodologie commune ; d’où la nécessité d’élaborer des supports et un manuel. Dans une société marquée par la coexistence de deux modalités de transmission de la littérature orale, à savoir l’oralité première et seconde, il est vital d’associer l’observation de la pratique de l’oralité à l’étude des textes dans une démarche de complémentarité dans l’enseignement.
Conclusion
L’enseignement du folklore et de la littérature orale kurdes illustré à travers les exemples de la Turquie et de la Syrie présente de nombreux aspects communs mais également des différences. L’expérience d’enseignement d’une langue et d’une littérature qui n’ont pas été formellement enseignées est unique. Dans le cas de la Turquie, au cours de cette décennie, des centaines d’étudiants kurdes ont été diplômés des départements de langue et littérature kurdes. Un nombre important de projets de fin d’études de premier cycle, de mémoires de Master 1 et de Master 2 liés au folklore kurde et à la littérature orale ont été préparés au cours de ce processus.
Dans le cas de la Syrie, malgré les grands obstacles imposés par le contexte politique, la guerre, l’extrême violence et le manque de moyens, les bases d’un enseignement ont pu être mis en place. Les enseignants s’adressent à des locuteurs du kurde, une partie d’entre eux ont déjà eu une formation en kurde. Ce contexte représente un atout réel qui mène à élaborer la didactique. Une importance égale est accordée à la fonction centrale de l’enseignement dans la valorisation de la littérature orale et sa pratique, l’appropriation et la revitalisation de la langue, mais également la transmission des valeurs et le maintien de l’identité culturelle.
Ces deux exemples peuvent intéresser à bien des égards les chercheurs et les enseignants dans le cadre des études de la littérature orale. Cette expérience, qui n’a que dix ans, est naturellement confrontée à de nombreux problèmes et incertitudes. Malgré quelques différences programmatiques et méthodologiques, la rencontre avec les spécialistes d’études similaires à travers le monde permettra de développer et d’élargir cette expérience.
En particulier, la fondation d’un institut de folklore au Rojava se situe dans la logique de promouvoir des politiques de recherche et de formation dans un cadre spécialisé dans le domaine. L’un des objectifs sera de répertorier ces études et de coopérer avec des institutions comparables dans le monde.
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Sites Internet :
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- Mardin Artuklu Üniversitesi [Université de Mardin Artuklu] https://obs.artuklu.edu.tr/oibs/bologna/index.aspx?lang=tr&curOp=showPac&curUnit=4&curSunit=300#
- Institut Kurde de Paris : https://www.institutkurde.org/
- Weqfa Mezopotamyayê [Fondation de Mésopotamie] : https://www.wmezopotamyaye.org/ku/d/wesan/26-folklor-u-ziman-5.html
Notes:
1 Pour plus d’informations à ce sujet en français, voir : https://www.institutkurde.org/ ; Emir Djeladet Bedir Khan et Roger Lescot, 1970 ; Joyce Blau et Veysi Barak, 1999 ; Joyce Blau, 2000.
2 Pour plus d’information sur cette partie, voir les deux articles mentionnés sur les sites :
3 Pour une étude récente sur le dengbéj, voir W. Hamelink, 2016.
4 https://www.wmezopotamyaye.org/ku/d/wesan/26-folklor-u-ziman-5.html
5 https://obs.artuklu.edu.tr/oibs/bologna/index.aspx?lang=tr&curOp=showPac&curUnit=4&curSunit=300#
6 Les collectes les plus volumineuses et les plus importantes sont celles réalisées par Alexander Auguste Jaba (1801-1894) dans les années 1850. Pour un exemple de traduction française d’un ouvrage de cette collection, voir Mahmoud Bayazidi, 2015. Pour une étude en kurde plus détaillée sur ce sujet, voir Mustafa Öztürk, 2017.
7 Par exemple, Current Folklore Theories de Richard Dorson a été traduit de l’anglais vers le kurde/kurmandji par Necat Keskin (Dorson, 2017).
8 Z. Yıldırımçakar, S. Çakar & Ş. Guzel, 2021 ; Z. Yıldırımçakar, S. Çakar & Ş. Guzel, 2021.
9 Pour une étude récente sur la relation entre le folklore kurde et l’identité nationale kurde, voir Pertev, 2018.
10 La première année, 500 étudiants se sont inscrits, majoritairement des femmes. À l’époque, il fallait former des enseignants pour assurer l’enseignement du kurde à 45 000 élèves dans la région.
11 En tant que membre fondatrice, j’ai participé à la préparation des matières d’enseignement et à la planification des formations en histoire, en grammaire et plus spécialement en littérature kurde.
12 Une aide précieuse nous a été envoyée par nos collègues kurdes de Turquie, clandestinement : des revues littéraires, des romans et des recueils édités de littérature orale.