Pour un enseignement spécialisé de la littérature orale : réflexions conclusives

 

Ursula Baumgardt

Professeure des universités, Inalco – Plidam

 

 

Résumé

La littérature orale est un moyen important permettant la transmission des langues, des identités et des valeurs culturelles. Dans de très nombreuses cultures et pour des raisons complexes, la transmission de la littérature orale recule. Face à cette situation, l’enseignement devient crucial. Or, de nombreux obstacles s’opposent à l’enseignement intégré de la littérature orale en tant que discipline. À travers l’exemple des cursus universitaires dans plusieurs pays francophones de l’Afrique occidentale, cet article tente d’en évaluer l’un des risques majeurs, qui est la mise en place d’une dynamique négative : perte de connaissances culturelles attestées, mais assimilation insuffisante de contenus culturels nouveaux. Sous forme de conclusion prospective, l’article est un appel à la reconnaissance, à l’enseignement et au développement de l’oralité, notamment dans l’enseignement supérieur : un enjeu majeur est d’empêcher la constitution progressive d’un vide culturel.

Mots-clés

Transmission ; langues africaines ; identité culturelle ; littérature orale ; enseigne­ment universitaire ; franco­phonie ; Afrique occidentale

 

Abstract

Towards a special teaching method for Oral Literature: Prospective Conclusions—Oral literature is an important vehicle for the transmission of lan­guages, identities, and cultural values. In many cultures, and for complex reasons, the transmission of oral literature is diminishing. In the face of this situation, teaching becomes crucial. A number of obstacles hinder the systematic teaching of oral literature as a discipline, however. Drawing on examples curricula from several francophone West African universities, this article seeks to evaluate a major risk: the establishment of a negative dynamic in which existing cultural knowledge is objectively lost, while new cultural content is also inadequately assimilated. Adopting the form of a prospective conclusion, this article represents a call for the recognition, teaching, and development of orality, particularly in higher education. The most important purpose is to prevent the gradual spread of a cultural vacuum.

Key words

Transmission, African languages, cultural identity, oral literature, university teaching, francophone, West Africa

 

 

Introduction

Cet article participe des réflexions collégiales menées dans une pers­pective transversale, méthodologique et théorique concernant le Master Oralité de l’Inalco, les projets de recherche « Encyclopédie des littéra­tures en langues africaines » (Ellaf) et « Oralités du monde » (Odm1), de même que la préparation de la Journée d’Études qui a eu lieu le 15 octobre 2019 à l’Inalco. Je voudrais faire de ma contribution une conclusion pros­pective, un appel à la reconnaissance, à l’enseignement et au développe­ment de l’oralité, notamment dans l’enseignement supérieur.

Une telle démarche reste nécessaire, car malgré les efforts entrepris à plusieurs niveaux et malgré les résultats obtenus par une recherche dyna­mique, l’enseignement de la littérature orale n’est pas – encore – une pra­tique pédagogique et scientifique courante2. Je me réfère ici à plusieurs pays francophones de l’Afrique de l’Ouest pour illustrer quelques-uns des obstacles à l’enseignement universitaire de cette discipline. Ces exemples ne sont pas isolés et ne peuvent évidemment pas être abordés en termes de « stigmatisation ». Cependant, ils sont représentatifs de difficultés plus générales auxquelles est confronté l’enseignement de la littérature orale. Or, ce dernier devrait se situer dans une approche positive, innovante et dynamique du domaine.

En effet, les enjeux liés à l’enseignement et au développement de la littérature orale sont nombreux et dépassent la simple défense d’un « patrimoine en voie de disparition ». Ainsi, les risques et les conséquences néfastes d’une politique en défaveur de l’oralité soulignent quelques-uns des enjeux socioculturels concernant son enseignement.

Jean Derive rappelle à juste titre la charge implicitement ethnocentrée dans la dénomination « littérature orale » dans le chapitre introductif du présent numéro. J’utilise le terme malgré ces réserves que je partage, dans une perspective de politique culturelle et scientifique pour désigner un objet protéiforme difficilement perceptible et désigné par une terminologie déroutante et divergente, par folklore, littérature populaire, orature ou aurature, entre autres. Cette situation contribue à fragmenter voire à éclater le domaine. Or, il me semble nécessaire de définir l’objet en tant qu’ex­pression spécifique, caractérisée par une extraordinaire diversité.

1.        Une recherche dynamique

L’Afrique de l’Ouest a élaboré une réelle tradition de recherche en ora­lité. Cette recherche est organisée dans différents pays par les centres inter­nationaux comme l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) à Dakar et les deux autres universités sénégalaises, à Ziguinchor et à Saint-Louis ; le Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale (CELHTO), à Niamey ; le Centre international de recherche et de docu­mentation sur les traditions et les langues africaines (CERDOTOLA) à Yaoundé et l’École normale supérieure (ENS) à Maroua ; le Groupe de recherches sur la tradition orale (GRTO), à Abidjan ; l’université de Ouagadougou, ou le Laboratoire universitaire de la tradition orale et des dynamiques contemporaines, à Libreville. La liste n’est pas exhaustive.

D’éminents spécialistes de la littérature orale ont appartenu à ces insti­tutions, parmi lesquels Amadou Hampâté Bâ, Diouldé Laya, Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng. Les universités comptent de nombreux cher­cheurs. Je ne pourrai citer que quelques noms : Amade Faye, Ibrahima Wane, Abdoulaye Keïta, Amadou Sow, Oumar Ndiaye, Alpha Oumarou Ba, Mamoussé Diagne (au Sénégal) ; Sié Alain Kam, Alain Sanou (au Burkina Faso) ; Fatimata Mounkaila, Ibrahima Yahaya (au Niger) ; Angèle Ondo, Léa Zame et Marlène Milébou (au Gabon). Plusieurs d’entre eux se situent dans la continuité des recherches de Geneviève Calame-Griaule3 ou de Jean Derive4.

1.1.       Fonctions essentielles de la littérature orale

Ici, je ne retiens que les fonctions qui reposent sur la modalité de com­munication et sur la nature de la parole dont je rappelle la pratique en sim­plifiant légèrement la présentation. Indépendamment de l’organisation sociale, les performances de littérature orale ont toujours lieu en contexte de communi­cation directe et non médiatisée. Ces performances se dérou­lent souvent dans la sphère familiale et à des occasions diverses : les céré­monies (naissance, baptême, mariage, deuil, etc.), les travaux quotidiens (piler, moudre du grain) et les veillées. Dans ce cas, ce sont généralement les femmes qui produisent les textes. Elles transmettent l’art verbal aux enfants de la famille élargie et plus particulièrement aux filles. Celles-ci acquièrent ainsi une culture de l’oralité de façon non institutionnalisée. Les garçons, quant à eux, partagent ces séances jusqu’à un certain âge et assis­tent par la suite aux manifestations réservées plutôt aux hommes.

Au cours de ces performances, qui sont plus ou moins régulières, la langue, la littérature et avec elles les valeurs culturelles sont transmises. Les performances en contexte d’oralité créent en même temps du lien social. Ce sont ces occasions et les pratiques langagières relevant de l’ora­lité qui, tout en renforçant le lien social, assurent la transmission des langues africaines, des littératures et des valeurs culturelles qu’elles expri­ment. De ce point de vue, l’oralité a des fonctions sociales structurantes. Par ailleurs, en contexte d’oralité vivante et dynamique, la fréquence et la régularité des performances contribuent à diversifier et à moduler les points de vue. En effet, l’oralité ne fonctionne pas comme un ensemble rigide, elle ne produit pas une idéologie unique, monolithique ou prescrip­tive, comme on le laisse parfois entendre.

Au contraire, elle est complexe, plurielle et en mouvement. Cette réalité est illustrée par les veillées de contes ou par les répertoires de conteurs, pour ne citer que ces références. Ainsi, un conte seul ne fait pas « loi », il est modulé, contredit, différencié par d’autres qui sont dits dans la même séance ou dans d’autres séances. De même, un proverbe n’est pas utilisé seul : il participe d’une situation d’énonciation spécifique et s’inscrit dans un contexte culturel complexe5. Pour que le répertoire, individuel et/ou familial puisse exprimer la diversité, s’entretenir, s’enrichir et se développer, il lui est nécessaire d’être pratiqué en contexte d’oralité pre­mière, i.e. de communication non médiatisée.

La littérature orale représente une richesses culturelle indéniable. Elle pose des défis considérables à l’analyse et à la théorie littéraires, quant à la production, la circulation, l’intertextualité, la variabilité et la réception, entre autres. Son importance est clairement argumentée par la recherche. Cependant, dans la pratique culturelle, plusieurs facteurs perturbent le bon fonctionnement de l’oralité.

1.2.       Facteurs perturbant le fonctionnement de l’oralité

Je ne mentionnerai que les facteurs les plus saillants.

Dans de nombreuses sociétés africaines, en raison de l’exode rural et de l’urbanisation rapide, les structures familiales se transforment profondé­ment, la famille nucléaire ayant tendance à remplacer la famille élargie. De même, la scolarisation a tendance à éloigner les enfants du contexte familial.

Pour ces raisons, les occasions de réaliser des performances de littéra­ture orale se raréfient. La littérature orale s’en retrouve affaiblie, car la transmission en contexte d’oralité est perturbée voire interrompue. Cette réalité est parfois présentée comme s’il s’agissait de la disparition lente et inévitable de la littérature orale, qui serait inhérente à la mort inexorable de l’ancien, comme s’il s’agissait du remplacement de la « tradition » par la « modernité ».

Or, ces changements ne sont pas une fatalité. Au contraire, dans un con­texte où la transmission de la littérature orale est perturbée, deux niveaux d’action sont envisageables pour atténuer l’impact négatif du processus : agir en faveur de la transmission, et travailler de manière concomitante et complémentaire sur son enseignement – qui a une importance accrue dans ces conditions. Pourtant, à ma connaissance, il n’existe pour ce qui con­cerne l’Afrique francophone que peu de recherches sur l’enseignement de la littérature orale en tant que matière6. En effet, la littérature orale et/ou les langues africaines sont abordées en termes de ressources à mobiliser, non pas pour elles-mêmes, mais pour « une exploitation efficiente de la littérature orale dans l’enseignement-apprentissage du français » (Sawadogo, 2005 : 31). Cette approche renvoie au programme « École et langues nationales » (Elan), initié par l’Organisation internationale de la francophonie (Oif7) :

« Le programme Elan-Afrique a été mis en place dès 2011 pour promou­voir dans les pays partenaires du programme l’usage conjoint des langues africaines et de la langue française afin d’améliorer la qualité et l’efficacité de l’enseignement primaire en Afrique subsaharienne francophone ».

Il faut expliciter ici que les langues africaines, elles, ne sont en général pas enseignées. Quant au volume African Oral Literature and Education. Interactions and Intersections édité par Daniela Merolla (2016), il s’agit d’un recueil d’articles non focalisés sur l’enseignement, mais plutôt sur la valeur éducative de la littérature orale.

On est dans une situation paradoxale. L’importance du domaine est dé­finie et reconnue8, des ressources existent et peuvent être développées, mais il faut reconnaître l’évidence : l’enseignement de la littérature orale et des langues, dans lesquelles elle s’exprime, est largement absent du débat scientifique. Ici, se pose la question de déterminer les obstacles que ren­contre l’enseignement intégré de la littérature orale dans un cursus disci­plinaire autonome9, complet et diplômant.

2.        Obstacles à l’enseignement intégré de la littérature orale

Dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, ces obstacles relè­vent essentiellement des choix politiques en matière de culture, d’éduca­tion et de recherche. À ces facteurs s’ajoute un manque important de moyens.

2.1.       Langues minorées, langues et oralités dépréciées

Les choix politiques ont un impact direct sur le statut des langues afri­caines10 : elles sont en général des langues minorées, non officielles et non enseignées.

Minorées, les langues africaines sont dépréciées à deux niveaux au moins. À un premier niveau, il s’agit d’un point de vue « extérieur » : les langues africaines sont définies, dans les cas de l’Afrique « francophone », dans une comparaison permanente à la langue internationale, ancienne­ment coloniale et dans cette fonction, à l’époque, prétendument la seule à assurer l’accès à la « civilisation ». Une telle perception se manifeste sous de multiples variations ayant comme élément commun l’idée que les langues africaines « orales » souffriraient d’un « déficit culturel ». Ce point de vue s’exprime dans les politiques linguistiques mises en place après les indépendances. Ainsi, la dépréciation initialement venue de l’ex­térieur, se retrouve à l’intérieur, dans les pays africains eux-mêmes, vic­times d’une certaine aliénation culturelle, provoquant des hiérarchies sociales nouvelles fondées sur le critère linguistique.

Quelles en sont les conséquences pour les locuteurs eux-mêmes ? À ma connaissance, il n’existe pas d’étude approfondie consacrée spécifique­ment à cette question. Cependant, on peut formuler l’hypothèse qu’un tel faisceau d’idées dévalorisantes laisse des traces à tous les niveaux. Il semble fonder certaines représentations que se font les locuteurs de leurs langues. En effet, il n’est pas improbable que ces idées aient des répercus­sions sur l’adhésion des locuteurs à leurs langues, sans que celles-ci ne soient situées explicitement dans un rapport hiérarchique à la langue offi­cielle de référence qui fait « autorité ». Il se peut qu’au fond s’opère un mouvement difficilement perceptible, une érosion culturelle qui a des répercussions profondes sur les locuteurs dans leur subjectivité : si ces langues sont dépréciées, dévalorisées et niées dans leur essence, les locu­teurs sont probablement amenés à prendre une certaine distance affective par rapport à elles et ont alors tendance à les parler moins aisément. Cette tendance est sans doute renforcée par le fait que, dans les pays franco­phones, les enfants locuteurs de langues africaines apprennent, encore ac­tuellement, à lire et à écrire souvent dans une langue qu’ils ne parlent pas ou imparfaitement. Dans cette situation, les enfants font l’expérience d’ap­prendre quelque chose qui débouche sur quelque chose d’autre, qui ne leur est pas forcément compréhensible.

Or, c’est ici que convergent les conséquences néfastes d’une minorisa­tion des langues, car elles affectent directement l’oralité. En effet, les per­formances en contexte de communication directe sont la condition sine qua non de l’existence même de la littérature orale, que celle-ci soit fixée, pérennisée ou « modernisée » sous forme d’oralité seconde ou de néo-oralité : l’oralité ne vit que dans et à travers la pratique. Or, le plaisir potentiel partagé par l’énonciateur et le public est induit par les ressources dont dispose l’oralité : l’utilisation spécifique de certains procédés stylis­tiques (allitération, rythme, jeu de mots, onomatopées, modulation de la voix, mimique, gestuelle, accompagnement musical, interactions directes avec le public) sont autant de niveaux d’expressivité et de créativité réelles. Car, en oralité, pour que l’énonciateur soit écouté, il doit être présent et surtout adhérer entièrement à son discours au moment où il le produit11.

La dévalorisation des langues a des répercussions inévitables sur l’ora­lité. Elle agit contre cette forme d’expression culturelle qu’elle « définit » par des séries de « déficits » : « absence d’écriture, de création, de valeur culturelle », expression de la « tradition12 ».

2.2.       Catégorisation : oralité « première » et « seconde », « néo-oralité »

Dans un tel contexte d’enchevêtrement d’affirmations non fondées, de présupposés et de points de vue erronés, la définition des différentes catégories de l’oralité reste utile. Certains chercheurs proposent des idées nouvelles, mais sans une analyse préalable et approfondie du fonc­tionnement de l’oralité. Par exemple, on peut concevoir que l’apparition des « nouveaux médias » est l’incarnation de la « modernité » et qu’ils sont le moyen de « sauver » l’oralité (Cheikh Sakho, 2017 : 49-56). Or, de telles options risquent de remettre en cause les fondements mêmes de l’oralité, la communication non médiatisée, et elles contribuent ainsi en fait à l’affaiblir encore davantage, sans que les auteurs en aient l’intention. Cette question nécessite un débat scientifique dont participe la discussion termi­nologique.

Il est généralement admis que le terme « oralité première » désigne les œuvres produites en contexte de communication directe, en présence du ou des énonciateur/s et du public, i.e. en situation de « performance », à l’oc­casion de cérémonies, de rituels ou de fêtes, entre autres, mais toujours dans un cadre social. En revanche, les termes d’« oralité seconde13» ou d’« oralité médiatisée » désignent les textes collectés en contexte d’oralité et fixés sur différents supports : les enregistrements audio et audio-visuels, la transcription et l’édition des textes, fidèles aux textes recueillis. Ainsi, l’oralité seconde, tout en utilisant la langue d’origine, rend possible la cir­culation des textes en dehors de leur contexte de production, de même que leur analyse. Cependant, une certaine ambiguïté peut se construire à propos du terme que j’emploie, « oralité médiatisée », car il peut renvoyer en fait à l’utilisation des médias de grande diffusion. Or, en « oralité seconde », la parole « médiatisée » se distingue de la parole « immatérielle » seule­ment parce qu’elle est fixée sur un support par l’enregistrement et la transcription.

Quant à la néo-oralité, Geneviève Calame-Griaule (1991) s’est inté­ressée au mouvement des « néo-conteurs » en France. La définition de la « néo-oralité » concerne des textes inspirés de l’oralité et transposés dans d’autres contextes de réalisation que ceux de l’oralité première : concerts, festivals, séances de contage, émissions en direct à la radio ou à la télévi­sion, production de disques, etc. Ces manifestations impliquent souvent la traduction14 des textes originaux en version monolingue.

2.3.       Enseigner une réalité culturelle fondamentale, méconnue et méprisée

Face à des politiques publiques défavorables et face à la difficulté de consolider la discipline, faire vivre un enseignement de la littérature orale est un réel exploit. En effet, l’enseignement de la littérature orale dans les universités de l’Afrique francophone rencontre de nombreuses difficultés. Ainsi, confrontés à des manques de moyens et malgré les efforts et l’enga­gement de nombreux universitaires dans les pays concernés, les enseigne­ments – s’ils existent – portant sur la littérature orale sont souvent associés à des cursus de littérature française ou francophone.

Le contexte peu propice au développement de l’oralité et de la litté­rature orale pose des questions cruciales : comment envisager d’enseigner des contenus qui, socialement, ne sont pas reconnus ? En effet, pour apprendre, que ce soit à l’école primaire ou dans le supérieur, un minimum de désir est nécessaire. Le vecteur peut être l’envie de savoir et de découvrir du nouveau, l’identification à un modèle ou, au contraire, la prise de distance avec ce qui est connu, par exemple. Pour que la littérature orale puisse être enseignée valablement, la condition minimale est que l’oralité puisse être perçue comme pertinente, importante, incarnant des valeurs culturelles et porteuses d’avenir.

La revalorisation de la littérature orale est dans ce cas une condition incontournable pour son enseignement. Seule une politique culturelle volontariste peut contribuer à inverser la dynamique négative mise en place et à en installer une autre, positive, qui définisse les fonctions fondamen­tales de l’oralité. Minimiser et négliger cette nécessité peut avoir des con­séquences socioculturelles néfastes et comporter des risques importants.

3.        L’absence de l’enseignement et ses conséquences : un vide culturel

Nous venons d’identifier quelques éléments du faisceau de facteurs agissant contre les langues, contre la littérature orale et contre son ensei­gnement : perturbation de la transmission, dévalorisation des langues minorées, méconnaissance, voire mépris de l’oralité. Ces facteurs opèrent à tous ces niveaux et ils sont d’une « efficacité » redoutable. En effet, l’un des risques majeurs de cette dynamique négative est le suivant : les fon­dements culturels des sociétés sont minés, depuis la colonisation et certai­nement encore plus depuis les indépendances : de ce fait, la présence de la langue française et le recul des langues africaines s’accentuent, malgré de sérieux efforts pour en assurer l’enseignement. Le corrélat inévitable en est un conflit tragique entre le modèle externe qui reste inaccessible, et la dé­valorisation radicale de la réalité culturelle interne. Le risque engendré par cette dynamique négative est l’érosion et la disparition des valeurs cultu­relles incarnées par les sociétés africaines15.

Le mécanisme suivant se met en place : les langues et les littératures produites dans ces langues sont moins bien connues des locuteurs. Or, leur pouvoir structurant est attesté. En même temps, la langue et les contenus culturels enseignés en français sont difficiles d’accès. Leur connaissance reste livresque, abstraite, non vérifiée.

La convergence des deux phénomènes aboutit à une spirale descen­dante, à une perte progressive de savoirs structurants et de contenus cultu­rels. Le terme de « vide » n’est pas utilisé ici dans le sens que lui donnait la colonisation, mais comme le résultat d’un processus conjuguant pertur­bation voire perte de la transmission et la quasi-inexistence de l’enseigne­ment. C’est dans ce sens que l’emploie Lucy Mushita (2018), qui constate que « les jeunes Africains d’aujourd’hui savent très peu de choses de leur patrimoine traditionnel. » et elle poursuit :

« la littérature orale traditionnelle disparaît de notre scène culturelle. Quand j’étais jeune – dans le petit village de Rhodésie du Sud, l’actuel Zimbabwe, où j’ai grandi au temps de l’apartheid – j’ai vu mon identité et mes besoins culturels être nourris de la littérature transmise par les anciens à travers les histoires qu’ils nous contaient à la nuit tombée. Mêlant théâtre, chant et danse communautaires, ces ‘cours’ ont complété notre éducation formelle. » (…) « notre jeunesse est déconnectée à la fois de notre tradition et des œuvres des auteurs et penseurs contemporains africains ».

4.        Enjeux socioculturels de l’enseignement de la littérature orale

Si l’analyse ci-dessus est juste, les enjeux socioculturels majeurs de l’enseignement de la littérature orale portent sur les risques engendrés par le vide culturel provoqué, entre autres, par la dépréciation des langues afri­caines et de l’oralité.

Dans un tel contexte, l’Unesco recommande de promouvoir les cultures locales, dont l’oralité, qui peuvent « combler le vide culturel et psychologique ressenti par une partie de la jeunesse autochtone16». La déclaration de l’Unesco (2005)17 préconisant la sauvegarde de la diversité culturelle est reprise par l’Union Européenne dans la Déclaration de Bruxelles en 2009 (M. Kühner, 2012 : 12).

Mis ainsi en perspective, l’enseignement de la littérature orale à l’uni­versité et la recherche dans le domaine sont une urgence et prennent toute leur importance : ils doivent être poursuivis et développés, car ils peuvent aider à pallier les dangers d’un vide culturel et à agir pour la réhabilitation de la littérature orale. Ceci passe par des politiques scientifiques mieux appropriées, des moyens mobilisés et des approches critiques approfon­dies. Ainsi, un changement de perspective semble indispensable. Il s’agit de remettre en cause la perception de la littérature orale à partir de la seule littérature francophone ou, plus généralement, écrite en langues euro­péennes. De même, il est nécessaire d’interroger une politique scientifique qui finance des recherches sur des « langues en danger » et appartenant au patrimoine mourant. Ce faisant, cette recherche se mobilise-t-elle pour soutenir le patrimoine verbal luttant pour sa survie et son développement ?

5.        Perspectives

Il ne s’agit pas de dresser une liste de « recettes », mais simplement d’indiquer quelques pistes à partir des difficultés repérées pour appré­hender des objectifs nouveaux.

La réflexion pédagogique devrait être renouvelée et prendre en consi­dération, par exemple, certaines approches du local learning18 qui a pour objectif d’éviter toute discrimination. Un tel objectif de l’enseignement abordé en termes politiques et démocratiques permet de problématiser le fait qu’on établisse des hiérarchies « de valeur » entre langues et modalités d’expression littéraires. Dans ce cas, il devient désormais envisageable d’explorer des alternatives écartées jusqu’ici sans discussion et de manière dogmatique. Il importe de réexaminer les articulations entre transmission et enseignement, non en termes d’exclusion mais de complémentarité : comment créer les conditions pour maintenir et consolider le fonctionne­ment des textes oraux, pour favoriser la pratique de la littérature orale et pour la valoriser ; selon quelles modalités peut être expérimentée l’intro­duction de l’oralité dans l’enseignement ?

La recherche se trouve devant des défis nouveaux : elle est appelée à définir l’oralité par rapport à la littérature écrite non plus seulement en langues européennes, mais également dans les langues africaines, ce qui permet un changement de point de vue. Le développement d’approches transversales favorise l’intégration des réflexions méthodologiques sur l’enseignement de la littérature orale élaborées dans d’autres aires cultu­relles19. De même, une réflexion concertée sur l’enseignement en contexte plurilingue, ailleurs qu’en Afrique, permet de décloisonner la recherche pour appréhender les réalités sociolinguistiques de manière plus ouverte. Par ailleurs, une priorité est de mieux articuler la recherche et l’enseigne­ment : mener la recherche pour l’enseignement et répondre aux question­nements soulevés par l’enseignement d’un côté, et impulser de nouvelles pratiques pédagogiques, de l’autre. Ainsi, si elle est résolument transver­sale et pluridisciplinaire, la recherche permet d’intégrer l’élaboration de matériaux d’enseignement des langues à partir des textes littéraires ; les méthodes existent, elles impliquent une coopération étroite entre la littéra­ture, la linguistique et le traitement automatique des langues. La conver­gence des deux composantes améliore les conditions pour l’enseignement de la littérature orale et prépare de réelles retombées pour les sociétés con­cernées20.

Dans le contexte d’urgence pour l’enseignement de la littérature orale à l’université, il fait sens d’interroger la volonté politique des gouverne­ments en faveur de la défense d’un enseignement plurilingue et inclusif et pour sa mise en œuvre. Une éventuelle objection en termes de « moyens insuffisants » ne serait aucunement convaincante. En effet, à titre de com­paraison, les choix pédagogiques et scientifiques opérés à l’université du Rojava à Qamişlo fondée en 2016 sont très significatifs : comme le précise Gulistan Sido (2020), le Département de langue et littérature kurde intègre d’emblée l’oralité dans le cursus. Ce choix témoigne de la détermination et de la volonté politique d’assurer l’équité des deux modalités d’expres­sion littéraire, et ceci dans les conditions et le contexte extrêmement diffi­ciles du Nord de la Syrie21.

Conclusion

Si l’on prend en considération les ressources et les compétences qui peuvent être réunies, et malgré quelques difficultés, dans les pays franco­phones de l’Afrique de l’Ouest, les conditions pour l’enseignement intégré et spécialisé de la littérature orale dans une perspective transversale, méthodologique, théorique et en tant que discipline sont bonnes. Il est ainsi possible d’articuler sa transmission et son enseignement, en mobilisant une réflexion pluridisciplinaire constructive et créative. L’une des priorités est certainement de fédérer tous les efforts de l’enseignement et de la recherche au service du soutien et de la réhabilitation de la littérature orale. C’est à cette condition que la richesse culturelle représentée par la littéra­ture orale dans les langues africaines peut être mieux comprise et investie positivement par les locuteurs, au lieu qu’elle ne soit dénoncée comme un frein au développement. La solidité des cultures et des valeurs qu’elles ex­priment sont des facteurs déterminants pour l’équilibre des sociétés con­cernées. Les choix culturels et la mise en œuvre d’une politique d’ensei­gnement et de recherche en faveur de la littérature orale sont une urgence. Laisser entendre ou affirmer le contraire consisterait à valider le statu quo. Or, étant donné les risques de déstabilisation culturelles majeures, une telle attitude ferait preuve d’une absence flagrante de clairvoyance politique.

 

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    • Unesco, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (Pci), 2003 : https://ich.unesco.org/fr/convention
    • Unesco, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Paris, 20 octobre 2005 : http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/cultural-expressions/the-convention/convention-text/.
    • Unesco, Symposium Identités autochtones : paroles, écrits et nouvelles technologies, 15-18 mai 2001 : http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001590/159063f.pdf.

Sites Internet :

 

 


 

 

Notes:

1  Les deux projets de recherche ont développé chacun un site internet, respective­ment http://ellaf.huma-num.fr/ et https://oralites-du-monde.huma-num.fr/.

2  Pour la définition de « littérature orale », je me réfère à Baumgardt et Derive (dir.), 2008, Baumgardt (dir.), 2014, p. 5 et au Dictionnaire des concepts, Ellaf http://ellaf.huma-num.fr/. En ce qui concerne l’Europe, le Master Oralité de l’Inalco est la seule formation disciplinaire intégrée comprenant les niveaux M1 et M2 et pouvant mener au doctorat.

3  Geneviève Calame-Griaule, 1965 et 1970 ; Ursula Baumgardt, 2019.

4  Jean Derive, 1987 et 2012 ; Alain Sanou, 2015.

5  Voir Jean Derive (2023), qui présente ce fonctionnement dans un recueil de proverbes ; voir également, dans ce numéro, l’article de Marie-Rose Abomo-Maurin.

6  À ce propos, on signalera comme une exception concernant l’Amérique du Nord, l’ouvrage de L. Asimeng-Boahene et M. Baffoe, 2014 ; voir aussi infra, la notion de « Local Learning », note 1, p. 101.

7  Oif, https://www.francophonie.org/enseignement-bilingue-elan-18.

8  Voir par exemple, la Déclaration de l’Unesco, en octobre 2003, sur la « Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ».

9  Très souvent, les enseignements portant sur la littérature orale sont dépendants des cursus de littérature française, francophone ou comparée.

10  Voir pour un aperçu sur les langues africaines et leur statut, Henry Tourneux, Dictionnaire des concepts sur le site d’Ellaf.

11  Goggo Addi a exprimé clairement ce ressenti : elle était une conteuse heureuse et aimait conter quand elle n’avait pas de soucis matériels ou relationnels (U. Baumgardt, 2000 : 25-42).

12  Voir à ce sujet, par exemple, le n° 1 de Revue des oralités du monde.

13  W. J. Ong (1982, 1989) ; P. Zumthor (1983).

14  Différentes formes de néo-oralité, médiatisée ou produite en présence de l’énonciateur et du public sont analysées par Marlène Milébou-Njavé, 2016, à propos du répertoire du conteur et chanteur gabonais Brice Senah Ambenga.

15  À ce propos, on signalera comme une exception l’ouvrage de L. Asimeng-Boahene et M. Baffoe, 2014. Les auteurs réfléchissent à l’inclusion de la littérature orale africaine dans l’enseignement en Amérique du Nord.

16  Symposium de l’Unesco, Identités autochtones: paroles, écrits et nouvelles technologies, 15 – 18 mai 2001 :  http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001590/159063f.pdf

17  UNESCO, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Paris, 20 octobre 2005 : http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/cultural-expressions/the-convention/convention-text/

18  « Local Learning does not and shall not discriminate on the basis of race, color, religion (creed), gender, gender expression, age, national origin (ancestry), disability, marital status, sexual orientation, or military status in any of its activities or operations », Selina Morales (ed.), 2020, Journal of Folklore and Education, p. ii. www.locallearningnetwork.org

19  Voir, par exemple, Journal for Folklore and Education, note 18.

20  Il s’agit de réels apports de la recherche, non « retombées sociétales », exigence définie comme objectifs dans des projets de recherche financés; cette définition est des plus imprécises.

21  Voir pour plus de détails l’article de Ramazan Pertev et Gulistan Sido dans ce numéro.

Le proverbe dans l’enseignement de la littérature orale, réflexions méthodologiques à partir d’exemples bulu (Cameroun)

 

Marie-Rose Abomo-Maurin

Enseignante honoraire, université de Yaoundé 1 (Cameroun)

 

 

Résumé

Le proverbe est généralement reconnu comme un genre de la littérature orale ex­primant la sagesse. Cependant, il est moins enseigné que d’autres genres, notam­ment le conte. Dans une perspective méthodologique et à partir de quelques exemples bulu (Cameroun), cet article interroge l’intérêt du proverbe pour l’en­seignement de la littérature orale. Son usage est peu réglementé, il peut être cité dans des conversations de différents ordres, ce qui facilite l’observation des pratiques langagières en contexte d’oralité. L’expression métaphorique permet une approche critique voire satirique de la réalité socioculturelle. Ses fonctions sont explicitées à travers les pratiques culturelles qui le valorisent dans des cadres spécifiques, les assemblées communautaires. L’étude du proverbe permet d’as­socier l’observation des pratiques socioculturelles et celle des textes.

Mots-clés

Proverbe, sagesse, littérature orale, ethnolinguistique, enseignement, bulu, Cameroun

 

Abstract

The Proverb in the teaching or oral literature: Methodological reflections based on examples of Bulu (Cameroon)—Proverbs are widely recognized as a literary genre that conveys wisdom. It is less taught than other genres, however, particularly compared to stories. From a methodological perspective, and based on several Bulu examples from Cameroon, this article explores the value of proverbs in the teaching of oral literature. The use of proverbs is unregulated—they can be cited in conversation of various types, which facilitates the observation of language practices on contexts of orality. Metaphorical expression allows a critical and even satirical approach to sociocultural reality. Proverbial functions are made explicit through cultural practices that promote them within specific frameworks such as community gatherings. The study of proverbs allows both the observation of sociocultural practices and textual study.

Key words

Proverb, wisdom, oral literature, ethnolinguistics, teaching, Bulu, Cameroon

 

 

Introduction

Le proverbe est généralement associé à l’expression de la sagesse dans un cadre culturel donné. Du point de vue émique, il est considéré dans la culture concernée comme un moyen d’éducation (Jean Derive, 2023).

Cette fonction pourrait le désigner comme l’un des genres de la littéra­ture orale prédestiné pour être intégré de manière privilégiée dans l’ensei­gnement. Pourtant, pour ne citer que l’exemple du Cameroun, ce n’est pas le cas. En effet, le proverbe est un genre moins souvent enseigné dans le secondaire et même dans le supérieur que d’autres genres de la littérature orale, en particulier le conte. Le proverbe poserait-il des difficultés spéci­fiques à l’enseignant/e ?

La formulation d’une hypothèse qui pourrait expliquer cette situation m’amène vers une réflexion méthodologique à propos de l’analyse du pro­verbe et de son enseignement.

1.        Hypothèse à propos de quelques difficultés dans l’enseignement des proverbes

La forme syntaxique et l’expression métaphorique nécessitent des ex­plications pointues pour accéder au sens. De même, pour comprendre le fonctionnement du proverbe dans une société donnée, il est indispensable de connaître les contextes d’utilisation et en particulier les situations d’énonciation1 : quand et où utilise-t-on un proverbe, qui parle à qui, dans quelles circonstances (rituelles, cérémonielles, informelles) et à quel sujet (Jean Derive, 20232) ? Par ailleurs, le proverbe sert l’expression de la sagesse dans le sens de valeurs culturelles. Celles-ci sont volontiers dé­finies comme étant ancrées dans le passé. Jean Mbarga (1997 : 52) cite quelques-unes des formules introductives de bon nombre de proverbes bulu et éwondo3 :

 

Bə̀vambá bə́ ngá bɔ bə́ dzó’ò nǎ

nos ancêtres disaient ceci

Bá bɔ̀ bə́ dzó’ò nǎ

on a l’habitude de dire ceci

Bə̀tàrá bə̀ngá dzó nǎ

nos pères ont dit (un dire des ancêtres)

Bə̀tàrá bə̀ngá kù ’nkàná nǎ

nos pères ont dit ce proverbe (citation de pro­verbe)

Àngasò kidí nǎ

d’autrefois, nous avons reçu (évocation de coutume ancestrale)

 

Dans cette situation et concernant l’enseignement, on peut se demander si la focalisation sur ce niveau « traditionnel » peut vraiment motiver des élèves et les étudiants jeunes attirés « naturellement » par la « modernité », à s’intéresser à un genre de la littérature orale pratiqué notoirement en premier lieu par les aînés, réputés – à tort ou à raison – conservateurs.

Cependant, une réflexion méthodologique intégrant explicitement la question de l’enseignement peut éventuellement ouvrir des perspectives nouvelles.

2.        Réflexions méthodologiques préalables

Malgré ces difficultés et en intégrant l’interrogation sur l’une des caractéristiques qui lui sont attribuées – la sagesse – le proverbe semble représenter un réel intérêt pour l’enseignement de la littérature orale. Je voudrais explorer cette hypothèse dans une perspective méthodologique innovante, en me référant au proverbe bulu4 au Cameroun.

L’approche ethnolinguistique développée par Geneviève Calame-Griaule (1970) permet une compréhension différenciée de la littérature orale. Elle attire l’attention sur la langue et les pratiques langagières.

2.1.       Langue et pratiques langagières

2.1.1.      Désignations

Un même terme, ’nkàná, désigne en bulu deux genres de la littérature orale, le « proverbe » et le « conte ».

Le verbe qui les introduit en marque cette différence essentielle qui em­pêche de se tromper. S’agissant du proverbe, on l’introduit avec le verbe :

      • ə́ kù ’nkàná, « proverbe »
      • ə́ kànə́ nkàná, « conte »

Dans le premier cas, ə́ « tomber », « choir », renvoie à l’idée d’ir­ruption, d’arrivée brutale, comme la chute d’une pierre lancée : ici ’nkàná, tomberait fortuitement. L’image de la pierre, qui tomberait au moment même où il le faut, prend tout son sens dans la mesure où le proverbe « at­territ » au milieu d’un discours. En effet, « sa forme et son contenu (…) contrastent singulièrement avec le reste du discours dans lequel il est men­tionné » (Aliou Mohamadou, in Baumgardt et Bounfour, 2004, p.1).

Ces exemples illustrent l’utilité de l’approche ethnolinguistique : l’ex­pression linguistique, ici la désignation de ce genre bref dans la langue étudiée, donne un accès direct aux représentation culturelles. En bulu, c’est l’« action » du proverbe qui est privilégiée. En effet, la parole proverbiale est considérée comme surgissant dans le discours et dans la « palabre » sur convocation d’un interlocuteur (voir infra). Ce dernier s’oblige, par l’in­sertion de la vérité qu’il énonce au moment précis de sa prise de parole, à s’ouvrir à un autre regard. Le proverbe, qu’on peut considérer dans un dis­cours (vérité A) comme une vérité B, ne « tombe » que lorsque les circons­tances le convoquent. Il est donc exclu d’assister à une récitation de ces sentences sans leur insertion dans un contexte donné, car elles exigent écoute et réplique. Une situation de litige opposant deux camps est souvent l’occasion d’une joute oratoire.

2.1.2.      Pratiques langagières

Le proverbe permet d’observer certaines pratiques langagières. Il parti­cipe ainsi aux règles qui fixent la circulation de la parole, que ce soit de manière explicite, implicite où à travers l’observation de l’usage.

Par ailleurs, dans la mesure où souvent il n’est pas employé seul, il ouvre un accès différencié à la culture. En effet, un proverbe en appelle d’autres. De ce point de vue, il peut être considéré comme un genre « bref », dans le sens où le définit Monica Zapata dans son introduction à Du bref et du court, 2020 : « Pour certains, la forme brève implique son inclusion dans une autre qui lui servirait de cadre ». Cette conception renvoie à l’articulation des énoncés entre eux, attestée dans la pratique socioculturelle (voir un exemple infra, la « palabre »).

Le niveau de la désignation et de la circulation de la parole est complété par celui de la métaphore qui donne également accès aux réalités.

2.1.3.      Métaphores

Comme la désignation, la métaphore a un intérêt pour l’enseignement. Il fait référence à la réalité :

 

Wɔ́ ó vɔ̀ɔ́ tùk óbien

la main ne peut se frotter elle-même (Yanes, Mekulu et Eyinga Essam, s.d., p. 86)5.

Wɔ́ tə́ dzù àbɔ́ŋ

le bras ne peut pas éviter le genou (id.)

Wɔ́ ’mbɔ́g ó ávàvàŋ dzǒm

une seule main ne lie pas le paquet (Vincent et Bouquiaux, 1985 : 237)6.

Wɔ́ ’mbɔ́g ó ábə́bɛ̀d à yób

une seule main ne monte pas à l’arbre (id.).

 

Par ailleurs, l’expression sous forme de métaphore facilite la mise à distance par rapport aux personnes éventuellement présentes ou connues, tout en épinglant des comportements observables. Pour cette raison, lorsqu’ils prônent des « vérités générales », les proverbes thématisent dif­férents points de vue. Ils sont ironiques, ludiques, subversifs, inscrits dans la réalité, comme l’illustrent les exemples cités (supra).

2.2.       Utilisation du proverbe et fonctions

Dans la culture bulu, le proverbe se conçoit comme une protection des générations à venir, entre autres. La mission des anciens se nourrit, en ce sens, de l’espoir de faire saisir l’essence profonde de ces avertissements afin d’éviter des erreurs de comportements. Ce dessein tente également de garder intact tout ce qui permet l’éclosion et la profération de la « bonne parole », c’est-à-dire l’adéquation entre le verbe et son usage. Cette adé­quation n’est pas innée mais apprise (Ossama, 1982 : 3-4).

L’un des lieux d’apprentissage par excellence du proverbe est la « palabre », traduction à connotation péjorative des « assemblées coutumières ».

2.2.1.      Assemblées coutumières et « palabres »

Dans la société bulu comme dans des sociétés culturellement proches, les assemblées coutumières restent une pratique socioculturelle vivante qui réunit, en fonction de l’occasion, différents groupes sociaux. En effet, dans le passé, des sociétés secrètes d’initiés se retrouvaient dans la case du lignage, pratique qui est actuellement abandonnée. En dehors de ces réu­nions, les assemblées dont les dates ne sont pas fixées à l’avance se tien­nent dès que se présente une situation à examiner. Pour ce qui concerne les réjouissances, tous les habitants participent aux réunions. En revanche, les cas litigieux exigent la présence d’une catégorie sociale précise, surtout celle des aînés dont l’expérience légitime la prise de parole.

Le proverbe est donc très utilisé dans les grandes assemblées : à l’oc­casion de deuils et lors de rassemblements divers7. La « palabre » devient en effet une performance8 par le choix des mots que portent les sentences convoquées, grâce à l’éloquence, à l’attitude physique et à la théâtralisa­tion du moment. Un proverbe, dans ces circonstances, ne peut s’énoncer comme une parole banale. Il s’entoure d’un ensemble de précautions d’usage en aménageant des temps de silence, en marchant lentement, le regard fixé sur un objet ou une personne. On distingue parmi les orateurs, les professionnels de ceux qui interviennent occasionnellement. On exige d’eux la même éloquence, le même enfilement de proverbes percutants, la même connaissance de l’être et de son environnement. Ils ne peuvent manquer d’aller puiser dans le patrimoine commun.

Ainsi, le cadre dans lequel surgit le proverbe reste celui du dialogue, de l’interlocution. Il impose l’immédiateté du proverbe-réplique. Ces situa­tions amènent par moments des joutes oratoires. Et puisque l’éclosion de la parole proverbiale est instantanée, spontanée, elle ne peut être assimilée à « un outil neutre, passif, abstrait ; chaque parole pose et situe son locuteur et son auditeur » (Maurier, 1985, p.155). Dans le cadre d’un procès, au moment de la « palabre », ou quand siège le tribunal coutumier, se distin­guent des proverbes d’accusation qui donnent lieu à ceux de défense.

2.2.2.      Proverbes en performance

Les assises communautaires s’illustrent comme le moment idéal de pro­duction proverbiale. En effet, elles proposent un cadre propice à l’énoncia­tion de sentences en réunissant orateurs et public. Les proverbes, en ces circonstances, ont pour but de décrire des situations dont les exemples frap­pent les esprits, afin de mieux caractériser et qualifier celle qui constitue la raison du rassemblement. Ainsi, alors qu’on veut insister sur le devoir d’union, d’unité et d’entraide au sein de la famille ou de la communauté, il n’est pas rare qu’on cite des proverbes rappelant les membres du corps humain – et leur complémentarité.

Lorsqu’on débat d’une situation, d’un problème, l’« orateur » zòmòlóò, en énonçant un proverbe, laisse « tomber une pierre » qui apparaît dans un premier temps comme hors propos. Or, c’est ce proverbe qui doit amener à une bonne réflexion, à une pensée qui légitime la rencontre. Ainsi, l’« orateur » zòmòlóò, remplit une fonction complémentaire, celle d’aboutir à la résolution du problème débattu.

2.2.2.1       École du proverbe

L’utilisation du proverbe et son fonctionnement dans la communication courante ou plus formalisée (« palabre ») indiquent qu’il existe une véritable « école du proverbe ». Cette école a pour objectif – non explicité – de transmettre la meilleure assimilation du genre, la capacité d’observation de son environnement, la captation de l’énoncé et de l’énon­ciation du proverbe. On ne peut perdre de vue que cette formation s’accom­pagnait également de celle de la langue, de son art, de sa dissimulation et de son dévoilement.

2.2.2.2       Façons de dire le proverbe

Le proverbe est une « parole vivante », énoncée en situation, référant à celle-ci, précisément, ou de manière plus générale aux réalités sociales et culturelles. Par ailleurs, le proverbe, pour être efficace, doit être d’une cer­taine façon. Jean Mbarga (1997 : 62-64) relève ces traits :

« Si la bonne élocution, la fluidité du discours, l’habilité, la solidité et l’authenticité couronnent de succès l’émetteur, elles le sont d’autant plus que la parole proverbiale arrive à ‘tomber à propos’. On ne peut oublier que tout proverbe se conçoit comme l’expression de la communauté qui le déclame, qu’il reste une manière de parler, un art de bien parler que tout membre du groupe doit savoir cultiver. »

3.        Intérêt du proverbe pour l’enseignement

L’enseignement peut s’appuyer sur les caractéristiques de ce genre de la littérature orale. En effet, le proverbe se révèle comme un moyen de transmission d’un savoir lié à la culture. Celui-ci est basé sur l’observation du milieu naturel, des hommes, des femmes et des enfants, de même que des comportements attestés. Au-delà de cette valeur communément ad­mise, le proverbe incite également à l’observation des réalités matérielles et culturelles ; des pratiques langagières ; de l’utilisation et des fonctions de ce genre de la littérature orale.

3.1.       Observation des réalités matérielles et culturelles

Cette observation peut s’appuyer sur les proverbes cités ou documentés dans des recueils.

 

Wɔ́ ó vɔ̀ɔ́ tùk óbien

la main ne peut se frotter elle-même (Yanes, Mekulu et Eyinga Essam, n.d. : 86).

 

De même, les fondements de la vie sociale peuvent être illustrés, par ex : le respect et les rapports entre classes d’âge et la hiérarchie sociale :

 

« Àbɔ̀’ɔ̀ mvú dǎ nyə̀nyə́ mə̀ngbwə̀lə́

Un chiot n’aboie pas plus [fort] qu’un vieux chien (Yanes, Mekulu et Eyinga Essam : s.d., p. 8)

3.2.       Observation du fonctionnement et des fonctions du proverbe

Les assises populaires, la « palabre », offrent des illustrations singu­lières de l’utilisation du genre dans l’interlocution et dans l’argumentation. De même, l’efficacité et l’« action » du genre sont montrées à travers la « bonne façon » de l’utiliser.

3.3.       Observation des textes et de leur fonctionnement

L’observation des réalités socioculturelles, de l’usage et des fonctions du proverbe peut être complétée par celle des textes. Cette dernière a alors pour but de soutenir le développement du raisonnement logique. En effet, la parole proverbiale vise, dans ce genre bref, non seulement une symétrie dans le recours aux images qui la construisent, mais également le rythme qui installe la parole parmi les qualités exigées d’un orateur : le bien-dire et le savoir-dire. La construction binaire, la seule construction abordée ici, semble davantage adoptée pour différencier le fait observé ou observable de l’habitude à adopter, le fait observé et le comportement à ne pas pro­duire. Il n’est pas exclu que cette construction binaire puisse associer ou opposer deux faits, deux attitudes :

Association de deux faits ou situations

 

Mə̀kǒl mə́bɛ̀ɛ́ mə́ ’ngámánə́ dzɔ́b ngàmàn àì àɲùú yàá á ngá tɔ̀bɔ̀ ètám.

Si les pieds qui sont deux trébuchent com­bien de fois la bouche qui est seule (Vincent et Bouquiaux, p. 209).

3.3.1.      Opposition de faits

 

Àɲùú lə́ á kòm mə̀dzó ǹnnə́ə̀m ó kɔ́dɔ̀

Tandis que la bouche apaise les palabres le cœur fait la grimace (Vincent & Bouquiaux, p. 208).

Ngə́ ò sê mís yə̀ ò nə̀ tə̀ nlə́m.

Si tu n’as pas des yeux n’as-tu pas de cœur ?

i.e. si tu ne peux pas voir, ne peux-tu pas ressentir une émotion ? (Yanes, Mekulu, Eyinga Essam s.d., p. 62)

Association de ce qui est contraire à la logique des pratiques et des usages

 

Ǎ bɔ̀ bɔ̀ɔ́ nǎ, ò wóə́ va ò ba fə̀ va.

il n’arrive jamais que tu tues [le gibier] à un endroit et tu te mets à [le] dépecer sur place (Yanes, Mekulu, Eyinga Essam, s.d. p. 4).

 

En effet, l’action évoquée dans le proverbe ne correspond pas à la logique des usages : le proverbe fait coïncider deux actions qui doivent normalement être réalisées séparément.

Conclusion

En se référant à une réflexion méthodologique préalable, l’utilisation du proverbe dans l’enseignement ouvre de multiples perspectives.

En effet, la réflexion porte très souvent prioritairement sur l’enseigne­ment de la culture par le proverbe. Dans cette perspective, le volet privi­légié est l’enseignement de la sagesse et des valeurs culturelles. Cepen­dant, en complémentarité avec cet objectif, il est éventuellement possible d’intégrer d’autres aspects dans l’enseignement.

Ainsi, le proverbe aide à l’apprentissage approfondi de la langue, ce qui implique la formation préalable des enseignants. En effet, l’on ne saurait « dire un proverbe » et encore moins l’enseigner si la connaissance de la langue locale et du langage proverbial échappe à celle ou à celui qui est chargé/e d’en transmettre le message. On ne pourrait pas non plus se con­tenter des proverbes qui remplissent les recueils, dissociés de la pratique culturelle. Au contraire, si le proverbe est défini comme étant une « parole vivante », celle-ci peut être observée et acquise par les apprenants.

La forme du proverbe et l’expression métaphorique nécessitent une ex­plication rigoureuse, certes. Cependant, celle-ci peut accorder de la place au ludique, faisant ressortir le comique des situations évoquées et suscitant le rire. Ce dernier implique, le cas échéant, toute une dimension critique. Par ailleurs, en mettant en valeur le « bien dire », le proverbe favorise l’élo­quence. En même temps, il encourage la vivacité de l’esprit et la capacité de trouver une réplique appropriée à un proverbe qui vient d’être énoncé. Réactivité et raisonnement logique sont ainsi renforcés.

Dans l’ensemble, le fonctionnement du proverbe est susceptible d’amé­liorer la compétence communicative des intervenants : écoute, compréhen­sion instantanée et échange de points de vue dans un esprit d’émulation. En intégrant cette dimension dans la formulation des objectifs poursuivis dans les cours, l’enseignement fait entrer des volets importants qui sont pris en charge en contexte de pratique socioculturelle et de transmission.

 

Références bibliographiques

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      • Derive, Jean (1989), « Le Jeune menteur et le vieux sage », in Graines de parole (écrits pour Geneviève Calame-Griaule réunis par l’équipe du Cnrs Langage et cultures en Afrique de l’Ouest), Paris, Cnrs Éditions, p. 185-200.
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      • Kuitche-Fonkou, Gabriel (2004), « Autour de la parole : quelques proverbes ngembà », in Baumgardt, Ursula & Abdallah Bounfour, Le Proverbe en Afrique : forme, fonction et sens, Paris, L’Harmattan/ Inalco, p. 37-50.
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      • Mbarga, Jean (1997), L’Art oratoire et son pouvoir en Afrique : le cas des Beti du Cameroun, Yaoundé, Saint-Paul, 75 p.
      • Mohamadou, Aliou (2004), « Stratégies de représentation du générique à travers le proverbe peul », in Baumgardt, Ursula & Abdallah Bounfour, Le Proverbe en Afrique : forme, fonction et sens, Paris, L’Harmattan/ Inalco, p. 1-10.
      • Molonié, Georges (1992), Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, Livre de poche, 351 p.
      • Ossama, Nicolas (1982), Fə̀g bə̀tí, contes et proverbes éwondo pour l’enseignement, Douala, Unesco, 246 p.
      • Vincent, Jeanne-Françoise & Bouquiaux, Luc (1985), Mille et un proverbes beti recueillis par Théodore Tsala, Paris, Selaf, 363 p.
      • Yanes, Serge & Mekulu, Joseph & Eyinga Essam, Moïse, s.d. et non édité, Minkana mi Bulu [Les proverbes bulu], 111 p.
      • Yanes, Serge, Eyinga Essam, Moïse (1987), Dictionnaire Boulou-Français/Français-Boulou, Sangmelima, Éditions p. Monti, 828 p.
      • Yanes, Serge, Kosso, Félix & Abomo-Maurin, Marie-Rose (2018), Les Jumeaux boulou (Mimbiase mi Bulu), Rites et coutumes des pays boulou, Paris, L’Harmattan, 266 p. [1re édition, 1998, P. Monti].
      • Zapata, Monica (2020), « Introduction », in Du bref et du court, Tours, Éditions des Presses Universitaires Francois-Rabelais (Pufr), 264 p.

 

 


 

 

Notes:
Pour un enseignement spécialisé de la littérature

1  Cécile Leguy (2001) analyse le proverbe en le situant toujours dans la situation d’énonciation.

2  Voir le corpus et son analyse présentés par Jean Derive, « Les lámara (Proverbes dioula) », Encyclopédie des littératures en langues africaines : http://ellaf.huma-num.fr/les-lamara-proverbes-dioula/

3  Je prends en compte ces proverbes ici, car l’éwondo est une langue très proche du bulu.

4  Voir, pour la littérature orale bulu, Marie-Rose Abomo-Maurin, Encyclopédie des littératures en langues africaines http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/litterature-en-bulu/, et pour la littérature orale fang, Kévin Mba-Mbegha, sur le même site : http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/litterature-en-fang/

5  Les proverbes de Yanes, Mekulu et Eyinga Essam sont en bulu.

6  Les proverbes de Vincent et Bouquiaux sont en éwondo.

7  Mariage, deuil, différend entre membres de la communauté, soupçon de sorcellerie, d’adultère, de meurtre, d’affront fait à une personne plus âgée, ou pour une prise de position.

8  En littérature orale, le terme de « performance » est généralement utilisé pour désigner la production dans un temps et dans un espace spécifiques, réunissant le/s énonciateur/s et le public dans une situation d’énonciation non reproductible à l’identique (Baumgardt, 2008, p. 49).

NB : Étant donné le caractère bref du proverbe et son insertion dans le discours, on l’aborde rarement dans cette perspective. Or, les assises communautaires impliquent, par définition, l’échange de proverbes qui peut être développé en véritable joute oratoire. Celle-ci pourrait être abordée en termes de « perfor­mance », au même titre qu’une veillée de contes, par exemple. Par ailleurs, concer­nant les assemblées coutumières, j’utilise le terme de « performance » dans son sens courant, la théâtralisation et le « bien dire » étant parfois un véritable exploit et une mise en scène extraordinaire.

L’enseignement de la littérature orale au Sénégal : cas de l’université Assane Seck de Ziguinchor

 

Alpha Oumarou Ba

Enseignant-chercheur

Université Assane Seck de Ziguinchor – Creilhac

 

 

Résumé

L’article établit l’état des lieux d’un enseignement peu présent dans les cycles moyen et secondaire au Sénégal. Il relève la place importante que l’enseignement de la littérature orale occupe à l’université, son contenu, l’environnement acadé­mique et scientifique dont il bénéficie et les difficultés de divers ordres auxquelles il est tout de même confronté.

Mots-clés

Littérature orale, enseignement, politique éducative, université, politique scienti­fique, Sénégal

 

Abstract

Teaching Oral Literature in Senegal: The Case of the University Assane Seck in ZiguinchorThis article describes the present status of oral literature, which is currently under-represented in middle and secondary schooling in Senegal. It calls attention to the significant presence of oral literature study at the university level, its contents, and the academic and scholarly environment that nourishes it, as well as the diverse difficulties confronting the field.

Key words

Oral literature, teaching, educational policy, university, scholarly policy, Senegal

 

 

Introduction

Après huit années de service à l’université Assane Seck de Ziguinchor en qualité d’enseignant-chercheur, je souhaite porter un regard critique sur l’enseignement de la littérature orale au Sénégal1 et plus particulièrement à Ziguinchor2.

L’engouement des étudiants pour la discipline est évident. Ils sont très agréablement surpris du contenu de l’enseignement en Licence 1. Par exemple, à la question de savoir si l’épopée est toujours d’actualité au Sénégal, ils répondent majoritairement par l’affirmative, exprimant ainsi leur intérêt pour ce genre bien connu et pour la littérature orale plus généralement.

Cette situation appelle quelques interrogations : ont-ils eu l’occasion de rencontrer cette discipline au cours de leur parcours scolaire ? Quelles sont leurs attentes concernant un parcours en littérature orale par rapport aux autres disciplines (littérature africaine écrite, littérature française, lit­térature comparée, sciences du langage) ? Quelles modalités d’enseigne­ment et de validation souhaitent-ils ?

Les réponses à ces questions doivent me permettre d’apprécier la place de la discipline dans l’enseignement au Sénégal et plus particulièrement à l’université Assane Seck de Ziguinchor. Mon propos va donc s’intéresser à trois niveaux : le contexte académique dans lequel l’enseignement de la littérature orale est dispensé, l’enseignement de la littérature orale en tant que discipline, la qualité de l’enseignement ainsi dispensé et les difficultés auxquelles il est confronté.

1.        Le contexte

Dénommée « université de Ziguinchor » à la date de sa création en 2008, l’institution devient « université Assane Seck de Ziguinchor » en 20133.

L’intégration du nom de l’homme politique sénégalais, originaire de la région naturelle de la Casamance et chargé successivement du ministère de la Culture, de l’Éducation nationale et des Affaires étrangères, est un hommage à la personne. Elle esquisse en même temps le positionnement de l’université et un état d’esprit : favoriser la recherche en littérature et culture et l’ouverture sur le monde politique et scientifique.

L’université compte actuellement 6000 étudiants et 4 Unités d’ensei­gnement et de recherche (ufr) : « Sciences et Technologies » (st), « Sciences économiques et sociales » (ses), « Sciences de la santé » (2S) et « Lettres, Arts et Sciences humaines » (lashu). Cette dernière réunit 1591 étudiants et comprend trois départements : « Lettres modernes », « Langues étrangères appliquées », et « Histoire et Civilisations ».

Le département de Lettres modernes compte 469 étudiants et dispose de quinze enseignants-chercheurs, dont trois en littérature orale (Alpha Oumarou Ba, Amadou Oury Diallo et Moussa Diallo). L’enseignement porte essentiellement sur les sciences du langage et sur les littératures. Celles-ci englobent la littérature africaine écrite – notamment franco­phone – la littérature orale, la littérature française et la littérature comparée. En plus de ces matières, considérées comme des parcours fondamentaux, des enseignements tels que « Langues étrangères », « Langues nationales », « Anthropologie », « Introduction au droit », « Informatique », sont dispensés. La réforme lmd (Licence, Master, Doctorat) est intervenue en 2012 dans l’enseignement supérieur.

2.        L’enseignement de la littérature orale

La littérature orale est enseignée à tous les niveaux, de la Licence 1 au Master 2. Le programme d’enseignement s’intéresse à l’essentiel des genres oraux, à savoir l’épopée, le mythe, le conte et la poésie orale.

2.1.       En Licence 1

Dans le cours « Introduction à l’étude de la littérature orale africaine : tradition et littérature orale » (semestre 2), en cours magistral de 24 heures, l’accent est mis sur les notions de « tradition », « tradition orale » et « lit­térature orale ». C’est l’occasion de montrer aux étudiants que toute parole n’est pas traditionnelle. Ainsi, de « la tradition » en tant que « messages de tous ordres qu’un peuple juge dignes d’être conservés et qui sont transmis par voie orale de génération en génération », on passe à « la tradition orale », perceptible comme « une partie de la tradition tout court : sa partie verbale, formulaire et communicationnelle », pour aboutir à « la littérature orale » à considérer comme « une partie de la tradition orale : sa partie esthétique, poétique et harmonique »4. Cette introduction est suivie d’un aperçu des genres de la littérature orale : les genres longs, les genres courts et la poésie orale. Ce cours magistral se clôt par l’introduction à l’épopée. Le corpus est choisi en fonction de son accessibilité à tous les étudiants : Soundjata ou l’épopée mandingue (1960) de Djibril Tamsir Niane. Après la lecture du texte épique reconstitué en français par l’auteur5, l’épopée orale est présentée dans ses caractéristiques formelles et fonctionnelles en référant essentiellement aux travaux de Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng dans Les épopées d’Afrique noire (2009). Le cours de travaux dirigés de 24 heures va permettre de revenir sur des extraits de texte de Soundjata ou l’épopée mandingue : les caractéristiques relevant de l’oralité des extraits ainsi retenus sont mises en évidence.

2.2.       En Licence 2

En Licence 2 (semestre 3), l’étudiant va avoir l’occasion d’approfondir l’étude du conte et du mythe. Les corpus choisis sont Contes et mythes du Sénégal de Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng (2007) et La route du bovidé : voyage à travers le mythe, l’histoire et le conte initiatique Peuls de Amadou Sadio Dia et Amadou Oury Diallo (2020). Les caractéristiques formelles et fonctionnelles desdits genres sont exposées en cours magistral de 24 heures ; l’analyse des extraits de textes suit en cours de travaux dirigés, également de 24 heures.

2.3.       En Licence 3

En Licence 3, l’étudiant suit deux cours : l’un de tronc commun (semestre 6) et l’autre de parcours en spécialisation (semestres 5 et 6) qu’il choisit pour toute la Licence. Alors, concernant la littérature orale, l’ensei­gnement en tronc commun, destiné à tous les étudiants du niveau, porte sur la poésie orale, dont les caractéristiques formelles et fonctionnelles sont enseignées en cours magistral de 24 heures, comme en L2. Le corpus com­posé d’un ensemble d’extraits de chants est travaillé en cours de travaux dirigés de 24 heures.

En parcours, l’étudiant découvre les rudiments de la recherche en litté­rature orale. C’est le moment en semestre 5 d’expérimenter « La méthodo­logie de collecte et d’analyse du récit oral », intitulé de l’enseignement dis­pensé en référant aux travaux de Jean Derive (2008, p. 171-183). Ce cours attire l’attention sur le lien entre les objectifs et le statut des collecteurs d’un côté, et les résultats de la collecte, de l’autre :

La question de la collecte des genres oraux dans une communauté est tou­jours une question particulièrement délicate. Les modalités de cette opéra­tion sont en effet conditionnées

– d’une part, par les modalités habituelles de production et de consomma­tion de cette littérature orale, qui n’existent parfois plus que sous forme de traces archaïques qu’il convient d’activer ;

– d’autre part, par les visées du collecteur qui déterminent à la fois

        • la nature de l’objet ou des objets qu’il veut recueillir (un genre, plusieurs genres, des répertoires de genres en fonction du statut social des interprètes, une œuvre – en une ou plusieurs versions, etc.) ;
        • les conditions dans lesquelles il doit les recueillir (exigence qu’elles soient plus ou moins naturelles selon qu’ils s’intéressent seulement au con­tenu ou à la stylistique de l’oralité et à l’art de la performance) (Derive, 2008, p. 171).

L’étudiant se familiarise en cours magistral de 24 heures avec la métho­dologie de l’enquête de terrain. Quant au cours de travaux dirigés de 24 heures, il est réservé à la présentation par chaque étudiant d’un article sur la même thématique. On se réfère ici au n° 63-64 de la revue Cahiers de Littérature Orale, Pratiques d’enquêtes (2008). Les points de vue sur le travail de terrain sont alors diversifiés6.

Le même parcours, dispensé au semestre 6, porte cette fois-ci sur « La chanson de geste française ». Les objectifs et les modalités de travail demeurent identiques aux enseignements du semestre 5. Les étudiants sui­vent une introduction au comparatisme, prennent connaissance, entre autres, de La Chanson de Roland et idéalement des travaux des chercheurs regroupés dans le « Réseau Euro-Africain de Recherche sur l’Épopée » (Reare), fondé en 2000 par Lilyan Kesteloot à Dakar (Abdoulaye Keita, 2013).

2.4.       En Master

Environ 15 étudiants suivent les cours de littérature orale (parcours littérature orale et littérature africaine écrite, francophone, confondus), dont environ la moitié spécialisée en littérature orale.

2.4.1.      Les cours

En M1 (semestre 1), en littérature orale, les étudiants suivent un tronc commun où les parcours sont associés : un cours magistral de 12 heures et un de travaux dirigés de 24 heures en littérature orale dans un programme axé soit sur une théorie littéraire donnée, soit sur le corpus d’un genre oral précis. L’enseignement à ce niveau a porté par exemple pendant une cer­taine période sur la narratologie, et depuis bientôt deux ans, sur les contes initiatiques. L’étudiant prépare en même temps son projet de mémoire au­quel il se consacre entièrement au semestre 2.

En M2 (semestre 3), l’organisation est comparable : une problématique centrale est étudiée ; elle est vérifiée par la lecture de corpus. Par exemple, l’enseignement de la littérature orale porte sur la variabilité, abordée du point de vue méthodologique à travers le chapitre d’Ursula Baumgardt (2008, p. 77-101) dans Littératures orales africaines : perspectives théo­riques et méthodologiques. En se référant aux notions de « variante figu­rative » et de « variante fonctionnelle », les textes issus de Histoires d’enfants terribles de Veronika Görög (1980) sont étudiés en cours.

2.4.2.      L’encadrement de mémoires

Dès la réussite de l’étudiant en L3, tout étudiant spécialisé en littérature orale et intéressé par la formation en Master, contacte un enseignant de son choix en vue de la sélection en M1 et de l’encadrement (semestres 2 et 4), en cas de sélection, du mémoire qu’il compte soutenir en M2. Actuelle­ment, cinq mémoires ont été soutenus et une dizaine sont en cours de pré­paration, dont cinq sont en instance de soutenance. Les problématiques développées sont diverses. Elles portent, entre autres, sur le conte, le mythe, le chant, le récit de vie.

Cette recherche en littérature orale bénéficie d’un environnement scien­tifique qui permet aux étudiants de poursuivre leur activité de recherche. Car l’UFR LASHu est dotée d’un laboratoire de recherche, le Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Langues, les Littératures, les Arts et les Cultures (CREILAC) créé en 2014 et devenu Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Langues, les Littératures, l’Histoire, les Arts et les Cultures (CREILHAC) en 2021. Il dispose également de la revue Les Cahiers du CREILHAC qui lui est adossée. La revue prépare son sixième numéro. Les membres de ce laboratoire se retrouvent avec les collègues de l’UFR des Sciences économiques et sociales (SES) dans l’École doctorale Espaces, Sociétés et Humanités (ED-ESH) et créée en 2019.

3.        La qualité de l’enseignement et les difficultés

Elle est appréciée à la fois par les instances et par les étudiants. Ces derniers, à travers un questionnaire anonymisé, saluent l’intérêt que repré­sente la discipline par rapport aux valeurs culturelles exprimées par la lit­térature orale.

3.1.       La qualité de l’enseignement

La qualité de l’enseignement dans les établissements d’enseignement supérieur étant une priorité, le programme de Lettres modernes est régulièrement soumis à l’évaluation de l’Autorité Nationale d’Assurance Qualité de l’Enseignement supérieur (Anaq-Sup.), une agence de l’État créée en 2018. Pour la rendre efficace et opérationnelle à l’université Assane Seck de Ziguinchor, est créée la Cellule d’Assurance Qualité (Caq) en 2013, qui devient la Cellule Interne d’Assurance Qualité (Ciaq) en 2019, avant de prendre la dénomination de Direction de la Cellule Interne d’Assurance Qualité (Dciaq) en 2020. Donc, par un tel dispositif, l’agence s’assure à la fois de la légalité et de la qualité des diplômes décernés, en accordant, d’une part, l’habilitation aux établissements d’enseignement supérieur, et, d’autre part, l’accréditation aux programmes d’enseignement. C’est ainsi que l’université Assane Seck de Ziguinchor a obtenu l’habilitation en 2021. De même, le programme de Licence Lettres modernes, a non seulement obtenu l’accréditation en 2016, mais a également vu cette accréditation se renouveler en 2022 ; tout comme le programme de Master Lettres modernes qui a bénéficié à son tour d’une reconnaissance similaire de l’agence par son accréditation en 2021. On peut donc considérer que les enseignements de la littérature orale ont vocation à se développer.

3.2.       Les difficultés

Les difficultés, concernant globalement l’université et les départements qui la constituent, se présentent à la fois en termes d’insuffisance de bud­get, d’infrastructures et de personnel d’enseignement et de recherche. S’agissant de la littérature orale, il faut y ajouter le déficit criant de docu­mentation et d’outils de traitement automatique des langues en vue de l’ac­compagnement de l’étudiant dans la recherche. Des partenariats avec d’autres institutions universitaires sont nécessaires pour pallier de tels écueils. Ceci aiderait à une meilleure reconnaissance de la discipline, sur­tout en ces temps où le Sénégal s’alarme tant de la crise des valeurs notée particulièrement sur la scène politique du pays. En effet, en complémenta­rité d’une formation diplômante dans la discipline, l’enseignement des langues nationales et de la littérature orale doit faire l’objet d’une généra­lisation à tous les niveaux de l’éducation et de la formation, afin de faire émerger des citoyens à même de faire face aux enjeux de développement du moment et du futur.

Ce changement de politique éducative et scientifique implique effecti­vement la dissociation des parcours de littérature orale et littérature afri­caine écrite, francophone, actuellement confondus en Master. La littérature africaine francophone dispose de structures d’édition, elle est enseignée, elle fait l’objet de nombreuses recherches au plan national et à l’inter­national, elle profite de tout un réseau en mesure de produire un appareil critique important. Ce qui n’est pas le cas de la littérature orale. Valoriser cette dernière, reconnaître ses spécificités intrinsèques et encourager sa pratique contribueraient à instaurer ce que l’on pourrait aborder en termes de « justice culturelle » qui contrebalancerait le déséquilibre flagrant entre les deux formes d’expression littéraire.

D’ailleurs, posé en ces termes, un parallèle entre deux domaines géné­ralement dissociés s’impose : le patrimoine culturel matériel et le patri­moine culturel immatériel. Plusieurs pays africains rapatrient des œuvres d’art exposées jusqu’alors dans des musées internationaux7. Pourquoi laisser à l’abandon une part essentielle du patrimoine culturel immatériel : les langues nationales et les littératures orales ?

Conclusion

Il apparaît que l’enseignement de la littérature orale à l’université Assane Seck de Ziguinchor se déroule dans un contexte institutionnel adé­quat ; il est bien présent à tous les niveaux du cursus Licence-Master. Les genres oraux les plus représentatifs y sont également enseignés. La qualité requise est attestée : les programmes sont cohérents et les résultats satis­faisants.

Tout compte fait, à la faveur de la richesse du milieu en récits oraux et de la diversité des langues et des cultures, de belles perspectives s’offrent à la discipline afin de s’adapter et de se perpétuer. Cependant, elle ne pourra y parvenir que lorsque les autorités lui accorderont plus d’intérêt par la mise à disposition de matériels de travail conséquents et l’accès plus facile des étudiants au monde professionnel par le biais d’une reconnaissance pleine et entière.

Pour ce faire, le gouvernement sénégalais devrait commencer par l’introduction effective de la discipline dans les cycles moyen et secondaire en confiant les cours à des spécialistes, formés au Sénégal ou ailleurs. Il a également intérêt à œuvrer à l’amélioration de l’enseignement dans le supérieur par la création d’un cursus entier et diplômant, non adossé aux disciplines existantes. Il aura ainsi posé un acte souverainiste, seul gage de développement endogène, en conformité avec les préoccupations réelles des populations.

 

Références bibliographiques

      • Baumgardt, Ursula (2008), « Variabilité, transmission, création », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, p. 77-101.
      • Derive, Jean (2008), « Une collecte de littérature orale chez les Dioula de Kong (Côte d’Ivoire) : témoignage », Cahiers de Littérature Orale, Pratiques d’enquêtes, n° 63-64, p. 171-183.
      • Dia, Amadou Sadio & Diallo, Amadou Oury (2020), La route du bovidé : voyage à travers le mythe, l’histoire et le conte initiatique Peuls, Dakar, Éditions Papyrus Afrique, 349 p.
      • Görög, Veronika et alii (1980), Histoires d’enfants terribles, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 301 p.
      • Keita, Abdoulaye (dir.) (2013), Au carrefour des littératures Afrique-Europe : hommage à Lilyan Kesteloot, Paris, Karthala, 372 p.
      • Kesteloot, Lilyan & Dieng, Bassirou (2007), Contes et mythes du Sénégal, tome 2, Dakar, IFAN-Enda Tiers-monde, 155 p.
      • Kesteloot, Lilyan & Dieng, Bassirou (2009), Les épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala et Unesco, 626 p.
      • Niane, Djibril Tamsir (1960), Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 153 p.

 

 


 

 

Notes:

1  L’enseignement de la littérature orale est également dispensé à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), à l’université Gaston Berger de Saint-Louis (Ugb) et à l’université Iba Der Thiam de Thiès (Uidt). Par ailleurs, l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) intègre les recherches en littérature orale dans son programme.

2   Capitale de la région administrative de Ziguinchor, située au sud du Sénégal.

3  Né le 1er février 1919 à Inor dans la région administrative de Sédhiou et décédé le 27 novembre 2012 à Dakar, Assane Seck, Professeur titulaire en géographie, est considéré à la fois comme un éminent intellectuel et une figure politique marquante de la région naturelle de la Casamance (sud-Sénégal). Il a occupé plusieurs postes ministériels autant sous le régime du président de la République Léopold Sédar Senghor que sous celui du président de la République Abdou Diouf. En son hommage, le président de la République d’alors, Abdoulaye Wade, a proposé de donner son nom à l’université de Ziguinchor, ce que les instances de l’institution valident en officialisant la nouvelle dénomination. Ainsi, l’université de Ziguinchor devient l’« université Assane Seck de Ziguinchor » à partir de 2013.

4  Je dois la définition de ces concepts à Lilyan Kesteloot, décédée en 2018, à travers un manuscrit qu’elle a bien voulu mettre à ma disposition.

5  Il est vrai que le statut de cet ouvrage reste problématique par rapport aux versions bilingues qui ont suivi, mais du fait des questions d’accessibilité pour les étudiants et de cohérence avec les choix de l’Ucad, on s’est résolu de l’inscrire au programme. C’est la raison pour laquelle il est important que les collègues spécialistes se réunissent dans le cadre de journées de réflexion à envisager sur l’enseignement de la littérature orale et la recherche dans la discipline au Sénégal. Ceci permettrait de faire l’état des lieux et d’élaborer de nouvelles perspectives.

6  L’idéal est que les étudiants fassent dans la foulée des collectes en sortie pédagogique financée par l’ufr, mais la perturbation du calendrier universitaire rend presque impossible cette activité. Des réflexions sont en cours pour une meil­leure prise en charge d’une telle exigence à ce niveau de la formation. Jusqu’ici, les étudiants ont attendu l’inscription en Master afin de faire l’expérience de la pratique de terrain in situ.

7  En effet, depuis le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (2018) des universitaires Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, des œuvres d’art ont été restituées par la France à un certain nombre d’États africains dont le Sénégal qui s’est vu rétrocéder l’épée (sabre) de Cheikh Omar Tall à retrouver de nos jours au Musée des Civilisations Noires de Dakar.

Enseignement de la littérature kabyle :possibilité d’une métalangue

 

Mohand Akli Salhi

Leala/Ummto

 

 

Résumé

Prenant appui sur les données collectées sur le terrain berbère de Kabylie, ce texte a pour ambition d’argumenter la possibilité d’une métalangue construite à partir des pratiques littéraires et du discours tenu sur ces dernières. Tout en discutant les idées hostiles à une telle possibilité, il situe les niveaux d’intervention sur cette métalangue : le niveau anthropologique permet de situer le littéraire dans sa con­ception linguistico-culturelle ; le niveau littéraire, plus spécifiquement poétique, situe l’organisation de la matière littéraire et ses réalisations concrètes ; le niveau terminologique concerne l’inventaire, l’organisation et l’exploitation des termes composant le discours métalittéraire.

Mots-clés

Littérature orale, enseignement, métalangue, berbère, kabyle

 

Abstract

Teaching Kabyle Literature: The Possibility of a Metalanguage—Drawing on data collected in the Berber region of Kabylia, this article argues in favor of cons­tructing a metalanguage based on the literary practices and discourses of recent years. While also reviewing opposition to this proposal, the article situates the levels of intervention involved in such a metalanguage. The anthropological level allows the literary to be situated within its linguistico-cultural conception; the literary–or more precisely–the poetic level situates literary contents and its concrete manifestations; the terminological level addresses the inventory, organization, and exploitation of the terms that constitute metaliterary discourse.

Key words

Oral literature, teaching, metalanguage, Berber, Kabyle

 

 

Introduction

Pour des raisons historiques et politiques, l’enseignement des littéra­tures orales ou écrites en langues africaines se fait généralement dans une langue européenne. Les concepts utilisés dans cet enseignement procèdent de réalités socio-littéraires différentes de celles existant en Afrique. D’un côté, en Occident, l’écriture est très ancrée dans les activités culturelles et a engendré une longue tradition entremêlant création, critique et enseigne­ment formalisé et, de l’autre, en Afrique, l’oralité est prégnante dans la mémoire et participe fortement à la patrimonialisation et à la variabilité de la parole littéraire. D’un point de vue méthodologique et théorique, l’en­seignement des littératures africaines et la recherche sur celles-ci doivent donc prendre en compte cette réalité.

Le choix d’une langue africaine comme langue d’enseignement pose un défi supplémentaire. Au manque d’accumulation des savoirs sur les corpus et à la fragmentation de ces derniers (parfois leurs contextes sont passés sous silence), s’ajoute le manque de formalisation théorique et terminolo­gique explicite dans la langue. Cette situation n’appelle pas uniquement un investissement scientifique et épistémologique conséquent et particulier, mais aussi un engagement militant. Car c’est ce dernier qui, en se situant aussi bien au niveau scientifique qu’au niveau culturel et politique, enga­gerait et favoriserait l’interrogation sur une conception et une pratique de la littérature dans laquelle même la littérature écrite garde un lien étroit avec l’oralité. Considérer ce type de littérature dans ses facettes multiples et évolutives (formation de la tradition orale, passages du système de l’ora­lité à celui de l’écriture, émergence de nouvelles conceptions et pratiques littéraires, etc.), c’est, d’un côté, légitimer la constitution d’un domaine digne d’être objet de recherche et d’enseignement et, de l’autre, entrevoir la possibilité de construire un regard explicatif à partir de la réalité com­plexe de ce type de littérature (Beaujour, 2017 ; Baumgardt, 2008a, 2008b, 2008c, 2018 ; Derive, 2001, 2008, 2012).

Pour s’assurer d’un enseignement plus conséquent, l’explicitation des conceptions autochtones liées aux pratiques reconnues de nature littéraire et, plus généralement, artistique et esthétique, doit être favorisée. Le res­pect, l’étude et la formalisation de la (des) conception(s) qui sous-tend(ent) ces pratiques, ainsi que les discours qu’elles induisent, constitueront un préalable méthodologique à la fois important et nécessaire (Derive, 2008, 2012). Cet effort incontournable doit être complété par l’apport du capital théorique disponible dans les bibliothèques (Mammeri, 1988, 1991). Une fois confronté aux conceptions littéraires et esthétiques autochtones, ce savoir pourra faire l’objet d’un débat méthodologique et théorique qui con­duira indéniablement à l’élaboration d’une métalangue plus adéquate pour l’étude et l’enseignement d’une littérature orale.

Séduisant et intéressant, ce projet est programmatique. Les termes du programme s’actualiseront au gré des espaces culturels et des contingences sociales et anthropologiques. Pour notre part, et pour participer à ce pro­gramme, nous nous proposons de développer une métalangue liée à l’enseignement de la littérature (orale, transcrite, écrite) à partir du cas kabyle.

En situant le contexte sociohistorique de cette métalangue et en discu­tant les points de vue défavorables à sa réalisation, notre contribution aura pour ambition d’exposer la faisabilité de son élaboration et proposera les bases et les accompagnements nécessaires à sa fiabilité et à son insertion institutionnelle1.

1.        Contexte

L’université algérienne ouvre ses portes à la langue et à la culture ama­zighe en octobre 1990. Suite à une marche historique, le 25 janvier de cette même année, qui ponctue une longue et constante revendication linguis­tique et identitaire, un département dédié à l’enseignement de cette langue et de cette culture est ouvert à l’université de Tizi-Ouzou. Une année après, un autre est créé à l’université de Béjaia. La mission de ces deux départe­ments était de dispenser une formation de post-graduation qui soit sanc­tionnée par un magistère dans le système universitaire algérien2. Les étu­diants qui intégraient le département après un concours devaient avoir au minimum une licence3. La formation dispensée couvrait trois domaines : la langue, la littérature et la civilisation (socio-anthropologie et histoire).

En septembre 1997, cette formation a été suspendue suite à l’ouverture d’une licence en langue et culture amazighes. Elle ne sera reprise qu’en septembre 2001 avec les premiers diplômés de licence formés dans les deux départements. À l’ouverture de cette formation de licence, la question de la langue d’enseignement se posait. Pour une partie du personnel, il était impératif, tant d’un point de vue éthique que pédagogique, d’assurer un minimum d’enseignement en langue amazighe, qui aiderait le futur ensei­gnant dans sa mission d’enseignement et de passeur de langue. Le débat sur la question de la berbérisation progressive des enseignements était pas­sionné et biaisé par les représentations de chacun quant à la fonctionnalité et à l’avenir du domaine enseigné4.

Ceux et celles qui étaient favorables à l’utilisation de la langue ama­zighe dans leurs enseignements agissaient dans la difficulté, l’urgence et la contrainte. En effet, les agents opéraient dans un environnement institu­tionnel pour le moins fermé aux changements. Ils travaillaient volontaire­ment et isolément tout en étant exposés au mépris de leurs détracteurs. Ils devaient, comme tout enseignant, préparer leurs cours et les dispenser, mais aussi et surtout être chercheurs, terminologues (dans la mesure où le métalangage manquait terriblement en langue amazighe) et se débrouiller en didactique, car l’objet de leur enseignement est en partie spécifique : la littérature orale. L’état des corpus berbères était/est toujours tel qu’il fallait se garder de généralisations rapides et/ou de conclusions hâtives.

Aux contraintes déjà mentionnées, s’ajoutent d’autres d’ordre poli­tique, en relation avec le statut de la langue amazighe en Algérie, et d’ordre intellectuel et scientifique, relatives à l’état de la connaissance théorique des pratiques littéraires d’une langue vernaculaire non reconnue et parta­geant son espace avec d’autres langues plus prestigieuses.

En effet, l’ensemble des réactions « négatives », quand elles ne sont pas subjectives et/ou pernicieuses, peut être résumé en trois points formant l’essentiel du débat sur la confection d’une métalangue. Ces points consti­tuaient les idées principales qu’il faut au moins discuter et/ou nuancer, et au mieux rejeter en apportant une contradiction aussi argumentée que pos­sible. Ces idées s’énonçaient à peu près ainsi :

      1. l’oralité est une terre déserte en matière de langage explicatif des pratiques et des textualités (langage qui pourrait être à la base d’une théorisation) ;
      2. incapacité des langues essentiellement orales à véhiculer et à développer un langage scientifique ;
      3. la terminologie théorique doit être (obligatoirement) traduite des langues européennes.

Si la dernière idée touche au niveau méthodologique, qui consiste à pro­poser des procédures adéquates capables d’encadrer la confection d’une métalangue pour un enseignement dans une langue qui jusque-là en man­quait, les deux premières sont, tout en étant indicatives et révélatrices des attitudes de leur promoteurs envers l’oralité et la langue orale, d’une nature davantage théorique et épistémologique. La négativité qui caractérise ces idées sous-tend la hiérarchie accordée à l’écriture au détriment de l’oralité dans cette conception et n’envisage pas la possibilité d’un métalangage en dehors de l’opération traductrice, laquelle est elle-même révélatrice de la hiérarchie établie entre les langues en présence. Cette conception semble considérer que l’oralité est une absence d’écriture et qu’il ne peut y avoir de culture et de savoir que consignés dans les livres.

Sans nier les multiples interactions s’opérant entre elles, suivant les espaces et les temps, l’écriture et l’oralité constituent deux modes cultu­rels. À chaque mode ses propres moyens, qui donnent assise aux pratiques littéraires et plus généralement artistiques et esthétiques. Les pratiques lit­téraires dépendent du lieu culturel et du moment historique qui leur assu­rent ancrage et expression. Le renouvellement du savoir sur les questions de l’oralité ces dernières décennies (Baumgardt & Derive, 2008 ; Casajus, 2012 ; Derive, 2012 ; Galand-Pernet, 1998 ; Mammeri, 1988, 1991) semble être passé inaperçu des promoteurs des idées énumérées ci-dessus5. De même, les effets de mode théorique paraissent tels que les relations à la théorie ne peuvent être, dans la conception de ces promoteurs, que de nature applicative. Malgré son grand intérêt aussi bien méthodologique qu’épistémologique, la démarche ethnolinguistique, soubassement adé­quat pour la construction d’une ethno-poétique centrée sur les pratiques, les conceptions et les discours de la culture orale, sans pour autant passer sous silence les transformations opérées dans les multiples passages de l’oralité à l’écriture, présente des avantages aussi bien pratiques que théo­riques (Baumgardt, 2008a, 2008b, 2008c ; Calame-Griaule, 1970, 2009 ; Casajus, 2012 ; Derive, 2008, 2012).Le grand avantage pratique de cette démarche est indéniablement le rapprochement de l’explication des activités littéraires du cadre culturel et historique de leurs réalisations (Ait Ferroukh, 1994 ; Mammeri, 1988). Le gain théorique est dans cette possi­bilité d’élaboration d’une poétique spécifique (éventuellement comparée) de l’oralité et/ou des cultures qui passent de tradition orale à l’écriture (Beaujour, 2017 ; Derive, 2008 ; Mammeri, 1991).

2.        Niveaux d’intervention

Trois niveaux, au moins, doivent être pris en considération dans la con­fection d’une métalangue opératoire dans l’enseignement de la littérature orale et des littératures en transformation de l’oralité à l’écriture.

Le premier niveau est anthropologique. Le paramètre primordial à pren­dre en considération à ce niveau est sûrement le critère d’identification de la littérature en question. Les critères à convoquer sont certainement ceux de la langue d’expression, l’étendue géographique qu’elle recouvre et la configuration générique au gré des agents, des espaces, des moments et des fonctionnalités socioculturelles des expressions littéraires. Par ailleurs, l’action de la mémoire et la fonction de l’oubli (Mammeri, 1991) seront mises en valeur afin de mieux comprendre les genres et les types littéraires qui entrent en relation avec les critères cités plus haut selon l’identité de la communauté et le moment historique. C’est également à ce niveau que doivent se faire toutes les observations relatives aux ritualisations de la parole à tout point de vue (temps, espace, agents, sexe, etc.), ainsi qu’aux multiples fonctions des rites et des langages mis en performance. Tout cela permettra de définir des situations de performance dans leur cadre culturel et idéologique propre. Ici, l’état de la connaissance est grandement appré­ciable (Ait Ferroukh, 1993, 1994 ; Mahfoufi, 2006 ; Mammeri, 1971, 1988 ; Yacine, 1988, 1990).

Dans ce niveau, tout comme pour les deux autres, le relevé des déno­minations en langue africaine (ici le kabyle), des circonstances « rituali­santes » de la parole, des qualifications opérées par la communauté des pratiques littéraires, notamment dans les classifications et la stratification de la parole littéraire, ainsi que de l’ensemble des discours et autres accom­pagnements sociaux, doit être effectué d’une manière systématique et systémique, et orienté vers des préoccupations de recherche dont celles concernant les aspects didactiques. L’inventaire proposé sera déjà une assise hautement significative du socle qui sous-tend les pratiques litté­raires et présentera un regard lexical possiblement interrogeable en termes terminologiques et/ou axiologiques. Cette tâche permettra de situer les fonctions assurées par les langages littéraires tels qu’ils sont concrétisés du point de vue performanciel, générique, textuel et/ou linguistique.

Tout en prolongeant le premier, le second niveau concerne les discours que tient la communauté sociale sur ses pratiques littéraires et les ordres qui les conceptualisent6. Il s’agira plus précisément de situer et d’étudier les représentations culturelles et linguistiques qui traduisent « l’axiologie sociale » relative à « l’esthétisation » du langage, à l’organisation de la parole littéraire, à ses catégorisations et distributions sociales. Ces discours sociaux sur les pratiques littéraires définissent les limites du littéraire (Bouamara, 2018 ; Galand-Pernet, 1998), déclinent les jugements positifs ou négatifs sur les performances, les exécutants/auteurs et les textes (Bouamara, 2017). Selon le point de vue kabyle, l’essentiel de ces discours, ceux de l’oralité traditionnelle, qualifie le langage à prétention littéraire par analogie avec le goût (la littérature comme nourriture), par le façonnage et le marquage stylistique (la littérature comme beauté), par la relation patri­moniale (la littérature comme héritage) (Salhi, 2017b)7.

Dans le discours que la communauté tient sur sa conception et ses pra­tiques littéraires, on utilise un lexique particulier, qui peut être aussi bien précis que varié, aussi bien clair qu’ambigu. Ce dernier constitue la dimen­sion terminologique qui donne assise et consistance aussi bien au socle anthropologique des pratiques qu’au discours qui leur sont réservés. C’est le troisième niveau : le niveau terminologique.

Cette dimension terminologique couvre plusieurs facettes dont les plus importantes sont en relation avec la performance (Salhi, 2019), les genres et types littéraires (Ait Ferroukh, 1993 ; Mahfoufi, 2006 ; Djellaoui, 2020 ; Salhi, 2011), les appréciations sur les textes (Bouamara, 2017), l’évolution des pratiques, les agents littéraires, etc. L’inventaire de l’ensemble de ces lexiques constitue, dans une perspective systémique, l’étude de la littéra­ture orale et permet aussi son enseignement.

Dans le tableau suivant, sont présentées, sous forme indexée et con­densée, les données kabyles des trois niveaux afin de montrer leur perti­nence dans la confection d’une métalangue :

 

Types de lexique8

Exemples

Lexique général permettant de poser le socle anthropologique et historique de la conception et des pratiques littéraires

Taqbaylit, awal, awal n lejdud, lewqam, talalit, abɣur, axtan (ṭṭhara), tirrugza, tisulya (zzwaǧ), tameɣra, aftal, urar, lmut, lǧanaza, tineslemt, tajmaɛt, annar, lexla, tayerza, tamegra, tacemlit, lgirra, etc.

Lexique lié au marquage du lit­téraire

Awal iweznen, awal ziḍen, awal icebḥen, asefru, tafṣift, afṣiḥ, aḍebbal, ameddaḥ, afeṛṛaḥ, ṣṣda, lqafiya, lmizan, asemɛen, ameɛɛen, lmeɛna, etc.

Lexique de la performance

Taɣect, ṣṣut, anina, lḥen, cna, cnu, leɣna, ɣenni, ḥku, awi, sbuɣer, cewweq, dekkeṛ, meddeḥ, wwet, tiyita, asbuɣer, sefru, rfed, sres, ales, redded, ɛiwed, ini, taseddart s tayeḍ, taseddart s wallus, etc.

Lexique des types et genres litté­raires

Tamacahut, tamɛayt, taḥkayt, tadyant, taqsit, tajennet, taluft,taḥaǧit, asefru, izli, taqsidt, aḥiḥa, azuzzen, asdewweḥ, aserqes, asǧelleb, ttuha, acewwiq, adek­keṛ, amɛezber, amjadel, cnawi n yimeksawen, lemtel, tamseɛraqt, taqnuzt, tamsefrut, innan, etc.

Lexique relatif à la construction des textes

Lmebdi, Aṣelli, aɛeggen, aserreḥ, axet­tem, lmudawala, tasetna, aredded, aleqqem, etc.

 

Organisé en champs lexicaux et niveaux d’analyse, ce tableau suggère que l’oralité est porteuse de discours pratiques sur le langage spécifique­ment littéraire et que ce discours est formalisable en un savoir, base néces­saire à des théorisations possibles. Par ricochet, ces contenus conduisent à considérer les idées exposées plus haut comme fausses ou tout au moins largement critiquables.

Ce répertoire d’un peu plus d’une centaine de termes propose, dans les grands traits, l’essentiel de la conception, la réalisation, l’organisation de la matière littéraire dans l’oralité traditionnelle kabyle. Composée aussi bien de mots de souche kabyle, dont certains sont des archaïsmes ou spé­cifiques à des régions particulières, et d’emprunts à la langue arabe, cette nomenclature permettra de poser les modalités du chant, de la reprise et de la patrimonialisation de la littérature orale (Salhi, 2011, 2015c, 2019). Elle est augmentée par un lexique récemment créé pour les besoins justement de l’enseignement, soit pour expliquer la vie et l’évolution des corpus, soit pour analyser les matériaux littéraires (Bouamara, 2009 ; Salhi 2017a)9. Une partie de ce lexique concerne les facettes liées aux multiples transfor­mations socio-littéraires dans les différents passages du mode culturel basé essentiellement sur l’oralité à celui de plus en plus en relation avec l’écri­ture et l’oralité médiatisée. On inventorie à ce niveau les termes comme « rite », « ritualisation », « performance », « situation performancielle », « émetteur », « énonciation », « énonciateur », « récepteur », « auditeur », « patrimoine », « patrimonialisation », « collecte », « transcription », « auteur », « lecteur », « lecture », « contenu », « forme », « création », « typographie », « texte », « textualité », « esthétique », « critique », « ins­titution », etc. L’autre partie de ce nouveau lexique spécialisé concerne plusieurs domaines de l’analyse de la littérature : stylistique, rhétorique, métrique, narratologie, sémiotique, etc. Il prend en charge l’étude du texte dans toutes ses dimensions, qu’il soit oral, transcrit ou écrit.

Par ailleurs, sans nier l’apport inestimable de la traduction des concepts littéraires, il est vivement souhaitable d’envisager la définition de ces der­niers dans une dynamique de va-et-vient entre la connaissance théorique et la réalité du corpus qu’on veut enseigner. C’est l’option favorisée.

Enseigner la littérature kabyle en kabyle à tous les niveaux de la forma­tion de graduation (licence et master) est un objectif raisonnablement à la portée d’enseignants motivés. Les contenus proposés dans les programmes de licence et de master sont de trois catégories. La première concerne des enseignements de la lecture littéraire (initiation et analyse littéraires). La seconde touche à la description de la littérature amazighe (configuration générique, évolution historique et poétique, auteurs, collecte, transcrip­tion). La troisième propose des enseignements d’ordre théorique (théories de la littérature et de l’oralité).

La disponibilité de la terminologie, traditionnelle et/ou moderne, récu­pérée du discours social et/ou néologique, est hautement significative. Peaufiner une métalangue en langue kabyle est, en somme, largement pos­sible. Le chemin est tracé, des avancées sont constatées, dont une lourde tendance à l’acceptation d’une terminologie littéraire. Ce qui est réalisé jusqu’à présent en termes de collecte, de traduction et de création termino­logiques, mais aussi de mise en contexte des concepts par des ouvrages de vulgarisation, d’initiation et de lexiques spécialisés, permet d’espérer un avenir serein pour cet enseignement (Bouamara, 2009 ; Djellaoui, 2007, 2020 ; Salhi, 2017a, 2015a, 2015b)10.

 

Références bibliographiques

      • Ait Ferroukh, Farida (1993), « Le chant kabyle et ses genres », Encyclo­pédie berbère, n° 12, p. 1869-1871.
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      • Beaujour, Michel (2017), De la poétologie comparative, Paris, Garnier, 204 p.
      • Bouamara, Kamel (2009), Amawal n tanuɣin n tesnukyest. Lexique de la rhétorique, Alger, Haut Commissariat à l’Amazighité, 63 p.
      • Bouamara, Kamel (2017), Si Lbachir Amellah (1861-1930) : un poète-chanteur célèbrede Kabylie, Béjaïa, Tira Éditions, 365 p.
      • Bouamara, Kamel (2018), Introduction à l’étude de la littérature kabyle, Alger, Afrimed, 167 p.
      • Baumgardt, Ursula (2008a), « La performance », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, p. 49-75.
      • Baumgardt, Ursula (2008b), « La littérature orale n’est pas un vase clos », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, p. 245-270.
      • Baumgardt, Ursula (2008c), « Pour une théorie de la littérature orale », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales afri­caines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, p. 385-395.
      • Baumgardt, Ursula (2018), « La littérature orale dans des articulations pluridisciplinaires et multi-aréales », Cahiers de littérature orale, n° 83, p. 35-54.
      • Baumgardt, Ursula & Derive, Jean (dir.) (2008), Littérature orales afri­caines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 439 p.
      • Calame-Griaule, Geneviève (1970), « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales africaines », Langage, n°18, p. 22-47.
      • Calame-Griaule, Geneviève (2009), Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Limoges, Lambert-Lucas, 600 p.
      • Casajus, Dominique (2012), L’Aède et le troubadour. Essai sur la tradition orale, Paris, Cnrs Éditions, 208 p.
      • Derive, Jean (2001), « Champ littéraire et oralité africaine : probléma­tique », in Romuald Fonkoua & Pierre Hallen (dir.), Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, p. 87-11.
      • Derive, Jean (2008), « Représentations des actes de paroles et frontières de la littérarité », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodolo­giques, Paris, Karthala, p. 105-124.
      • Derive, Jean (2012), L’art du verbe dans l’oralité africaine, Paris, L’Harmattan, 226 p.
      • Djellaoui, M’hammed (2007), Tiwsatin timensayin n tmedyazt taqbaylit [Les genres traditionnels de la poésie kabyle], Alger, Haut Commissariat à l’Amazighité.
      • Djellaoui, M’hammed (2020), Tazwart ɣer tsekla tamaziɣt. Tiwsatin n tmedyazt timawit [Introduction à la littérature amazighe. Les genres poétiques oraux], tome 1, Tizi-Ouzou, Éditions El-Amel.
      • Galand-Pernet, Paulette (1998), Littératures berbères. Des voix des lettres, Paris, PUF, 280 p.
      • Mahfoufi, Mehenna (2006), Chants de femmes de Kabylie, Alger, CNRPAH, 289 p.
      • Mammeri, Mouloud (1971), Les Isefra de Si Mohand Ou Mhand, Paris, Maspero, 479 p.
      • Mammeri, Mouloud (1988), Poèmes kabyles anciens, Alger, Laphomic – Awal, 470 p.
      • Mammeri, Mouloud (1991), Culture savante, culture vécue, Alger, Association culturelle et scientifique Tala, 235 p.
      • Salhi, Mohand Akli (2010a), « Proposition de quelques termes pour l’étude de la littérature en langue amazighe », Iles d imesli, n° 2, p. 307-323 : http://revue.ummto.dz/index.php/idi/article/view/233/159.
      • Salhi, Mohand Akli (2010b), « Terminologie littéraire en amazighe », Asinag, n° 4-5, p. 169-177 :  http://www.ircam.ma/doc/revueasing/salhi_asinag4_5fr.pdf
      • Salhi, Mohand Akli (2011), Poésie traditionnelle féminine de Kabylie : Typologie et textes, Alger, Enag, 97 p.
      • Salhi, Mohand Akli (2012), « Terminologie littéraire en tamazight. Compte-rendu d’une expérience », Iles d imesli n° 4, p. 117-123. http://revue.ummto.dz/index.php/idi/article/view/256/179
      • Salhi, Mohand Akli (2015a), Kra n tsura i tɣuri n tsekla 1. ɣef tsekla d tɣuri [Quelques clés pour la lecture littéraire. 1. Sur la littérature et la lecture], Béjaia, Tira Éditions, 110 p.
      • Salhi, Mohand Akli (2015b), Kra n tsura i tɣuri n tsekla 2. Taɣuri n tneqqist d usefru [Quelques clés pour la lecture littéraire. 1. Sur la littérature et la lecture], Béjaia, Tira Éditions, 104p.
      • Salhi, Mohand Akli (2015c), « Pratiques et distribution sociale de la poésie dans la Kabylie traditionnelle », in Hachem Jarmouni & Samira Moukrim, Études et recherches en linguistique et littérature amazighes. La mesure du sens et le sens de la mesure, Actes du colloque international organisé en hommage au Professeur Miloud TAIFI, Fès, Univ. de Fès, p. 257-275.
      • Salhi, Mohand Akli (2017a), Asegzawal ameẓẓyan n tsekla [Petit diction­naire de littérature], deuxième édition augmentée, Tizi-Ouzou, L’Odyssée.
      • Salhi, Mohand Akli(2017b), « Littérarité et qualification de la parole litté­raire : explorations des représentations langagières kabyles », Berber Studies, n° 47, p. 73-88.
      • Salhi, Mohand Akli(2019), « Lexique de la performance dans la littéra­ture kabyle traditionnelle », Berber Studies, n° 54, Études berbères VII, Essais sur la sémantique en berbère et autres articles, p. 157-164.
      • Yacine, Tassadit (1988), Poésie berbère et identité : Qasi Udifella, héraut des At Sidi Braham, Alger, Bouchène – Awal, 444 p.
      • Yacine, Tassadit (1990), L’Izli ou l’amour chanté en kabyle, Alger, Bouchène – Awal, 290 p.

 

 


 

 

Notes:

1  Pour une première lecture de cette expérience, notamment dans son volet termi­nologique, voir Salhi 2010a, 2010b et 2012.

2  Ce diplôme donne droit à son détenteur d’enseigner à l’université avec le grade de maître assistant et lui ouvre la voie pour faire un doctorat (d’État, puis de science à partir d’août 1998).

3  Le concours était composé de deux parties : une épreuve écrite et une autre orale dans laquelle le candidat était appelé à défendre un projet de recherche (en linguis­tique, en littérature, en sociologie ou en histoire).

4  Il est très intéressant, voire même capital, de revenir sur ce débat par des regards multiples, non pas pour célébrer ou condamner les positions des uns et des autres, mais pour mettre en lumière les représentations linguistiques des agents, le pro­cessus d’institutionnalisation du fait amazigh, l’impact, aussi bien au plan culturel que politique, de l’utilisation de la langue dans la réalité moderne. Les socio­linguistes et les anthropologues ont là une question diversement problématisable.

5  La recherche s’intensifie durant les deux dernières décennies sur les questions proprement littéraires des langues africaines. Le lecteur trouvera dans l’Encyclo­pédie des littératures en langues africaines (Ellaf) une excellente vitrine de cette recherche. Le dictionnaire des concepts proposé dans cette encyclopédie est à lui seul un indicateur majeur.

6  Jean Derive (2008 : 111-117) dégage trois ordres de valeur dans la qualification de la parole littéraire : l’ordre de la véridicité, l’ordre de l’intelligibilité et l’ordre de l’expressivité.

7  Ce point de vue peut être partagé, nuancé et/ou précisé par d’autres discours d’autres communautés dites de culture orale. L’une des pistes envisageables au plan berbère est la perspective de la poétique comparée. L’état de la documen­tation est tel, notamment dans les domaines kabyle, chleuh, tamazight et touareg, que l’entreprise est largement possible.

8  La traduction de ce lexique nécessite à lui seul beaucoup de développements que ne permettent ni l’espace de ce tableau ni celui du présent texte. Les problé­matiques de la traduction et de l’explicitation de la conception locale doivent être étudiées d’une manière plus serrée et globale.

9  Il faut mentionner aussi à ce niveau l’existence de plusieurs nomenclatures néo­logiques inédites.

10  Aux références présentées ici s’ajoutent de nombreux polycopiés restés inédits.

L’enseignement de la littérature orale kurde en Turquie et en Syrie

 

Ramazan Pertev

Maître de conférences

Université Mardin Artuklu – Institut des langues vivantes de Turquie

et

Gulistan Sido

Doctorante, lauréate du programme Pause

Inalco – Plidam

 

 

Résumé

Dans cet article, l’enseignement du folklore et de la littérature orale kurde est abordé à travers des exemples en Turquie et en Syrie. Malgré des conditions poli­tiques et administratives différentes, l’enseignement de la littérature orale est mis en place et contribue à valoriser et à revitaliser la culture orale dans les deux cas. Le folklore joue un rôle fondamental et continue d’attirer l’attention du public et du monde académique.

Mots-clés

Kurdes de Turquie, Kurdes de Syrie, folklore, littérature orale kurde, enseigne­ment du folklore, identité culturelle, dengbêjî, performance

 

Abstract

Teaching Kurdish Oral Literature in Turkey and Syria—Using examples from Turkey and Syria, this article discusses the teaching of Kurdish folklore and oral literature. In spite of contrasting political and administrative contexts, the teaching of oral literature helps valorize and revitalize the oral cultures of both countries. Folklore plays a critical role and continues to attract the attention of the public and academic circles.

Key words

Turkish Kurds, Syrian Kurds, folklore, Kurdish oral literature, folklore teaching, cultural identity, dengbêjî, performance

 

 

Introduction

Très abondante, collectée, enregistrée, transcrite et éditée, la littérature orale kurde et sa transmission jouent un rôle important dans la sauvegarde de la langue et de l’identité culturelle. Cette littérature qui a ses genres spécifiques est enseignée également, mais dans des conditions différentes. L’objectif de cet article est de présenter et de rendre visibles deux expé­riences de l’enseignement du folklore et de la littérature orale (voir infra) dans des cursus universitaires chez les Kurdes de Turquie et de Syrie. L’article ne se veut pas exhaustif mais informatif et introductif. Il se con­centre sur l’étude de deux cas particuliers : le premier concerne l’université de Mardin Artuklu (2010-2023) et le deuxième les deux universités kurdes (2013-2023), l’université du Rojava et l’université de Kobané fondées dans les régions de l’auto-administration démocratique en Syrie. C’est pourquoi nous n’allons pas aborder ici la question de l’enseignement, ni en Irak ni en Iran. Ils feront l’objet d’un article à part.

Les deux expériences ont vu le jour dans des contextes différents. Nous exposerons les facteurs et les conditions sociopolitiques qui ont permis la mise en place de cet enseignement. Concernant la terminologie, nous signalons qu’en études kurdes, « folklore » est le terme le plus souvent uti­lisé ; en revanche, « littérature orale » est introduit récemment à travers les échanges avec le groupe de recherche « Les oralités du monde ». La dis­cussion est ouverte, pour l’instant, nous utiliserons les deux termes qui concernent le même objet : l’art verbal kurde.

Nous nous interrogerons sur le rôle et les objectifs d’un tel enseigne­ment. Nous examinerons les difficultés rencontrées. Quelles sont les méthodes mises en œuvre pour enseigner la littérature orale ? Quelles sont les programmes et les formations préparés et les supports exploités dans l’enseignement, et quel est leur contenu ? Qui enseigne ? Quelles sont les attentes des apprenants ?

Nous tenterons de répondre à ces questions à travers les témoignages des acteurs et des fondateurs de ces deux modèles. Nous terminerons par une synthèse des deux expériences afin de détecter les convergences et les divergences. Quelles sont les solutions et les projets suggérés pour déve­lopper l’enseignement du patrimoine culturel immatériel ?

1.        Historique : contexte politique global

La langue kurde (kurdî) appartient à la branche linguistique iranienne occidentale de la grande famille des langues indo-européennes. Elle compte une population de locuteurs comprise entre 40 et 50 millions, vivant dans la région historiquement appelée Kurdistan. Celle-ci est divi­sée entre quatre États : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. La langue kurde compte quatre dialectes, à savoir le kurmandji (kurde septentrional), le sorani (kurde central), le zazaki (kurde occidental) et le gorani (kurde oriental). Le kurmandji est parlé dans ces quatre pays. Le sorani est parlé parmi les Kurdes irakiens et iraniens, le dialecte zazaki n’est parlé qu’en Turquie et le gorani principalement en Iran1.

Historiquement, il existe une relation étroite entre les Kurdes en Turquie et en Syrie. En raison de la situation géographique, le passage des frontières entre les deux pays a toujours été relativement facile pour les Kurdes. Ils parlent donc exactement le même dialecte, le kurmandji. D’autre part, après l’établissement de la République turque (1923), de nombreux intellectuels kurdes ont quitté le pays, se sont rendus au Kurdistan syrien et y ont développé le premier alphabet latin kurde2. En effet, contrairement aux Kurdes d’Iran et d’Irak, aujourd’hui la langue kurde est largement écrite en alphabet latin par les Kurdes de Turquie et de Syrie.

2.        L’enseignement de la littérature orale kurde en Turquie

L’histoire des études sur le folklore kurde est assez ancienne. Il existe de nombreuses études sur les collectes du folklore kurde réalisées à la fois par des chercheurs étrangers et kurdes (R. Pertev, 2018, p.135-137). Ce sujet mérite un article à part. Nous prévoyons de publier une étude détaillée sur ce sujet dans les prochains numéros de la Revue des oralités du monde.

En revanche, l’enseignement du folklore kurde dans le domaine acadé­mique ne remonte pas à une histoire très ancienne. En effet, après l’établis­sement de la République turque en 1923, il était pratiquement impossible de faire des études indépendantes, en particulier sur les Kurdes. Car, l’uti­lisation de la langue était interdite et les droits culturels kurdes étaient ignorés.

Seuls les cours de danse folklorique traditionnelle dans les collèges et lycées pourraient être mentionnés. Les élèves qui le souhaitaient pouvaient apprendre ces danses en participant à ces formations en dehors de la classe. La définition du « folklore » se limitait à de telles activités. Il aura fallu attendre le début des années 2010 pour parler d’un véritable enseignement du folklore et de la littérature orale kurdes dans le domaine académique en Turquie.

2.1.       Études sur le folklore kurde avant 2010

Dans les années qui ont précédé l’année 2010, les études culturelles menées avec l’aide de certaines associations kurdes étaient importantes. Lorsque l’interdiction de diffuser en kurde a été levée au début des années 1990, l’édition kurde s’est développée à travers des maisons d’édition telles que Nubihar, Avesta, Doz et Aram et des revues telles que Rewşen, Govend, War, Zend, Deng, et les études culturelles réalisées par les Kurdes se sont multipliées. Des institutions telles que Kurd-Kav [Fondation de la culture et de la recherche kurdes], Navenda Çanda Mezopotamya-Nçm [Centre culturel de Mésopotamie] et l’Institut kurde d’Istanbul (Eki) ont été fondées. Ces deux dernières institutions occupent une place très impor­tante dans l’histoire des études kurdes en Turquie. Le centre culturel Nçm a pu ouvrir ce domaine aux étudiants et au public par ses études sur la culture et le folklore kurdes. L’institut Eki réussit également à toucher un large public kurde grâce à la formation linguistique qu’il dispense et aux publications culturelles et scientifiques qu’il produit.

Par ailleurs, certaines études menées à travers plusieurs municipalités régionales au cours de cette période sont importantes. Par exemple, les municipalités ont soutenu des publications en kurde et financé des projets sur le folklore. À cet égard, une importance particulière est attachée aux dengbêjs kurdes, des poètes chanteurs. La tradition kurde du dengbêj a fait l’objet de nombreuses études tant par les Kurdes que par certains cher­cheurs européens. La plupart des dengbêjs kurdes ne parlent que le kurde et vivent en contexte d’oralité. Ces caractéristiques les rendent plus attrac­tifs aux yeux des chercheurs qui s’intéressent particulièrement aux dengbêjs.

Aujourd’hui, les Mala Dengbêjan « les maisons des Dengbêjs » qui sont ouvertes et soutenues par plusieurs municipalités telles que Dıyarbakır, Batman, Van, Muş, offrent à ces artistes un certain nombre d’occasions de réaliser leurs performances. La publication de Antolojiya Dengbêjan [L’Anthologie des dengbêjs] en plusieurs volumes préparée par la municipalité de Dıyarbakır en 2017 en est un très bon exemple. Dans cette étude, qui comprend plusieurs volumes, la vie de centains dengbêjs est examinée et des exemples de leurs travaux sont donnés (Sadak & Akyol, 2007). Ainsi, une documentation a été réunie sur les dengbêjs bien connus dans la région, mais également sur ceux qui sont peu ou pas connus3.

En dehors des universités, il est particulièrement important de men­tionner la Weqfa Mezopotamyayê [La fondation de Mésopotamie], qui a été créée à Dıyarbakır en 2013, dans le but d’établir une université propre à la région. Cette fondation réalise alors des études très importantes notam­ment sur la langue, la culture et le folklore kurdes. Au sein de cette fonda­tion, des programmes de « certificat d’éducation folklorique » ont été lancés pour la première fois pour les personnes qui souhaitent connaître le folklore kurde et faire des recherches à un niveau académique. Des cours trimestriels sur le folklore kurde et la littérature orale sont assurés sans interruption depuis 2016. Les stagiaires, qui sont dirigés vers la recherche de terrain après les formations, reçoivent leurs certificats après avoir terminé leurs projets.

Cette fondation possède également deux périodiques, Folklora Me [Notre folklore] et Folklor û Ziman [Folklore et langue], qui sont publiés en kurde. Folklora Me comprend principalement des collectes de folklore kurde et de littérature orale. Folklor û Ziman est la première revue scienti­fique à comité de lecture publiée spécifiquement dans ce domaine en Turquie4. Il existe également des maisons d’édition comme Wardoz qui publient des livres sur le folklore kurde.

2.2.       Études menées à l’université Mardin Artuklu

En 2010, l’Institut des langues vivantes de Turquie a été créé à l’uni­versité Mardin Artuklu. Au cours des années suivantes, des départements de culture, de littérature et de langue kurde ont été créés dans les univer­sités d’État des provinces de Muş, Bingöl, Van, Tunceli et Dıyarbakır offrant des programmes de premier cycle et des cycles supérieurs ; ils ont commencé les enseignements depuis 2011.

Les études sur la littérature orale kurde à l’université Mardin Artuklu sont particulièrement importantes. Au sein de l’Institut des langues vivantes de Turquie, trois départements ont été ouverts, à savoir « Langue et culture kurdes », « Langue et culture arabes » et « Langue et culture syriaques ». Ainsi, on a commencé à enseigner pour la première fois offi­ciellement dans l’histoire de la République de Turquie, la langue et la cul­ture kurdes. L’année suivante, un département de premier cycle (4 ans) intitulé « Langue et littérature kurdes » a été créé au sein de la faculté des lettres.

2.2.1.      Contenu des cours de folklore kurde et littérature orale, méthode d’enseignement et profil des enseignants

Puisqu’il s’agissait du premier département de kurde à être ouvert dans l’histoire de la République turque, il y avait beaucoup d’incertitudes et d’interrogations quant aux programmes qui seraient pris comme base dans les étapes d’enseignement.

Le kurde s’est en effet développé dans le contexte de la littérature orale dans un processus historique qui a créé une forte tradition orale kurde. Pour cette raison, lors de la définition du programme d’études de premier cycle de langue et littérature kurdes et du programme d’études supérieures de langue et culture kurdes, un consensus a été atteint parmi les comités aca­démiques des départements pour que les cours de littérature orale soient généralisés. Les cours de littérature kurde, initialement dispensés sous le nom de « Folklore kurde » par un nombre restreint d’enseignants-cher­cheurs, ont été divisés en plusieurs domaines au cours de ce processus : on a commencé à dispenser des cours théoriques et pratiques.

Dans le programme du premier cycle de langue et littérature kurdes, des cours de folklore kurde et de littérature orale kurde sont proposés aux étu­diants en tant que cours obligatoires et optionnels. De même, les cours de folklore kurde et de littérature orale kurde sont enseignés de manière obli­gatoire et facultative dans les programmes de Master 1 et Master 2 . Les étudiants qui souhaitent se spécialiser dans ce domaine peuvent préparer leurs thèses et leurs recherches à un niveau supérieur en suivant certains cours au choix en plus des cours obligatoires. Les titres et les heures totales de ces cours sont donnés ci-dessous ; le volume horaire est toujours de 14 semaines, soit 28 heures en présentiel :

      • L1 Introduction au folklore kurde ;
      • L1 Méthodes de collecte des matériaux du folklore ;
      • L2 Littérature populaire kurde 1-2 ;
      • L3 Littérature populaire kurde 3-4 ;
      • M1 Littérature populaire kurde ;
      • M1 Les formes et les genres de la littérature folklorique kurde ;
      • M2 Théories du folklore ;
      • M2 Folklore et mémoire ;
      • M2 Folklore et identité kurde ;
      • M2 Études folkloriques comparées ;
      • M2 Mythologie kurde (14 semaines Présentiel 28 h) ;
      • M2 Histoire des études folkloriques kurdes ;
      • M2 Littérature Dengbêj5.

Cinq à six enseignants-chercheurs assurent ces cours. Ce sont des per­sonnes qui viennent de divers domaines tels que la littérature, la théologie, l’ethnologie, l’anthropologie et la psychologie et qui ont fait des études sur le folklore et la culture kurdes.

Les enseignements sont dispensés à partir de recueils de folklore parfois anciens6 et le plus souvent à travers des livres écrits individuellement ou conjointement par des enseignants du département. On peut signaler des tentatives de traduction d’ouvrages de base sur le folklore et la littérature orale des langues du monde en kurde7. Tous ces cours sont dispensés en kurde (kurmandji et zazaki). Dans ces cours, les principales théories du folklore sont examinées, les méthodes d’études culturelles sont discutées et les études culturelles kurdes sont examinées sous différents angles. Grâce aux études comparatives du folklore, la place (ou l’absence de place) du folklore kurde dans les études du folklore mondial est examinée, en particulier les contes kurdes sont discutés en rapport avec ceux de diffé­rents peuples du monde. À travers quelques ateliers dans les cours de langue et de culture kurdes, l’objectif est que les étudiants apprennent à connaître la culture orale kurde en l’expérimentant personnellement. En effet, dans ces ateliers, il ne s’agit pas seulement de donner aux étudiants des connaissances théoriques, mais de les amener à acquérir une expé­rience des pratiques culturelles. Cependant, dans le domaine académique, on peut citer les principaux problèmes actuels liés à l’enseignement du fol­klore kurde et de la littérature orale comme suit :

      • manque de ressources scientifiques dans le domaine du folklore kurde ;
      • insuffisance des études méthodologiques de terrain. Lacunes méthodo­logiques dans les études de collecte et d’archivage menées depuis des décennies. D’où l’impossibilité d’examiner des dizaines de milliers de pages et de bandes d’enregistrement ;
      • le problème de la dénomination et de la classification chaotiques des œuvres du folklore kurde et de la littérature orale. Absence d’un index standard des termes du folklore kurde ;
      • l’invisibilité du folklore kurde dans les études folkloriques mondiales. L’absence des motifs du folklore kurde et de la littérature orale dans les index du folklore mondial. Communication insuffisante des folkloristes kurdes avec les autres folkloristes du monde.

2.2.2.      Profil et attentes des étudiants

Les étudiants de premier cycle viennent généralement à ces pro­grammes après le lycée. Jusqu’à présent, les étudiants dont la langue maternelle est le kurde ont toujours suivi ces programmes. Les étudiants en master ont des âges différents et viennent de professions différentes telles que professeur, chercheur, traducteur, etc.

Au début, nous avons constaté que, parmi nos étudiants, certains avaient des préjugés, selon lesquels le domaine des « études folkloriques » serait davantage un travail non académique. Cependant, nous nous sommes rendus compte que ce préjugé disparaissait au fur et à mesure de l’avance­ment des cours et que nos étudiants souhaitaient participer à ces études plus volontiers et plus sérieusement.

Les étudiants en Master 1 et Master 2 sont encouragés à préparer un projet de fin d’études et un mémoire, notamment sur le folklore kurde. Envi­ron un tiers des étudiants de Master s’intéressent au folklore kurde et à la littérature orale et souhaitent préparer leur mémoire dans ce domaine. On notera que plus d’un millier d’étudiants ont été diplômés, notamment en Master 1. Par ailleurs, entre 2012 et 2020, 356 mémoires de Master 2 et 13 thèses de doctorat ont été soutenus dans les universités turques dis­pensant un enseignement dans le domaine de la langue, de la littérature et de la culture kurdes. Parmi celles-ci, le taux de mémoires sur le folklore kurde est de 21 %8. Ces chiffres montrent une fois de plus le lien étroit entre folklore et identité, c’est-à-dire que le « folklore » est perçu comme « identité nationale9 ». La plupart des étudiants qui viennent dans ce dépar­tement ont pour objectif de devenir professeurs de kurde dans les écoles publiques. Il y a aussi des étudiants qui visent une carrière universitaire. Bien sûr, ceux qui ont déjà un emploi et qui veulent apprendre la langue, la culture et la littérature kurdes dans cette section ne sont pas rares.

3.        L’enseignement de la littérature orale kurde en Syrie

Nous abordons la question de l’enseignement du folklore et de la litté­rature orale kurde en termes généraux en Syrie dans les universités fondées dans les régions kurdes. C’est une expérience récente en Syrie, tout comme en Turquie.

3.1.       La mise en place de l’enseignement de la littérature orale kurde

Le nouveau contexte imposé par la guerre à l’époque (2012-2018) rendit le déplacement très dangereux entre les différentes régions kurdes isolées et sous blocus. Dans une démarche pour se réapproprier leur langue et leur culture, la collaboration entre plusieurs universitaires aboutit à la fondation du premier institut de langue et de littérature kurde « Viyan Amara » en octobre 2013 à Afrine. Il était destiné à la formation des ensei­gnants en deux ans10. L’enseignement du kurde était un événement impor­tant et constitue un tournant historique11. Pour démarrer et avancer, cette première phase s’est heurtée à plusieurs difficultés : le manque de manuel d’apprentissage et de matériel pédagogique ; l’interruption des voies de communication12.

Créer des universités était un réel besoin pour que les étudiants puissent continuer leurs études. En 2015, une première université voit le jour à Afrine. Trois autres universités suivront : l’université du Rojava (2016), l’université de Kobané (2017) et l’université Al-Sharq à Raqqa (2021). Des dizaines de départements offrent des formations dans différentes disci­plines (médecine, ingénierie civile et écologique, pétrochimie, agriculture, langue et littérature kurde, jineolojî « science de la femme »…). L’ensei­gnement de la littérature orale est assuré effectivement depuis 2015. Afin d’exposer et rendre visible cette expérience récente, j’ai réalisé une enquête qui, certes, n’est pas approfondie sous forme de sondage systéma­tique auprès des enseignants et des étudiants, mais que j’ai analysée pour cet article. En voici la synthèse.

3.2.       Retour sur expérience

La plupart des enseignants sont des diplômés du département, d’autres ont suivi des formations intensives pour acquérir des compétences linguis­tiques et des connaissances dans le domaine. L’enseignant doit pouvoir expliquer la matière en kurde.

Le folkloriste, le collecteur et le chercheur le plus connu dans la région d’Aljazira, Salihê Heydo, est un cas exceptionnel. Originaire de la ville d’Amoude, il a 65 ans. Il a consacré sa vie à sauvegarder et à collecter des textes oraux. Il a pu visiter des régions des quatre parties du Kurdistan pour observer, écouter et noter les performances de différents genres. Il enseigne la littérature orale à l’université du Rojava depuis sa création en 2016. Il a préparé environ 95 recueils au cours de ses voyages ; 75 sont déjà impri­més. Les recueils sont exploités comme support dans l’enseignement.

3.2.1.      Les objectifs et les attentes

Les objectifs poursuivis par les enseignants et les attentes des étudiants sont considérables, entre autres :

      • la résistance aux politiques d’extermination et de déracinement des États dominants et aux tentatives d’assimilation et d’acculturation ;
      • l’enseignement de la littérature orale est indispensable pour nouer des contacts et fonder des ponts avec le passé et les ancêtres ;
      • transmettre les savoirs traditionnels à la nouvelle génération et la sen­sibiliser à ces savoirs ;
      • le fait de donner accès à la richesse de la langue et du patrimoine culturel immatériel kurde ; renforcer le sentiment de cohésion sociale et identitaire ;
      • le fait de se connaître et se réapproprier la culture ; se situer par rapport aux autres cultures orales ; faire connaître les particularités de la litté­rature orale kurde ;
      • le fait de positionner la littérature orale par rapport à la littérature écrite : elles se complètent et doivent être enseignées ensemble. Les deux enseignements sont essentiels pour revitaliser la langue ;
      • le fait de programmer des formations pour les étudiants pour les pré­parer à faire des études et des recherches ;
      • l’un des objectifs est de faire connaître cet art verbal qui est une pro­duction du peuple (collective) et d’attirer l’attention des apprenants sur les valeurs culturelles transmises qui sont en train de reculer face à la propagation de la technologie ;
      • la connaissance de la littérature orale est indispensable pour com­prendre l’influence de la littérature orale sur la production des œuvres littéraires écrites en kurde.

En effet, à partir du 2018, les étudiants font partie de la première géné­ration ayant obtenu son baccalauréat en kurde. Leur scolarisation a été réalisée en kurde. Ils sont les plus intéressés par les cours. Ils se familia­risent facilement avec le domaine. Leur niveau de la compréhension est meilleur. Les étudiants disent qu’ils ont l’opportunité d’apprendre leur lit­térature directement dans leur langue maternelle. C’est une grande chance et un grand avantage pour eux. Ils en sont très fiers. Ils apprennent leur propre culture et découvrent la vie quotidienne des ancêtres à travers les textes. Ils sont conscients de l’importance de cette littérature dans la cons­truction et la sauvegarde de l’identité kurde. Plusieurs demandes sont exprimées :

      • intégrer les recherches de terrain. Les étudiants demandent à l’univer­sité de mettre en œuvre un programme particulier pour les former au travail de terrain : collecte, transcription et édition. À Kobané par exemple, les étudiants remarquent qu’il y a encore beaucoup à collecter et à sauvegarder. Ils prennent des initiatives personnelles ;
      • certains étudiants veulent mener des recherches ou bien travailler sur un genre précis, mais des ouvrages de référence et des formations con­cernant les bases méthodologiques, manquent ;
      • pour une meilleure compréhension de la littérature orale : les appre­nants réclament des séances vivantes : par exemple des performances de dengbêj ou de contage ;
      • les étudiants observent que l’avancée de la technologie a un effet négatif sur les jeunes générations qui se traduit par un manque d’intérêt pour la littérature orale.

3.2.2.      Le contenu des programmes d’enseignement

L’intitulé du cours se différencie entre folklore et zargotin, formé de zar /langue/ + gotin /parole/ ; le mot signifie au sens premier « parole trans­mise » ; d’où son utilisation dans le sens de « littérature orale ».

Chaque université organise ce séminaire d’une façon autonome et chaque enseignant a recours à ses propres méthodes. La terminologie variable renvoie à un problème de définition. La littérature orale est com­prise comme une branche du folklore sans pour autant aborder la notion d’oralité, les conditions de production et de réception, la notion de perfor­mance ou les spécificités de cette modalité d’expression par rapport à la littérature écrite. Le volume horaire des enseignements s’établit comme suit :

      • à l’université de Kobané : 4 heures par semaine sur deux semestres ;
      • à l’université du Rojava : 6 heures par semaine sur deux semestres.

En général le contenu comprend :

      • introduction : définition des notions comme folklore et zargotin et de ses formes, de ses genres, de son rôle et de son importance ;
      • présentation d’un panorama extensif des travaux de collecte et de sau­vegarde ainsi des recueils publiés, etc ;
      • des cours pour expliquer et définir avec des exemples les différents genres de la littérature orale. À la fin de chaque cours, les références sont mentionnées.

Le contenu des cours est préparé sous forme de documents distribués aux étudiants. L’évaluation de fin d’année s’effectue sur 100 points. Elle se fait sous plusieurs formes : orale, écrite et devoirs pratiques.

3.2.3.      La méthode et les supports exploités dans l’enseignement

Les supports exploités se composent des recueils déjà édités. L’ensei­gnement est focalisé sur les textes et pas forcément sur des supports audio et audiovisuels. L’enseignant définit le genre des textes, explore le contenu avec les étudiants (vocabulaire difficile, lexique, syntaxe et expressions) et à la fin, il décode le message culturel et les thèmes. Les étudiants sont invités à dire les textes (s’il s’agit de chants traditionnels), l’enseignant leur montre la manière de chanter. Il s’agit de réaliser une performance avec les étudiants. L’enseignant demande aux étudiants de chercher à collecter des textes comparables dans leur entourage dans le but de les expliquer en cours. L’enseignant apporte parfois des instruments de musique (s’ils exis­tent) et qui accompagnent la performance. Le but est de montrer une per­formance qui se réalise en intégrant la musique (instruments à vent et à cordes).

Les textes oraux transcrits et fixés sont sortis de leur contexte et ne don­nent pas accès à tous les éléments et facteurs de la performance. Les pro­duits de la littérature orale ne sont pas de simples textes (Moumouch, 2020). Ainsi, dans le processus de l’enseignement, il faut penser à la façon dont on peut compenser ce qui est perdu dans les textes fixés et transcrits, ceci en prenant en considération la nature des œuvres orales comme le sou­ligne U. Baumgardt :

« […] la spécificité du texte de littérature orale relève justement du fait que le texte n’est pas seul, mais qu’il est entouré, qu’il est tributaire de la per­formance, qu’il est indissociable des éléments relevant de la situation d’énonciation et de la façon de le dire, car en dehors de la performance, le texte de littéraire orale n’existe pas » (Baumgardt et Derive, 2008 : 50).

D’après les résultats observés du sondage, nous pouvons constater que l’importance de la littérature orale est reconnue par les enseignants et les étudiants. Nous ne rencontrons pas l’un des problèmes auxquels peuvent être confrontés les enseignants dans d’autres contextes, par exemple un manque de motivation. En effet, nous remarquons qu’il y a une réelle ad­hésion et une forte motivation qui montrent la légitimité de la discipline et un intérêt clairement exprimé. C’est une réalité qui ne peut être identique dans d’autres sociétés contemporaines. Le problème qui persiste est l’ab­sence d’une méthodologie commune ; d’où la nécessité d’élaborer des sup­ports et un manuel. Dans une société marquée par la coexistence de deux modalités de transmission de la littérature orale, à savoir l’oralité première et seconde, il est vital d’associer l’observation de la pratique de l’oralité à l’étude des textes dans une démarche de complémentarité dans l’enseignement.

Conclusion

L’enseignement du folklore et de la littérature orale kurdes illustré à travers les exemples de la Turquie et de la Syrie présente de nombreux aspects communs mais également des différences. L’expérience d’ensei­gnement d’une langue et d’une littérature qui n’ont pas été formellement enseignées est unique. Dans le cas de la Turquie, au cours de cette décen­nie, des centaines d’étudiants kurdes ont été diplômés des départements de langue et littérature kurdes. Un nombre important de projets de fin d’études de premier cycle, de mémoires de Master 1 et de Master 2 liés au folklore kurde et à la littérature orale ont été préparés au cours de ce processus.

Dans le cas de la Syrie, malgré les grands obstacles imposés par le con­texte politique, la guerre, l’extrême violence et le manque de moyens, les bases d’un enseignement ont pu être mis en place. Les enseignants s’adres­sent à des locuteurs du kurde, une partie d’entre eux ont déjà eu une for­mation en kurde. Ce contexte représente un atout réel qui mène à élaborer la didactique. Une importance égale est accordée à la fonction centrale de l’enseignement dans la valorisation de la littérature orale et sa pratique, l’appropriation et la revitalisation de la langue, mais également la trans­mission des valeurs et le maintien de l’identité culturelle.

Ces deux exemples peuvent intéresser à bien des égards les chercheurs et les enseignants dans le cadre des études de la littérature orale. Cette expérience, qui n’a que dix ans, est naturellement confrontée à de nom­breux problèmes et incertitudes. Malgré quelques différences program­matiques et méthodologiques, la rencontre avec les spécialistes d’études similaires à travers le monde permettra de développer et d’élargir cette expérience.

En particulier, la fondation d’un institut de folklore au Rojava se situe dans la logique de promouvoir des politiques de recherche et de formation dans un cadre spécialisé dans le domaine. L’un des objectifs sera de réper­torier ces études et de coopérer avec des institutions comparables dans le monde.

 

Références bibliographiques

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    • Bedir Khan, Emir Djeladet & Lescot, Roger (1970), Grammaire Kurde (Dialecte kurmandji), Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient, 388 p.
    • Blau, Joyce (2000), Méthode de Kurde (Sorani), Paris, L’Harmattan, 328 p.
    • Blau, Joyce & Barak, Veysi (1999), Manuel de Kurde (Kurmancî), Paris, L’Harmattan, 232 p.
    • Baumgardt, Ursula & Derive, Jean (2008), Littératures orales afri­caines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 323 p.
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    • Gorgas, Jordi Tejel (2006), « Les Kurdes de Syrie, de la ‘dissimulation’ à la ‘visibilité’ ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditer­ranée, n°115-116 : http://journals.openedition.org/remmm/3022 https://doi.org/10.4000/remmm.3022.
    • Hamelink, Wendelmoet (2016), The Sung Home: Narrative, Morality, and the Kurdish Nation, Leiden, Brill, 462 p.
    • Moumouch, Larbi (2020), « Littérature et enseignement : quelle littérature amazighe enseigner ? », Asinag, n°15, p.131-143.
    • Öztürk, Mustafa (2017), Koleksîyona Aleksandre Jaba ya Destnivîsên Kurdî (Vekolîn û Saloxdan), [Collection de manuscrits kurdes d’Alexandre Jaba], Ankara, Lîs, 335 p.
    • Pertev, Ramazan (2018), Folklor û Nasnameya Kurdî ya Neteweyî (1898-1946) [Folklore et identité nationale kurde (1898-1946)], Avesta, Istanbul, 344 p.
    • Sadak, Cevahir & Akyol, Hilmi (2007), Antolojiya Dengbêjan 1 [Anthologie des dengbêj], Amed, Weşanên Şaredariya Mezin a Amedê [Dıyarbakır, Publication de la municipalité métropolitaine de Dıyarbakır], 460 p.
    • Yιldιrιmçakar, Ziyattin & Çakar, Sinan & Güzel, Şerif (2021), « Bîbliyografyaya Tezên Master û Doktorayê yên Beşên Ziman û Edebiyata Kurdî û Ziman û Çanda Kurdî » [Bibliographie des mémoires de Master et des Thèses de doctorat (2011-2020)], Kurdiyat, hejmar/issue 3, p. 67-99.

Sites Internet :

 

 


 

 

Notes:

1  Pour plus d’informations à ce sujet en français, voir :  https://www.institutkurde.org/ ;  Emir Djeladet Bedir Khan et Roger Lescot, 1970 ; Joyce Blau et Veysi Barak, 1999 ; Joyce Blau, 2000.

2  Pour plus d’information sur cette partie, voir les deux articles mentionnés sur les sites :

3  Pour une étude récente sur le dengbéj, voir W. Hamelink, 2016.

4  https://www.wmezopotamyaye.org/ku/d/wesan/26-folklor-u-ziman-5.html

5  https://obs.artuklu.edu.tr/oibs/bologna/index.aspx?lang=tr&curOp=showPac&curUnit=4&curSunit=300#

6  Les collectes les plus volumineuses et les plus importantes sont celles réalisées par Alexander Auguste Jaba (1801-1894) dans les années 1850. Pour un exemple de traduction française d’un ouvrage de cette collection, voir Mahmoud Bayazidi, 2015. Pour une étude en kurde plus détaillée sur ce sujet, voir Mustafa Öztürk, 2017.

7  Par exemple, Current Folklore Theories de Richard Dorson a été traduit de l’anglais vers le kurde/kurmandji par Necat Keskin (Dorson, 2017).

8  Z. Yıldırımçakar, S. Çakar & Ş. Guzel, 2021 ; Z. Yıldırımçakar, S. Çakar & Ş. Guzel, 2021.

9  Pour une étude récente sur la relation entre le folklore kurde et l’identité nationale kurde, voir Pertev, 2018.          

10  La première année, 500 étudiants se sont inscrits, majoritairement des femmes. À l’époque, il fallait former des enseignants pour assurer l’enseignement du kurde à 45 000 élèves dans la région.

11  En tant que membre fondatrice, j’ai participé à la préparation des matières d’enseignement et à la planification des formations en histoire, en grammaire et plus spécialement en littérature kurde.

12  Une aide précieuse nous a été envoyée par nos collègues kurdes de Turquie, clandestinement : des revues littéraires, des romans et des recueils édités de littérature orale.

L’enseignement de la littérature orale quechua à l’Inalco

 

César Itier

Inalco – Cerlom

 

 

 

Résumé

Cet article présente l’enseignement de la littérature orale quechua dispensé à l’Inalco dans le cadre du Diplôme de Langue et Culture Quechua. Ce cours se donne pour principal objectif d’entraîner les étudiants à dégager l’intention de performances singulières situées dans leur contexte d’énonciation, ainsi que le sens socialisé d’une série de thèmes narratifs envisagés à travers différentes versions. Les étudiants sont ensuite invités à ébaucher, par une réflexion menée en commun, une vision d’ensemble de l’organisation interne de cette littérature, c’est-à-dire des différentes catégories de récits qui la constituent et de leurs fonc­tions respectives.

Mots-clés

Littérature orale, enseignement, conte, mythe, quechua

 

Abstract

Teaching Quechua Oral Literature at Inalco—This article describes the teaching of Quechua oral literature at Inalco, which is part of the Quechua Language and Culture Diploma. The primary objective is to teach students to identify the intention of specific performances in their enunciation contexts, as well as the socialized meaning of a series of different versions of narrative themes. Students are then asked to collectively sketch an overall vision of the internal organization of this literature, i.e., of the narrative categories of that constitute it and their respective functions and uses.

Key words

Oral literature, teaching, tale, myth, Quechua

 

 

Introduction

Plusieurs universités latino-américaines incluent aujourd’hui dans leur cursus de licence en littérature une ou deux unités d’enseignement portant sur la « littérature orale », « l’oralité » ou « l’art verbal ». Ces cours combinent le plus souvent une perspective disciplinaire d’orientation très variable et une présentation des oralités dans les diverses langues autoch­tones du pays concerné1. À ma connaissance, en Amérique Latine aucune littérature orale amérindienne ne fait l’objet d’un enseignement universitaire qui lui soit propre. Le cours « littérature orale quechua 1 et 2 » (26h sur deux semestres), dispensé au troisième niveau du Diplôme de Langue et Culture Quechua à l’Inalco, n’a donc pas d’équivalent. Sa création s’est imposée à moi lorsque j’ai assumé la responsabilité de ce diplôme en 1994 et constitué ses enseignements de civilisation. L’étude de l’oralité narrative m’est apparue alors comme l’une des meilleures intro­ductions possibles à la culture quechua, puisqu’elle est le discours que les Andins eux-mêmes tiennent sur leur vie sociale2.

C’est donc en grande partie un objectif d’enseignement qui m’a conduit vers ce sujet de recherche. Entre 1994 et 2000, j’ai mené chaque été un travail de terrain dans le sud du Pérou et le nord de la Bolivie, en me concentrant tout particulièrement sur les répertoires de deux conteurs monolingues, Agustín Thupa Pacco et Santos Pacco Ccama, de la communauté de Usi, dans la province de Quispicanchi du département de Cuzco, au Pérou. La centaine de récits que j’ai recueillis et l’enquête ethno­graphique que j’ai menée pour tenter de les comprendre constituent les données de base de ce cours.

Celui-ci commence par proposer aux étudiants des critères de transcrip­tion, d’édition et de traduction du texte oral. Je décrirai ici la partie essen­tielle de cet enseignement, celle qui est consacrée à l’analyse et à l’interprétation des récits.

1.        Le travail d’interprétation

Le cours se déroule sous la forme d’un atelier. Avant chaque séance – ou groupe de séances – les étudiants doivent faire chez eux une lecture réfléchie d’un ou plusieurs récit(s) dont la transcription en quechua et la traduction leur ont été données dans un dossier en début de semestre. Dans un premier temps, je présente le contexte dans lequel le récit m’a été fait, j’aborde la question de ses origines culturelles – c’est-à-dire celle de ses composantes autochtones et/ou hispaniques – et de son insertion dans un ensemble thématique plus vaste. Le travail commun peut alors com­mencer : les étudiants sont invités à identifier des connexions entre le conte ou le mythe étudié et d’autres récits andins ou européens – ou d’autres régions du monde – qu’ils connaîtraient déjà, puis à caractériser les person­nages et à interpréter leur comportement. Nous dégageons ensuite la logique structurelle du conte, qui gouverne l’enchaînement des actions et révèle son intention. Une partie du cours consiste donc en un entraînement à l’explication de texte, à chaque étape de laquelle j’apporte des informat­ions sur les pratiques sociales et culturelles évoquées dans le récit.

L’oralité et la situation d’interlocution qu’elle implique ajoutent à cette approche traditionnelle une dimension en principe absente de l’étude du texte écrit : le récit oral ne saurait être pleinement compris hors de son contexte d’énonciation. En dernière instance, il s’agit de comprendre pour­quoi une personne choisit, dans une circonstance donnée, de raconter à un interlocuteur déterminé une certaine histoire à laquelle elle donnera sa propre inflexion. Cette dimension est sans doute la plus difficile à saisir pour le chercheur, qui n’a que rarement la chance d’enregistrer un conte hors d’une séance narrative sollicitée. Il faut donc trouver des biais pour l’aborder. Je consacre la première séance interprétative du cours à l’analyse du premier récit qu’Agustín Thupa a choisi de me faire. Mon objectif est d’amener les étudiants à découvrir eux-mêmes le message voilé qu’il a voulu m’adresser. Nous mettons ainsi en lumière l’une des fonctions du conte : il peut être une façon détournée de transmettre un message qu’il serait trop délicat d’exprimer ouvertement, en l’occurrence, la promesse que me faisait Agustín Thupa de me livrer son répertoire narratif en échange d’une relation durable qui aiderait sa famille à sortir de la pauvreté. Cet exemple permet aux étudiants de mesurer combien la signification d’un récit oral dépend avant tout, comme pour toute parole, du contexte immédiat dans lequel il est énoncé.

Lors des séances suivantes nous oscillons entre l’interprétation du récit envisagé dans sa singularité – comme dans l’exemple qui précède – et une approche thématique qui compare différentes variantes d’un même conte pour en dégager un niveau de signification moins circonstanciel, plus stable et, pourrait-on dire, plus socialisé. L’étude de chaque récit s’achève souvent sur l’écoute de son enregistrement audio, tant il importe de rendre sensibles les propriétés esthétiques de la performance, sa corporéité et sa vibration. Nous les commentons brièvement après l’écoute.

Du point de vue de la mise au jour de l’intention et du sens, celui d’une version singulière ou celui d’un thème narratif, la bibliographie andiniste est souvent décevante. L’étude des littératures orales des pays hispano-américains a été dominée pendant presque toute la seconde moitié du XXe siècle par les paradigmes du folklore, puis de l’anthropologie structuraliste. L’objectif des folkloristes était de reconstruire, par la comparaison, l’histoire de la diffusion géographique et des transformations des contes-types. Malheureusement, à l’exception de quelques articles du chercheur péruvien Efraín Morote Best, écrits dans les années 1940 à 1950, l’objectif ultime de la discipline, telle qu’elle a été pratiquée dans les pays andins, n’a été que rarement atteint et la plupart des folkloristes s’en sont tenus à la collecte et à l’édition, souvent peu rigoureuse, de textes assortis de commentaires généraux. Dans tous les cas, la question de la signification des récits a peu retenu l’attention des chercheurs et a même souvent été considérée comme résolue d’avance. Dans le contexte intellectuel latino-américain des années 1940 et 1980, très marqué par la pensée marxiste, les contes, que l’on considérait comme des créations collectives du « peuple », ne pouvaient traiter que d’un grand thème éternel : la lutte des opprimés contre les puissants (par exemple, Ossio Acuña, 1973 ; Ansión, 1987 ; Fourtané, 1991). Le travail d’interprétation se limitait alors à commenter, le cas échéant et plus ou moins brièvement, le traitement que tel ou tel conte ou mythe faisait de ce thème. À partir du début des années 1970, le modèle lévi-straussien a conduit l’anthropologie, dont l’enseignement déplaçait rapidement celui du folklore dans les universités latino-améri­caines, à chercher dans les narrations orales une « pensée mythique » sus­ceptible d’être atteinte au moyen de l’analyse structurale, c’est-à-dire en mettant au jour les systèmes d’opposition sous-jacents aux récits. Malheu­reusement, comme à l’époque du folklore, rares ont été les chercheurs ayant transcrit et publié fidèlement les versions originales des récits qu’ils analysaient : traductions et résumés suffisaient pour élaborer des schémas structuraux. Mon enseignement retient cependant du folklore et du structu­ralisme, voire de la sémiotique, quelques notions utiles à l’analyse, qui sont progressivement introduites et définies : thème narratif, conte-type, séquence, motif, actant, sujet, thème du récit, schème, transformation, etc.

On peut tout de même coïncider sur une question essentielle avec la plupart des chercheurs ayant étudié la tradition orale quechua dans la seconde moitié du XXe siècle : les récits traditionnels ne pensent pas des questions philosophiques abstraites, contrairement à ce que croyait Claude Lévi-Strauss, mais traitent de la vie sociale dans ses aspects les plus concrets. Afin d’identifier les questions abordées par ces récits, il nous faut revenir à la singularité des versions et des performances.

En voici un exemple étudié pendant le cours. J’ai recueilli dans la communauté quechua d’Amarete, dans le nord du département bolivien de La Paz, plusieurs versions du récit suivant intitulé « Le lac gendre » (Tulqaqucha). Une jeune fille entretient une relation cachée avec un jeune homme qu’elle retrouve chaque jour à l’extérieur du village, lorsqu’elle ramasse du bois sec ou fait paître les quelques moutons que possède sa famille. Certains indices éveillent les soupçons de ses parents. Le père la suit un jour en se dissimulant. Lorsqu’il aperçoit les amants, il se mani­feste, provoquant la fuite du jeune homme vers les hauteurs, suivi de la jeune fille. Poursuivis par le père, les deux jeunes gens disparaissent dans un lac. Depuis la berge, l’homme supplie que sa fille lui soit rendue. Le jeune homme sort du lac et offre au père, en guise de « prix de la fiancée », des calebasses que son beau-père devra placer dans des enclos, près de sa maison, sans tenter de les ouvrir. Se croyant floué par un paiement dérisoire, l’homme contrevient à la mystérieuse instruction et ouvre les calebasses alors qu’il commence à peine à redescendre vers sa maison. S’en échappent lamas, alpagas et moutons, ainsi que des pâturages. Le jeune homme était en réalité la divinité-montagne de la région. Depuis ce jour, de riches pâturages et d’abondants troupeaux existent sur les plateaux surplombant la communauté d’Amarete, alors que celle-ci en est dépourvue et doit se consacrer exclusivement à l’agriculture. Implicite­ment, ces événements créent une complémentarité économique entre deux espaces écologiquement et socialement différenciés, sous la tutelle d’une divinité-montagne considérée comme « le gendre d’Amarete », auquel un culte est désormais rendu.

« Le lac gendre » traite donc de l’origine d’une différentiation écologique au sein de l’espace local, d’une complémentarité entre éleveurs et agriculteurs et d’un culte fédérateur. Il peut être considéré comme un mythe expliquant la configuration écologique, sociale et religieuse actuelle de la région. C’est le sujet du récit. Mais il faut distinguer sujet et thème : ce mythe ne pose-t-il pas une question cruciale autre que son sujet expli­cite ? L’analyse nous conduit à comprendre que « Le lac gendre » a pour intention première de problématiser le dilemme auquel sont confrontés des parents lorsqu’ils découvrent que leur fille s’est choisie un conjoint et souhaite fonder avec lui un nouveau foyer. Ils perdront dans un premier temps une importante force de travail, qui ne pourra être compensée qu’en différé par le « service de la fiancée » que leur gendre leur devra tout au long de leur vie (les échanges au sein des communautés andines ne sont pas monétarisés). Le conjoint qu’a choisi leur fille sera-t-il à la hauteur de leurs attentes ou de leurs besoins ? Doivent-ils s’opposer à son choix et tenter d’empêcher son mariage ou de lui imposer un autre époux, plus à leur convenance ? Quels risques courent-ils dans ce cas ? Dans « Le lac gendre », les événements se sont enchaînés si rapidement que le père n’a pas eu le temps de la réflexion : préjugeant de l’hostilité de son père à son union avec le mystérieux jeune homme, la jeune fille s’est enfuie avec son amant, comme il arrive que cela se produise dans la réalité. Habituelle­ment, la fuite est provisoire et le couple revient quelques mois plus tard, lorsque la jeune fille est enceinte ou qu’un enfant est né. Il ne reste alors plus aux parents qu’à consentir au mariage. « Le lac gendre » semble adresser aux parents le message suivant : vous n’avez d’autre choix que d’accepter le conjoint que choisira votre fille et d’avoir confiance en votre gendre, car celui-ci est pour ses beaux-parents ce qu’est la divinité-montagne pour un village : une source infinie de bienfaits. À condition, bien sûr, d’accepter le sacrifice initial. Dans « Le lac gendre », c’est ce que n’a pas compris le personnage du père, véritable protagoniste du mythe.

Le récit de l’origine du lien unissant Amarete à sa divinité tutélaire peut cependant avoir d’autres usages. L’une des personnes m’ayant rapporté ce mythe, Gregoria Limachi, signale deux fois au cours de son récit qu’elle connaît celui-ci car elle a entendu, lorsqu’elle était adolescente, ses parents se le raconter entre eux devant elle. Une analyse attentive de sa version montre que les parents de Gregoria Limachi ont utilisé le mythe pour adresser un message indirect à leur fille : n’aie pas de relation amoureuse cachée, car nous ne nous opposerons pas à ton choix lorsque tu voudras former un foyer ; en effet, contrairement au protagoniste du récit, qui n’a pas eu confiance en son gendre et a perdu toute compensation matrimo­niale, nous savons que l’homme que tu choisiras sera pour nous aussi bénéfique qu’un dieu. Gregoria Limachi nous a permis d’atteindre indirec­tement une performance spontanée, à laquelle un ethnographe aurait peu de chances d’assister, et d’accéder à une signification réelle du mythe dans un contexte d’énonciation réel.

Nous sommes loin de l’interprétation lévi-straussienne des mythes. Selon mon expérience, les mythes andins expriment tous des messages du même ordre, que l’on pourrait juger triviaux d’un point de vue philoso­phique, mais qui correspondent aux enjeux cruciaux de la vie en société : le mythe du Déluge montre qu’il ne faut pas maltraiter son épouse, celui de l’origine de tel canal d’irrigation rappelle qu’il ne faut pas prétendre à la main d’une jeune fille contre la volonté de ses parents, etc. La forme mythique est la conséquence de la fonction des récits qui l’adoptent : les mythes sont des récits de formation qui cherchent à marquer la conscience des futurs adultes et à influer sur leur comportement en convoquant les images les plus frappantes et les plus mémorables qui soient.

2.        Organisation interne de la littérature orale

Un enseignement consacré à une littérature particulière ne saurait se limiter à une suite d’interprétations de performances singulières ou de thèmes narratifs. Il doit aussi viser une compréhension globale de cette littérature. Séance après séance nous nous efforçons d’ébaucher progres­sivement une vision d’ensemble, c’est-à-dire d’appréhender l’oralité narrative quechua comme un tout organisé répondant aux enjeux d’une société spécifique à un certain moment de son histoire. En d’autres termes, nous cherchons à dépasser l’indispensable étape « philologique » des inter­prétations de texte pour pénétrer dans le champ de l’anthropologie. Nous y avons déjà été introduits par l’approche thématique, qui centre l’attention sur la dimension socialement partagée et relativement stable du message, au-delà de l’usage et des inflexions propres à chaque performance.

Les 10 à 12 récits que nous abordons au cours de l’année nous permettent, en fin de second semestre, d’envisager une mise en ordre du matériel étudié. En l’état actuel de notre travail, l’organisation interne de la littérature orale narrative quechua me semble être la suivante : autour d’un noyau de contes au nombre relativement limité, très fréquemment racontés et présentant une dimension mythique, s’étendent principalement deux autres cercles narratifs, celui des récits de rencontre avec une entité prédatrice et celui des contes bur­lesques qui satirisent les membres du secteur social dominant. Ces trois zones ne sont évidemment pas séparées par des limites nettes. Ce sont plutôt les grands pôles qui me semblent structurer, d’un point de vue sémantique et fonctionnel, la littérature narrative orale quechua. Revenons sur chacun d’entre eux.

2.1.       Le premier cercle : les contes mythologiques

Au cœur de cette littérature se trouve une zone de relative stabilité cons­tituée par un nombre assez limité de récits-types. Si l’on en croit les recueils existants, ils sont plus fréquemment racontés que d’autres, ce qui explique probablement leur moindre variabilité. La composition de ce noyau n’est bien sûr pas identique d’une région à l’autre du vaste espace où l’on parle le quechua, mais, à l’intérieur de chaque zone, on se fait à peu près la même idée de l’histoire de la jeune fille et du condor ou de celle des deux frères. Pour ce qui est du sud du Pérou, la bibliographie disponible et mes propres recherches de terrain me permettent d’identifier les principales composantes de ce premier cercle narratif. Elles me semblent être les suivantes, classables en deux catégories thématiques dont le contenu général peut être explicité sous forme d’injonctions :

    • Les fiancés non humains : il faut être clairvoyant quant aux enjeux économiques de l’alliance
      • 1 sous-thème des fiancés animaux (« La jeune fille et le serpent », « La jeune fille et le condor », « La jeune fille et le faucon », « Le jeune homme et la perdrix », « Le jeune homme et le crapaud », etc.) ;
      • 2 « Le lac gendre ».
    • Les égoïstes punis : il faut faire famille avec l’autre
      • 3 « Les trois frères paresseux » ;
      • 4 « L’ogresse » ;
      • 5 « Les deux frères » ;
      • 6 « Le village englouti ».

Chacun de ces six thèmes narratifs ou contes concerne une question fondamentale pour la reproduction des sociétés andines : les points 1 et 2 problématisent le choix d’un conjoint ou d’un gendre ; 3, 4 et 5 expriment la nécessité de la solidarité interfamiliale, qui assure la survie du groupe ; 6 montre l’hospitalité envers l’étranger comme une nécessaire prévention contre les agressions extérieures. Tous ces récits obéissent à un même principe : ils cherchent à nous faire vivre en imagination un échec que nous ne devrons pas répéter dans la vie réelle. Ils peuvent être ramenés à une proposition logique unique : « Si tu fais ça, il se passera ça ».

Ces contes sont également unis par leur caractère mythique. Ils relatent des événements s’étant produits « dans les temps anciens » : les contes de fiancés animaux appartiennent à l’époque où les animaux parlaient avec les humains, « Le lac gendre » se situe au temps de la fondation du village d’Amarete, « Les deux frères » raconte l’origine des cerfs, « les trois frères paresseux » celle des Pléiades ou, selon les régions, du triple phénomène du tonnerre, de l’éclair et de la grêle ; « L’ogresse » explique, également selon les régions, l’existence d’une cordillère, des moustiques ou de la patakichka, plante épineuse que l’on fait pousser sur les murets qui séparent les champs afin d’empêcher animaux et humains d’y pénétrer ; « Le village englouti » est une légende étiologique rapportée à de nombreux lacs andins. L’environnement se constitue ainsi en un ensemble de « mnémotopes » qui nous rappellent les valeurs fondamentales de la vie en société.

Ces contes mythologiques ont donc une fonction éminemment pédago­gique, voire initiatique, et sont d’ailleurs essentiellement racontés aux enfants et aux adolescents, qu’ils préparent à se réaliser en tant que membres de la société.

2.2.       Le second cercle : attaques prédatrices

Au-delà de ces classiques empreints d’une mythologie plutôt avenante et parfois drolatique, la littérature narrative orale quechua se présente au collecteur comme une nébuleuse mouvante et en perpétuelle expansion. Les Andins trouveraient d’ailleurs le contage bien monotone s’ils n’atten­daient du conteur qu’il rapporte de nouvelles histoires. C’est pourquoi les moments où l’on reçoit une personne venue de l’extérieur, susceptible de faire connaître de nouveaux récits, font partie des circonstances privi­légiées de la narration orale. Cela explique sans doute que les meilleurs conteurs soient souvent des personnes qui ont voyagé, c’est-à-dire en général, mais pas exclusivement, des hommes.

C’est également la raison pour laquelle de très nombreux contes mettent en scène un voyageur confronté à des prédateurs plus ou moins effrayants : animal sauvage, voleur de bestiaux, égorgeur faisant commerce de graisse humaine, lama anthropophage, revenant cannibale, tête volante cherchant à adhérer au corps du premier venu, âme errante susceptible de nous entraîner dans la mort, etc. Une partie de ces antagonistes provient de l’imaginaire médiéval européen, lequel a été plus ou moins transformé dans les Andes3. Ces récits, qui se présentent comme une sorte de cycle du voyageur, constituent le second cercle de la littérature orale quechua et présentent plus de variabilité que les contes mythologiques. La plupart d’entre eux sont présentés comme véridiques : la mésaventure est arrivée un jour à quelqu’un du village ou d’un village voisin, voire à l’un de nos proches parents. Si ces récits sont tenus comme authentiques, c’est sans doute pour renforcer leur visée formatrice (il faut avoir du discernement et certaines autres qualités lorsque l’on quitte l’espace familier et protecteur du village) ou moralisatrice (certains de ces prédateurs sont issus de la métamorphose d’une personne ayant commis une faute : inceste, avarice, cupidité, etc.). Ces récits impressionnent d’autant plus qu’on les raconte plutôt le soir à l’heure du coucher. Ils s’achèvent le plus souvent par le châtiment ou la destruction de l’antagoniste, répétant dans un présent anecdotique certains schèmes présents dans le cercle « mythologique ».

2.3.       Le troisième cercle : satire et burlesque

Le troisième cercle de cette nébuleuse narrative se présente comme une inversion du précédent : le monde extérieur n’est plus un motif d’anxiété et d’effroi, mais de rire et de moquerie. L’antagoniste est cette fois bien réel : c’est un membre de la société dominante – traditionnellement un pro­priétaire terrien, le curé, le sous-préfet, etc. – toujours âpre au gain. Tantôt innocent tantôt malin, le protagoniste est un pauvre paysan parvenant toujours à retourner le rapport de force en sa faveur et à ridiculiser ou humilier le puissant. Si les récits du second cercle tendaient à la véridicité, ceux du troisième sont clairement fictionnels, car ils ont une fonction de compensation par rapport à la réalité vécue. Paradoxalement, leur matière narrative est en grande partie d’origine européenne, les contes burlesques espagnols ayant probablement été importés dans les Andes à l’époque moderne en même temps que l’ordre social médiéval qu’ils tournaient en dérision.

À ce troisième cercle s’intègrent les contes merveilleux, qui constituent une autre importation occidentale, quoique parfois infiltrée d’épisodes ou de motifs d’origine autochtone4. Pleins de rebondissements, leur fonction est avant tout de divertir, mais ceux qui se sont acclimatés dans les Andes exaltent toujours les faibles et moquent les puissants. Mentionnons « Le fils de l’ours » – écotype local issu de l’amalgame de « Jean de l’Ours » (AT 301B), « Jean sans Peur » (AT 326) et « Jean le Fort » (AT 650) – « La fille du Diable » (AT 313), « Les animaux reconnaissants » (AT 554) ou encore « Aladin, ou la lampe merveilleuse » (AT 561)5.

Alors que les contes mythologiques semblent être surtout racontés aux enfants et aux adolescents, les récits du deuxième cercle et, plus encore, du troisième, s’adressent souvent aux adultes. Ils sont habituellement narrés lors des pauses dans les travaux collectifs ou pendant les veillées funèbres, afin de mitiger la douleur des proches du défunt et de ne pas s’endormir.

Conclusion

Notre enseignement de la littérature orale quechua vise donc à développer chez l’étudiant, par l’exercice pratique, une habileté à analyser et interpréter un récit et à construire une vision organisée de la littérature dans laquelle il s’intègre. Situer chaque conte au sein de cet ensemble est encore une façon d’éclairer sa signification.

L’enseignement d’une littérature orale ne saurait néanmoins être envisagé comme un pur moyen de connaissance de l’autre. L’oralité est aujourd’hui en crise dans les Andes, comme dans beaucoup d’autres régions du monde, et il est plus urgent que jamais de fomenter sa collecte et de récupérer ce qui peut l’être avant qu’il ne soit trop tard. Un des objectifs de l’enseignement universitaire des littératures orales, que ce soit dans les pays où celles-ci sont vivantes ou à l’étranger, doit donc être d’encourager ce travail. Il doit consister également à dégager la valeur esthétique et les contenus éthiques de ces littératures, dont l’étude constitue potentiellement pour tous une expérience transformatrice tant elles expriment des façons originales d’habiter le monde et de se relier les uns aux autres.

 

 

Références bibliographiques

    • Ansión, Juan (1987), Desde el rincón de los muertos. El pensamiento mítico en Ayacucho, Lima, Gredes, 244 p.
    • Fourtané, Nicole (1991), « Tradition et création dans la littérature orale des Andes péruviennes : le cas des “condenados” », Thèse de doctorat, 3 vols., Tours, université François Rabelais, 1232 p.
    • Itier, César (2004), La littérature orale quechua de la région de Cuzco – Pérou, Paris, Karthala – Langues O’, 233 p.
    • Ossio Acuña, Juan (1973), Ideología mesiánica del mundo andino: antología, Lima, Ignacio Prado Pastor, 477 p.
    • Schmitt, Jean-Claude (1994), Les revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Éditions Gallimard, 306 p.

 

 


 

 

Notes:

1  C’est au Mexique que ces enseignements sont les plus développés. Dans les pays andins, autant que nous le sachions, seule l’Université Nationale de San Marcos (Lima, Pérou) propose, en septième semestre de Licence de Littérature, un cours sur ce thème, intitulé « Littératures Orales et Ethniques du Pérou ».

2  Malgré son caractère d’oxymore – du moins si l’on songe à l’étymologie du mot « littérature » – l’expression de « littérature orale », choisie pour l’intitulé du cours, me semble la plus appropriée pour se référer à un mode de communication doté de qualités esthétiques et de fonctions éthiques et/ou critiques, dans lequel interviennent créativité individuelle et activité réflexive. Il n’y a guère de raisons de penser, en effet, que les langues « à tradition écrite » posséderaient une littéra­ture tandis que les autres en seraient dépourvues ou connaîtraient tout autre chose. La littérature écrite procède d’ailleurs historiquement de la littérature orale et, dans les sociétés où elles coexistent encore – comme c’est le cas du domaine quechua – la première reste largement tributaire de l’imaginaire, des schèmes, voire des formes de la seconde, qui constitue la référence principale des auteurs et de leurs lecteurs.

3  Sur les figures de l’imaginaire narratif médiéval, cf. Schmitt, 1994.

4  Avec leur répertoire caractéristique de personnages, d’objets et d’opérations magiques, les contes merveilleux occidentaux n’ont pas d’équivalents dans le fond narratif autochtone. Ceux qui ont été intégrés à la tradition orale quechua conservent, autant que nous avons pu le constater, assez fidèlement la structure, les protagonistes et les péripéties de leurs prototypes espagnols. Quelques inflexions de détail suffisent à les rendre signifiants dans le contexte local.

5  Nous avons recueilli dans la région de Cuzco, publié et analysé « La fille du diable » et « Le fils de l’ours » (Itier, 2004 : 79-107, 151-181, respectivement).

Littérature orale : enjeux de la transmission et de l’enseignement

 

Jean Derive

Professeur honoraire, université de Savoie-Mont-Blanc

 

 

Résumé

Cet article revient sur la définition de la littérature orale au sein des études litté­raires. Il en décline les diverses composantes et recense les différentes modalités selon lesquelles se transmet cette forme spécifique de l’art verbal. Le cadre méthodologique proposé pour l’enseignement de la littérature orale tient compte de sa spécificité. L’enseignement intègre la collecte, la constitution de corpus, la contextualisation, l’analyse des textes et de leurs enjeux. La littérature orale pourra ainsi devenir une discipline autonome à part entière.

Mots-clés

Littérature orale, transmission, enseignement, sciences humaines, ethnolinguis­tique, histoire, anthropologie

 

Abstract

Oral Literature: Factors in Transmission and Teaching—This article reexa­mines the place of oral literature in literary studies, enumerating its various com­ponents and the multiple modes of transmission of this singular oral art form. The methodological framework proposed for teaching oral literature takes this specifi­city into account. Teaching integrates collection, corpus development, contex­tualization, and textual analysis of texts, while underscoring the significance of oral works. Oral literature is thus sure to become an independent discipline in the future.

Key words

Oral literature, transmission, teaching, human sciences, ethnolinguistics, history, anthropology

 

 

Introduction

Comme l’indique son titre, cet article, plutôt que de proposer une étude de cas (l’enseignement de la littérature orale tel qu’il se pratique dans tel établissement de tel ou tel pays), se veut général et programmatique. Il va donc s’attacher à la définition de ce champ particulier au sein des études littéraires envisagé en ses diverses composantes.

Cela établi, il entend décliner les différentes modalités selon lesquelles se transmet dans le corps social cette forme spécifique de l’art verbal, dans leur corrélation dialectique avec les enjeux qui sont assignés aux genres oraux propres à ce type de communication dans les sociétés où une telle pratique a encore cours. Une distinction sera faite à ce propos entre les enjeux perçus par les usagers et les enjeux mis au jour par les chercheurs.

Pour ce qui est de l’enseignement de cette littérature orale hors du cadre où elle est en usage, il conviendra donc d’étudier des textes d’œuvres enregistrées sous différentes formes (si possible audiovisuelles) qui auront été recueillies dans la mesure du possible dans des conditions non artificielles. Toutes les œuvres de ces genres oraux devront être analysées dans le contexte de leurs modes de transmission naturels et des enjeux qui leur sont attachés : enjeu didactique et ludique, enjeu sociopolitique, enjeu historique, etc.

En remplissant ces conditions, l’enseignement de la littérature orale sera non seulement un auxiliaire précieux pour d’autres disciplines (ethno­linguistique, histoire, sociologie, anthropologie…), mais pourra devenir une discipline autonome à part entière.

1.        Délimiter l’objet de l’enseignement

Le premier préalable pour la mise en place d’un enseignement de litté­rature orale est de s’accorder sur l’objet dont on parle. Il ne faut pas oublier que la dénomination « littérature orale » est un concept étranger à beau­coup de communautés qui sont engagées dans cette pratique culturelle. Il s’agit d’un concept exogène – de chercheurs plus que de praticiens – implicitement ethnocentré. Il se trouve en effet défini par analogie avec la littérature « écrite », domaine culturel familier de ces chercheurs, aux références le plus souvent occidentales. Cela reste vrai même lorsque les études sont le fait d’autochtones, car la plupart ont eux aussi été formés à ce moule en maintes parties du monde. Or l’analogie a ses limites et peut être parfois dangereuse, les projections ethnocentriques plus ou moins consciemment plaquées sur d’autres contextes culturels représentant un risque non négligeable (voir Clo, 75-76, 2014).

Le premier soin de qui prétend enseigner la littérature orale, domaine aux frontières relativement floues et complexes, variables suivant les sociétés, en des instances extérieures aux communautés qui la pratiquent (écoles, universités…), doit donc être de bien en circonscrire le champ con­ceptuel et éventuellement de le compartimenter. À cette fin, sans doute est-il utile de commencer par prendre en compte les catégories « émiques » – celles des usagers – qui peuvent être mises au jour à partir d’une explora­tion lexicographique des langues concernées susceptible de révéler une taxinomie cohérente. Le système formé par ce vocabulaire de spécialité fait généralement apparaître des distinctions discriminantes conduisant à se poser un certain nombre de questions : la langue de la société étudiée permet-elle de distinguer plusieurs types de communication plus ou moins canoniques, c’est-à-dire obéissant à des règles consensuelles préalable­ment définies aux plans linguistique et énonciatif ? (Bornand & Derive, 2018). Y a-t-il parmi ces règles des canons que leurs critères distinctifs conduiraient à rapprocher de ce qui est consensuellement considéré en d’autres sphères comme un énoncé « littéraire », permettant ainsi de justi­fier l’analogie ? Certains de ces concepts portés par la langue suggèrent-ils qu’il y a chez les usagers la conscience d’un usage esthétique de la communication verbale, etc. ?

Sans doute les réponses à ces questions varieront-elles suivant les sociétés étudiées. Mais de même que, selon une tradition bien établie, le premier cours de la classe de philo consistait à se demander « qu’est-ce que la philosophie ? », je ne conçois guère d’enseignement de la littérature orale sans que soit préalablement posée la question : « qu’est-ce que la lit­térature orale dans la société particulière où elle va être étudiée ? », afin que puisse être validée une telle dénomination.

2.        Structuration du champ disciplinaire de la littérature orale : plusieurs objets d’enseignement

Il a été mis en évidence depuis longtemps que l’appellation « littérature orale » ne délimitait pas un domaine entièrement superposable d’une cul­ture à une autre. Ce champ disciplinaire est en effet susceptible de se décliner selon plusieurs modalités différentes (voir Clo 50, 2001).

La distinction de premier degré faite à l’origine par les chercheurs (W. J. Ong 1982, 1989 ; P. Zumthor 1983) a consisté à dissocier les cas où la littérature orale est produite et consommée en régime d’« oralité première » ou en régime d’« oralité seconde ». Depuis leur avènement dans l’univers de la recherche, ces concepts discriminants ont été maintes fois repris dans les travaux consacrés à la discipline en différentes aires culturelles.

Cependant, comme cela arrive généralement dans l’histoire de toute science, ils ont été parfois entendus par la postérité des chercheurs en des acceptions un peu différentes qui en nuancent le noyau dur. Cette diversité fait la richesse de la recherche scientifique mais, afin d’éviter la confusion dans l’esprit des étudiants, elle implique en contrepartie l’exigence, pour tout chercheur, de préciser le champ sémantique qu’il assigne à ces déno­minations. C’est ce à quoi nous allons nous employer pour la cohérence de cette contribution.

2.1.       La pratique de la littérature orale en régime d’oralité première

De mon point de vue, l’exercice de la littérature orale soumis à ce régime d’oralité première représente un type particulier de pratique verbale de la part d’usagers. Il correspond au cas où la littérature orale se transmet suivant un mode de communication :

    • directe: interprète(s) et auditoire (parfois lui-même participant en mode mineur à l’événement énonciatif) sont en présence l’un de l’autre dans le cadre d’une interlocution immédiate ;
    • contrainte: pour de nombreux genres, la transmission des œuvres du répertoire immatériel collectivement mémorisé emprunte des voies canoniquement canalisées. Les interprètes sont généralement prescrits, parfois aussi l’auditoire ; les temps, lieux, circonstances contextuelles des performances sont conventionnellement préétablis (fêtes calen­daires, cérémonies religieuses ou rituelles, célébrations familiales…).

Cette rigidité n’empêche pas toutefois une certaine créativité comme le fait apparaître le phénomène de variabilité dans les collectes menées sous ce régime : mise au jour de styles d’interprètes, d’appropriations person­nelles des énoncés par des aménagements actualisant les œuvres, parfois création d’œuvres nouvelles sur le modèle canonique d’un genre1. Tous ces phénomènes méritent d’être étudiés, soit à partir d’expériences de terrain (pour les étudiants avancés), soit à partir de l’examen de corpus matéria­lisés provenant de collectes richement contextualisées pour les plus novices.

2.2.       La pratique de la littérature orale en régime d’oralité seconde

Selon moi, celui-ci peut, suivant les sociétés, soit coexister avec un régime d’oralité première toujours en usage, soit se substituer à lui en cas d’extinction partielle ou totale.

Plusieurs types de pratique sont à distinguer dans la production et la consommation de la littérature orale sous ce régime :

    • d’une part, la transmission du répertoire canonique de la littérature orale en de nouveaux contextes (médiatisés ou non) sans volonté consciente de transgression notoire des fonctions originelles des œuvres (fonctions didactique, ludique, fonction de légitimation, fonction subversive, etc.), mais avec une focalisation particulière sur la dimension esthétique. Les prestations exécutées dans ce cadre sont alors le fait de nouveaux types d’interprètes (artistes plus que bardes) et/ou d’auditoires (publics habi­tués des manifestations culturelles) dans de nouveaux lieux (salles de spectacle, de concert, plateaux de télévision…) et en de nouvelles occasions (festivals, séances de contage, récitals, émissions en direct sur les grands médias audiovisuels…). Certaines de ces exécutions font parfois l’objet du transfert d’une culture-source à une culture-cible étrangère, ce qui implique une traduction de la langue d’origine vers une autre langue. Un seul de ces facteurs peut être suffisant pour faire passer la pratique de la littérature orale d’un régime d’oralité première à un régime d’oralité seconde, mais, la plupart du temps, plusieurs se conjuguent. Ce qui est à retenir d’un tel cas de figure, c’est surtout l’éclatement des paramètres contraignants qui corsetaient la transmis­sion de la littérature orale en régime d’oralité première. Les œuvres res­tent celles du répertoire canonique et sont identifiables comme telles, mais il va de soi que ce changement du contexte de l’énonciation n’est pas sans répercussions sur leur physionomie : changement de modalités énonciatives (par exemple, modification de l’accompagnement musi­cal, nouvelle mise en scène…). La médiatisation fréquente de ce type de prestations en rend par ailleurs la matérialisation souvent possible sous forme d’enregistrements sur différents supports. D’immatériel qu’il était pour les usagers en situation d’oralité première, ce patrimoine devient partiellement matériel pour ces mêmes usagers en contexte d’oralité seconde, qui apprennent dès lors à le consommer aussi en mode différé. Cet état de fait facilite en outre la circulation des œuvres orales hors de leur contexte de production originel, favorisant ainsi les migrations transculturelles et l’essor du point de vue comparatiste dans l’enseignement de la littérature orale comme phénomène universel ;
    • d’autre part, la transmission des œuvres d’un répertoire canonique donné de littérature orale en leur prêtant des finalités étrangères à leurs fonctions d’origine : par exemple, finalité commerciale (œuvres orales utilisées à des fins publicitaires2), finalité politique (œuvres épiques ou proverbiales mises au service de la promotion d’un candidat lors d’une élection), finalité au service d’objectifs de développement (santé, agri­culture, etc.) ;
    • en troisième lieu, l’avènement de nouvelles œuvres de littérature orale dans le cadre de genres émergents (rap, slam…) qui peuvent utiliser aussi bien les langues de terroir que des langues populaires créolisées.

Dans ces deux derniers cas de figure, beaucoup de chercheurs oralistes parlent plus volontiers de « néo-oralité » du fait que les fins d’utilisation des œuvres sont en rupture plus radicale avec leurs fonctions tradition­nelles dans la culture d’origine ou que de nouveaux genres émergent avant d’être à leur tour en voie de patrimonialisation. La néo-oralité est donc, de mon point de vue, une catégorie particulière de l’oralité seconde. Il me semble qu’une telle dénomination s’applique plus volontiers aux commu­nautés où l’oralité première est en voie d’extinction et où des acteurs cul­turels s’emploient à la renaissance d’une pratique de littérature orale sous des formes nouvelles.

2.3.       Importance de telles distinctions pour l’enseignement de la lit­térature orale

Chacune des situations exposées gagnera à être identifiée avec sa pro­blématique propre, dans le cadre d’un compartimentage de la littérature orale en différents types de contexte dont chacun pourra donner lieu à une séquence d’enseignement. Des distinctions plus fines pourront encore être établies qui sont propres à la pratique verbale de telle ou telle société. En outre, il conviendra de se méfier des clichés : l’oralité dite « première » est-elle exclusivement patrimoniale ? Ne réserve-t-elle pas une part plus belle qu’on le croit à la création3, notamment dans le domaine poétique ?

Par ailleurs, les enjeux de l’enseignement ne seront pas non plus les mêmes selon qu’on s’intéresse aux productions de l’oralité première dans des sociétés où la transmission en est toujours vivante et dans des sociétés où elle s’est éteinte. Ce n’est pas vraiment la même chose d’étudier en classe les épopées homériques4, qui sont aujourd’hui des témoignages tex­tuellement figés et n’intéressent plus qu’une minorité érudite, le plus sou­vent hors de la communauté d’origine, ou d’enseigner une épopée qui est toujours régulièrement interprétée par un barde consacré, à destination d’un public autochtone qui se sent concerné et que ces récits font vibrer. Certes, cette opposition n’est pas absolument « discrète », en ce sens qu’il y a toute une gamme de situations intermédiaires où la transmission de l’oralité est plus ou moins vivace.

Toujours est-il qu’il semble utile d’avoir en tête cette distinction entre des sociétés où le régime de l’oralité première côtoie encore celui de l’écri­ture (devenu le modèle dominant) et celles où ce régime a disparu et n’existe plus que sous forme de documents archivés. Les enjeux d’ensei­gnement sont différents en effet entre ces deux types de situation : lorsque la transmission orale s’est éteinte, cet enseignement sera plutôt l’affaire de l’historien-archéologue qui s’attachera à rechercher les raisons qui ont pu motiver l’interprétation récurrente d’une œuvre orale dans un état de société révolu ; lorsque, au contraire, cette transmission orale est toujours vivace, l’objet de l’enseignement concerne davantage l’anthropologue qui doit expliquer pourquoi ces productions orales, nées parfois plusieurs siècles auparavant, peuvent avoir encore aujourd’hui une actualité au sein d’une communauté particulière et, conséquemment, analyser leur fonction socioculturelle dans les sociétés contemporaines. Enseigner la « littérature orale », c’est aussi prendre en compte de telles distinctions entre des cas qui relèvent de problématiques différentes et intégrer la discussion sur les termes désignant les diverses modalités de cette pratique culturelle.

3.        L’enseignement des fonctions socioculturelles de la lit­térature orale

Pour comprendre ces fonctions dans le cadre d’un enseignement acadé­mique, il convient de ne pas dissocier la nature des messages véhiculés par les corpus de genres et leurs modes de transmission respectifs dans le corps social. Les deux phénomènes entretiennent entre eux des relations dialec­tiques. La configuration des corpus est en effet déterminée en grande partie par le cadre réglementaire selon lequel les œuvres orales circulent à un instant t. Mais la transmission de ces œuvres joue à son tour un rôle dans l’évolution de la structuration et des valeurs de la société qui les produit.

Il ne faut pas oublier que l’exercice de la littérature orale en contexte de terrain est aussi vécu par ses praticiens comme un vecteur d’éducation privilégié. Enseigner cette discipline en milieu académique, c’est donc enseigner une matière qui se caractérise déjà elle-même comme une pra­tique à visée éducative. Si la littérature orale se transmet dans un cadre aussi canalisé, c’est justement parce qu’elle n’a pas seulement une finalité ludique ou esthétique. Ses usagers lui prêtent avant tout une fonction hau­tement éducative, raison pour laquelle les modalités de sa circulation sont entourées de tant de précautions pédagogiques : une bonne éducation requiert qu’on ne dise pas n’importe quoi à n’importe qui n’importe quand. La notion d’enjeu convoquée dans le titre de l’article conduit à examiner le phénomène de l’enseignement de la littérature orale et de ses modalités de transmission sous l’angle de la finalité.

Quelle contribution, la transmission de la littérature orale, lorsqu’elle existe, apporte-t-elle au fonctionnement et à l’équilibre d’une société ? Quels « risques » lui fait-elle courir (conservatisme excessif, subversion, etc.) ? En quoi son déclin – si déclin il y a – est-il une perte susceptible de menacer sa conscience identitaire ? Cette notion de transmission suppose implicitement une conception patrimoniale de la littérature orale où des valeurs culturelles sont à léguer, tel un héritage, d’une génération à une autre. C’est souvent le point de vue des usagers de l’oralité première.

3.1.       En régime d’oralité première

Quelle incidence, en dehors du point de vue endogène qui attribue une valeur formatrice essentielle à la littérature orale, l’enseignement de cette discipline à l’école ou à l’université est-il susceptible d’avoir sur sa préser­vation et/ou sa reviviscence ? Quel intérêt présente-t-il ? Sans doute cet intérêt n’est-il pas le même dans le cas où l’enseignement s’adresse à des apprenants faisant partie de la communauté où cette littérature orale fonc­tionne et dans le cas où il est destiné à des élèves ou étudiants appartenant à d’autres horizons culturels. Pour les premiers, l’enjeu majeur de cet enseignement est de leur permettre un accès à un domaine essentiel de leur patrimoine culturel susceptible de renforcer leur conscience identitaire. Pour les autres, il s’agit de les ouvrir à la diversité des cultures verbales.

La nature de ces finalités didactiques est elle-même dépendante des modalités de fonctionnement de la transmission : à quelles conditions peut-on considérer que la littérature orale est-elle source de bénéfices socio­culturels, à quelles conditions et selon quel point de vue est-elle considérée comme présentant des risques pour le bon fonctionnement de la société ?

Pour traiter valablement de ces questions, il convient en premier lieu de se rappeler que le phénomène de transmission d’un patrimoine littéraire oral ne relève pas, contrairement à un cliché répandu, d’un mécanisme sta­tique selon lequel ce patrimoine resterait immuable d’une génération à une autre. Les genres de la littérature orale, réalités contingentes comme toutes les réalités littéraires, naissent, se transforment au cours de leur vie dans la forme comme dans le fond et finissent par mourir lorsqu’ils ne répondent plus aux besoins d’une société dont l’évolution permanente au cours de l’histoire donne lieu à des états successifs différemment configurés ; cela même si, au-delà de leur vie sociale, il en demeure parfois l’empreinte dans des documents archivés par la pratique académique. Ils sont socialement morts, n’ayant plus d’utilité et, pour certains, il n’en reste même plus trace.

3.1.1.      Problématisation de la question du « patrimonial »

De telles constatations sur l’instabilité incessante du corpus sociale­ment mémorisé relativisent grandement la notion de « littérature orale patrimoniale », dénomination fréquente du fait que, à l’instar de la repré­sentation des usagers, celle-ci est souvent perçue comme une pratique mimétique qui fait passer intact un répertoire verbal de génération en génération, plutôt que comme une littérature de création.

Patrimoniale, l’oralité première l’est sans aucun doute en grande partie : il y a bien un répertoire immatériel socialement mémorisé dont la valeur culturelle est validée par ceux qui l’ont en charge, mais il faut être cons­cient que ce patrimoine verbal ne doit pas être considéré comme un trésor statique, resté le même depuis le fond des âges, contrairement à l’idée que s’en font souvent ceux qui croient le transmettre en l’état. Dans un contexte par définition immatériel, ces derniers ne sont pas en capacité de percevoir l’évolution au-delà d’une vie humaine. Or, dans la caverne mémorielle de ce trésor, il y a toujours eu des « fuites » par lesquelles des œuvres et même des genres, ayant perdu de leur actualité fonctionnelle, s’évanouissent à jamais, tandis que de nouvelles productions émergent. Les joyaux qui ne disparaissent pas se transforment quant à eux jusqu’à changer leur struc­ture ou leur matière verbale, dans une espèce de chimie socio-historique, à l’instar des strates géologiques (voir Clo 82, 2017).

3.1.2.      Étudier les modalités de transmission de la littérature orale à partir d’une collecte en milieu naturel

Contrairement à ce qui se passe dans le domaine de la littérature écrite où tout un chacun, quel que soit son statut, peut librement s’improviser, s’il s’en sent capable, auteur ou lecteur de quel que genre que ce soit, nous avons vu dans notre section 1 que la transmission de la littérature orale en régime d’oralité première obéissait à un cadre réglementaire très contrai­gnant en enfermant la production des œuvres dans des contextes prédéter­minés ayant des incidences majeures sur leur forme et leur contenu. Exa­minons maintenant plus en détail la nature de ces contraintes.

À l’exception de quelques genres dont la circulation est à peu près libre (n’importe qui peut les dire n’importe quand et n’importe qui peut les écouter), comme le sont par exemple les contes dans maintes des cultures, nous avons vu dans notre section 1 que la circulation de la majorité des genres oraux était réglementée à l’émission et/ou à la réception. À une seule catégorie sociale (définie le plus souvent par l’âge, le sexe, le statut socioprofessionnel, parfois la caste) est reconnu le droit d’interpréter ces genres qui sont destinés à la consommation privilégiée d’une autre caté­gorie sociale, elle-même bien définie. Dans le cas de plusieurs genres, il peut même arriver que des interdits spécifiques excluent certains types d’auditoire de cette consommation « aurale » (les non-initiés, par exemple).

C’est pourquoi, dans le cadre d’un enseignement, il est nettement pré­férable de travailler dans la mesure du possible sur des corpus (de préfé­rence audiovisuels) recueillis dans des conditions naturelles de production qui permettent l’accès à ces données contextuelles et non dans une situa­tion artificiellement provoquée par le chercheur de terrain auprès d’infor­mateurs-interprètes convoqués à cet effet, situation dans laquelle de telles données sont de fait absentes. Dans ce dernier cas, en outre, la physionomie de l’œuvre ne sera plus la même et elle risque de perdre beaucoup de son authenticité. Si, au contraire, les corpus proviennent d’une collecte portant sur des œuvres spontanément produites dans leurs contextes canoniques, il sera plus facile de passer de leur signifié au sens qu’elles prennent lorsqu’est prise en compte leur valeur d’emploi dans un contexte cano­nique. Du coup, leurs fonctions socioculturelles deviennent plus visibles.

Ce cadre très fortement contraignant, qui caractérise la circulation des genres en régime d’oralité première, s’explique par le fait que l’ensemble de ces genres forme un système complexe contribuant à l’équilibre de la société dans laquelle il fonctionne, en s’inscrivant dans le réseau des rap­ports de force qui la traverse. Soit que certains d’entre eux aient une fonc­tion de légitimation des pouvoirs existants dans l’ordre politique, écono­mique, idéologique (phallocratie, par exemple…) ; soit que d’autres assu­rent une fonction compensatoire en offrant des contrepouvoirs à des groupes dominés, conjurant ainsi les risques de rébellion.

En effet, si on raisonne en termes d’enjeux, ce mécanisme, malgré l’ap­parence contestataire et subversive de certains genres aux mains de groupes dominés, est en réalité foncièrement conservateur et vise à rendre acceptable la structure sociale en l’état. En offrant à des groupes assujettis par d’autres, l’occasion d’une espèce de revanche verbale, il exerce auprès d’eux une sorte de catharsis libératoire qui permet de diminuer la pression qu’ils subissent de la part de l’idéologie dominante, de la rendre plus sup­portable et de prévenir par là même d’éventuelles rébellions. L’une des illustrations les plus connues de ce cas de figure est celle des griots afri­cains dans les sociétés où existent de tels artistes de la parole, au sein d’une sorte de caste endogène et héréditaire. Dans la mesure où ceux-ci ont, entre autres fonctions, celle de louanger, contre cadeaux et rémunération, les puissants dont ils dépendent, ils disposent à leur égard d’un contrepouvoir verbal. Cela leur permet de modérer la sujétion dont ils sont l’objet par l’exercice d’une sorte de chantage implicite à leur intention en laissant pla­ner la menace (jamais clairement formulée) de ne pas les louer convena­blement, voire de les déshonorer5.

Disposer d’œuvres produites dans un contexte naturel bien documenté devrait donc permettre aux apprenants de mieux appréhender, d’une part la représentation qu’en ont les usagers autochtones, d’autre part, les résul­tats qui sont le fruit des enquêtes du chercheur. Les deux points de vue devront être présentés dans un cours et faire l’objet d’analyses permettant d’apprécier la subjectivité respective de chacun.

3.1.3.      Rendre compte des points de vue « émique » (celui de l’usager) et « étique » (celui du chercheur)

C’est la conjugaison de ces deux points de vue « émique » et « étique » qui aidera à faire comprendre le fonctionnement de la littérature orale en tous ses régimes.

Pour les usagers en régime d’oralité première, nous l’avons vu, la syn­chronie imposée par des productions immatérielles et évanescentes qui dis­paraissent aussitôt énoncées les empêche d’avoir pleinement conscience de l’évolution continue de leur patrimoine qu’ils se représentent (point de vue émique) comme un trésor immuable tant en termes de genres et d’œuvres qu’en termes de modalités d’énonciation. Cette vision biaisée fait que, pour eux, la transmission de la littérature orale a un enjeu essen­tiellement didactique : il s’agit de transmettre, d’une génération à une autre, les valeurs intactes de la communauté, afin d’assurer une perma­nence identitaire, certes parfaitement illusoire. L’aspect ludique qui inter­vient dans un assez grand nombre de genres n’étant à leurs yeux qu’un « plus » de moindre importance. La preuve en est que les genres les plus ouvertement ludiques sont généralement les moins valorisés dans les représentations endogènes.

Pour le chercheur, qui a plus facilement accès à la diachronie, grâce à l’opportunité qui lui est offerte de consulter des travaux antérieurs, un recul est davantage possible. Il lui permet de prendre ses distances avec le point de vue autochtone en adoptant un regard plus anthropologique consistant, à partir d’une observation et d’une interprétation des paramètres de trans­mission, à mettre au jour des mécanismes que ne perçoivent pas forcément les usagers (point de vue étique).

Ces deux modes de représentation gagnent à être confrontés en perma­nence au cours de l’enseignement.

Le problème, c’est que ce mécanisme de transmission de la littérature orale en régime d’oralité première est en fort déclin du fait des boulever­sements rapides des modes de vie, y compris en milieu rural ; si bien que des pans entiers des répertoires ne se transmettant plus tendent à disparaître de la vie sociale, remplacés notamment un peu partout par la consomma­tion des feuilletons télévisés. Cet effondrement de la transmission en régime d’oralité première a bien entendu des incidences sur l’enseigne­ment de la littérature orale hors de son milieu naturel, à savoir dans les institutions scolaires et universitaires telles que l’Inalco dont c’est une des vocations importantes. Le premier devoir de l’enseignant de littérature orale, dans quelle que culture que ce soit, vu l’urgence qu’il y a à sauver cette matière verbale, est d’engager ses étudiants à la recueillir en s’atta­chant non seulement à la consignation matérielle des œuvres (que les moyens audiovisuels permettent souvent de conserver dans leur état origi­nel d’oralité), mais tout autant à la collecte du contexte de leur énoncia­tion : qui parle à qui, selon quelles modalités quand, où, à quelle occasion ? Ces paramètres sont indispensables pour étudier et comprendre la littéra­ture orale dans son environnement naturel (voir Clo 63‑64, 2008).

Un pan important de l’enseignement de la littérature orale en milieu académique consistera donc au préalable à former les étudiants avancés à une méthodologie de l’enregistrement et de l’archivage des œuvres litté­raires produites en contexte d’oralité.

3.1.4.      Apprentissage d’une méthodologie de terrain en matière de :

    • collecte: apprendre à distinguer les performances recueillies dans des circonstances naturelles ou artificielles ; apprendre à gérer la relation aux informateurs entre directivité et non directivité ; apprendre les tech­niques d’enquête susceptibles d’aider à une évaluation de la légitimité et de la valeur respectives des différentes versions recueillies d’une même œuvre…
    • transcription, lorsqu’il y a édition sous forme de document de recherche ou de livre, ce qui reste encore le mode de consignation le plus courant : par quelles transpositions par exemple faire passer dans un texte écrit le supplément de sens véhiculé par la gestuelle ou la diction ?
    • traduction éventuelle dans une autre langue, ce qui représente une pro­portion importante de la littérature orale éditée aujourd’hui (traduction de la langue de terroir de l’œuvre originelle dans la langue véhiculaire de la nation ou, dans les pays qui ont été colonisés, dans la langue de l’ex-colonisateur : espagnol ou portugais dans les sociétés indiennes de l’Amérique dite « latine », anglais en Inde, anglais, français, portugais en Afrique…) ; notamment entraînement au respect des registres de langue dans le passage de la langue-source à la langue d’arrivée ; ap­prentissage de la restitution conjointe des valeurs de dénotation et de connotation des énoncés de la langue-source.

Ne pas prendre en compte ces données et fonder son enseignement sur l’étude de documents trop sommairement contextualisés dont on ignore quelle a été la politique de transcription ou, pis encore, comme cela a mal­heureusement été parfois le cas, sur l’étude de textes d’auteurs de littéra­ture écrits à partir de sources orales, c’est travailler hors sol et trahir la dimension orale, pourtant fondamentale, de cette production culturelle. C’est un enseignement qui frise alors le contresens.

3.2.       En régime d’oralité seconde

Le déclin de la transmission de la littérature orale en contexte d’oralité première ne signifie pas sa disparition totale. Puisant en partie ses sources dans les répertoires délaissés de ce régime d’oralité première, la littérature orale tend alors à migrer vers ce qu’on a défini dans la section 1 comme un régime d’« oralité seconde », à savoir une oralité souvent médiatisée par le canal de moyens technologiques nouveaux : radio, télé, CD, DVD, Internet, etc. (Merolla 2015) ; pas seulement d’ailleurs : cette oralité seconde peut aussi passer par de nouveaux modes de communication in praesentia, dans des lieux inédits, avec d’autres types d’interprètes et de publics ainsi que nous l’avons déjà signalé supra (voir section 1 et Clo 24, 1988). Une bonne illustration de ces changements contextuels est égale­ment fournie, dans plusieurs pays en voie de développement, par les bus qui passent parfois dans les villages reculés, utilisant les œuvres du patri­moine de la littérature orale pour de nouveaux enjeux, dans le cadre de campagnes de sensibilisation à des problèmes sociaux : prévention du sida, hygiène domestique, nouvelles techniques culturales…

Dans ce nouveau champ de l’oralité seconde, pourront donc être distin­gués, à des fins d’enseignement, deux grands types d’enjeux de transmis­sion déjà évoqués dans notre section 2.2. suivant la nature et les modalités de la matière verbale énoncée par l’interprète :

    • la transmission en de nouveaux contextes énonciatifs de genres et d’œuvres du corpus canonique de l’oralité première seulement adaptés a minima aux exigences des nouveaux médias et des nouveaux publics qu’elle induit (par exemple, émission de contes traditionnels à la radio ou à la télévision) ;
    • la production d’œuvres orales de création nouvelle : chansons créées de toutes pièces sans référence à un modèle canonique connu du répertoire oral ; création de nouvelles œuvres obéissant aux canons de nouveaux genres urbains émergents : rap ou slam6 par exemple. Ces nouvelles productions interprétées oralement dans de nouveaux contextes sont susceptibles d’intégrer un corpus institutionnellement reconnu, en passe de devenir à son tour patrimonial.

Chacun de ces cas de figure a ses propres enjeux à mettre au jour lors d’un enseignement.

3.2.1.      Enjeux du premier cas de figure

Deux au moins sont à distinguer :

    • une portée didactique plus universelle : le parti étant pris d’adapter les œuvres issues d’une culture orale donnée à un public plus large, natio­nal ou international, la finalité didactique de leur contexte originel est très souvent trahie au profit d’une signification de portée plus univer­selle susceptible de convenir à tous. Pourquoi pas ? Encore faut-il en être conscient et l’enseignant devra être attentif à ne pas gommer de telles distorsions ;

un objectif plus militant à visée davantage sociale : celui-ci correspond au cas déjà évoqué où les œuvres de l’oralité première sont utilisées (avec là encore d’éventuelles distorsions) pour sen­sibiliser les auditoires à de nouveaux problèmes sociaux. Dans ce cas de figure, on ne change pas toujours de public et le destinataire des nouvelles performances peut aussi être celui qui est visé en régime d’oralité première. Celui-ci est supposé connaître les œuvres interprétées et leur accorder une grande valeur, ce qui justifie leur exploitation au service du nouvel objectif visé : contes, proverbes, chants, etc. Aussi, le plus souvent, n’y a-t-il pas besoin de changer la langue d’origine, puisque l’auditoire est généralement le même que celui qui a consommé ces œuvres dans des contextes plus traditionnels. Sous des formes médiatisées, nous avons vu qu’il arrive aussi que ces genres soient exploités à des fins publicitaires7 ou politiques, dans le cadre d’une campagne électorale ou d’une manifestation contre le pouvoir en place par exemple, afin de mobiliser plus efficacement la cible recherchée.

L’enseignant, lorsqu’il sera amené à rendre compte à ses étudiants de cette utilisation de la littérature orale à de nouvelles fins, devra être attentif à leur rendre sensible l’éventuelle évolution subie par les œuvres inter­prétées dans ce nouveau contexte. Pour cela, il aura recours à des analyses textuelles comparées suffisamment fouillées afin de faire apparaître les modifications induites par ce changement de visée.

3.2.2.      Enjeux du second cas de figure

C’est celui où des œuvres orales jusque-là inconnues font leur appari­tion dans le cadre de genres eux aussi émergents, interprétés dans de nou­veaux contextes. D’après mon expérience et mes lectures, c’est cette caté­gorie particulière du régime d’oralité seconde qui est le plus souvent qua­lifiée de « néo-oralité », en particulier lorsque les acteurs concernés (inter­prètes, metteurs en scène organisateurs de spectacle) affichent leur objectif de promouvoir, par leurs initiatives, le renouveau d’une pratique de la lit­térature orale en de nouvelles formes.

Là encore deux types d’enjeux distincts peuvent être mis au jour et ana­lysés dans le cadre d’un enseignement :

    • un enjeu d’ordre essentiellement sociopolitique consistant à dénoncer certains maux de la société ou à appeler à la mobilisation pour la mise en œuvre de nouveaux projets : dénonciation de la corruption, du népo­tisme, du caractère totalitaire d’un régime politique particulier, appels à la solidarité, à la fraternité, etc. La prise directe de ces performances orales avec l’actualité fait de ces créations originales des œuvres de cir­constance, impliquant de ce fait une ponctualité qui réduit leurs chances d’intégrer un répertoire patrimonial sur le long terme. Elles se démo­dent assez vite. Cela dit, leur caractère parfois éphémère induit précisé­ment un autre type d’enjeu ;
    • un enjeu d’ordre historique découlant de leur durée de vie souvent plus modeste.

À ce titre, elles méritent d’être prises en compte et consignées pour servir des enseignements aux objectifs diachroniques, dans la mesure où elles peuvent éclairer tel ou tel épisode crucial de l’histoire d’une société.

Ces enjeux seront d’autant mieux mis en valeur dans un enseignement que celui-ci ne s’appuiera pas seulement sur des énoncés transcrits totale­ment décontextualisés mais qu’il fera une large part à ces nouvelles condi­tions d’énonciation.

4.        Étude des propriétés énonciatives, stylistiques et rhétoriques des énoncés produits en régime d’oralité première ou seconde

Il s’agit là d’une séquence essentielle de tout enseignement de littéra­ture orale. C’est à partir d’une telle exploration des énoncés canoniques que des propriétés textuelles propres à chaque régime de production et de transmission des œuvres pourront être dégagées et distinguées. Et ce n’est qu’en disposant de données à la fois textuelles et contextuelles sur les­quelles s’appuyer que la séquence portant sur le fonctionnement socio­culturel des littératures orales dans les divers milieux où elle a cours pourra être intégrée à un enseignement de la discipline.

Cette étude est à faire à partir des documents dont disposeront l’ensei­gnant et les apprenants : documents audiovisuels (si possible, sous-titrés dans la langue d’enseignement) ou, à défaut, textes transcrits sur un sup­port papier et traduits dans la langue d’enseignement au plus près de la langue-source. Ce compartiment de l’enseignement de la littérature orale se fera cette fois à l’aide des outils des disciplines littéraire, ethnolinguis­tique et ethnomusicologique. Elle permettra de repérer des modes de formulation propres à l’art oral : relation parlé/chanté, syntaxe, rhétorique et prosodie caractéristiques du mode parlé (prédilection pour la parataxe, le style formulaire, etc.). La mise en lumière de ces traits permet­tra d’esquisser les contours d’une esthétique de l’art verbal en contexte d’oralité.

La variabilité de la littérature orale, qui offre parfois la possibilité de disposer de plusieurs performances d’une même œuvre par des interprètes différents peut aussi donner l’occasion, d’une part, de distinguer des styles d’interprètes, du plus sobre au plus exubérant, d’autre part, de jeter les bases d’une esthétique des genres de l’oralité dans une communauté donnée en repérant des canons implicites qui se retrouvent dans toutes les performances d’un même genre. Un tel objectif sera d’autant plus facile­ment atteint que l’étudiant aura pu disposer de résultats d’enquêtes préala­blement menées sur cette question auprès des usagers.

Conclusion

Ce tour d’horizon aura mis en lumière que les productions de l’oralité canonique peuvent intervenir dans l’enseignement à un double titre. D’un côté, la littérature orale et ce, depuis assez longtemps, a été utilisée comme un auxiliaire précieux pour l’enseignement d’autres disciplines dont elle éclaire certains aspects : l’histoire, l’anthropologie, la sociologie… D’un autre côté, c’est un peu plus récent mais aujourd’hui bien établi, elle peut et doit faire l’objet d’un enseignement pour elle-même. Elle devient alors l’objet central de l’enseignement et gagne le statut de discipline à part entière, inscrite cette fois dans le domaine des études littéraires, dont elle a vocation à investir les différents compartiments : histoire littéraire, sociologie de la littérature, stylistique, sémiologie, etc. Ce sont donc les outils théoriques et méthodologiques propres à ces disciplines qui servent dès lors à l’analyser. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe dans beaucoup d’uni­versités où sont programmés des cours de littérature orale affichés sous cet intitulé ; cela non seulement dans les États où cette littérature orale a encore cours, mais aussi dans des pays où elle est devenue moins vivace. Les chercheurs oralistes ne peuvent que se réjouir de cette promotion. L’intérêt de tels cours dépendra grandement de la capacité de l’enseignant à se défaire de ses réflexes issus de la tradition scripturaire encore très dominante dans l’institution scolaire et universitaire.

 

Références bibliographiques

    • Bornand, Sandra & Derive, Jean (2018), Les Canons du discours et la langue : parler juste, Paris, Karthala, 330 p.
    • Cahiers de Littérature orale, n°24 (1988), Paroles urbaines, Cerlom/Inalco, 246 p.
    • Cahiers de Littérature orale, n°50 (2001), Entrelacs et traverses, approche plurielle en littérature orale, Cerlom/Inalco, 304 p.
    • Cahiers de Littérature orale, n° 63-64 (2008), Pratiques d’enquêtes, Cerlom/Inalco, 474 p.
    • Cahiers de Littérature orale, n°75-76 (2014), L’autre voix de la littérature, Cerlom/Inalco, 264 p.
    • Calame-Griaule, Geneviève (éd.) (1991), Le Renouveau du conte, Paris, Cnrs Éditions, 449 p.
    • Dauphin-Tinturier, Anne-Marie & Derive, Jean (2005), Oralité afri­caine et création, Paris, Karthala, 1283 p.
    • Derive, Jean (1978), « Le chant de kurubi à Kong », Annales de l’université d’Abidjan, série J, fascicule 2, p. 85-114.
    • Derive, Jean (1984), « Une paillardise rituelle, chants de captifs dioula », Clo, n°15, La parole buissonnière, p.105-134. (Rééd. remaniée, 2009, Clo, n°66, Mémoire des Clo, p. 259-286).
    • Derive, Jean (1987), « Parole et pouvoir chez les Dioula de Kong », Journal des Africanistes 57, Les voix de la parole, p. 19-30.
    • Derive, Jean (1989), « Le Jeune menteur et le vieux sage », in Graines de parole (écrits pour Geneviève Calame-Griaule réunis par l’équipe du Cnrs Langage et cutures en Afrique de l’Ouest), Cnrs Éditions, p. 185-200.
    • Derive, Jean (1992), « Littérature orale et régulation des tensions sociales », in Jean-Pierre Caprile (dir.), Aspects de la communication en Afrique, Paris, Peeters, p.43-75.
    • Derive, Jean (2012), L’Art du verbe dans l’oralité africaine, Paris, L’Harmattan, 224 p.
    • Judet de La Combe, Pierre & alii (2019), Tout Homère, Paris, Albin Michel/Les Belles Lettres, 1294 p.
    • Merolla, Daniela (2015), « Littérature orale et nouveaux médias : l’exemple de Verba Africana », Cargo, n° 4, Paroles d’Afrique, p. 61-70.
    • Milébou Ndjavé, Marlène Kelly (2016), « Performances de Brice Senah Ambenga, un conteur orungu du Gabon, en situation d’oralité première et de néo-oralité », Thèse de doctorat en Études africaines, Paris, université Sorbonne Paris Cité, vol. 1 : Analyse, 334 p. ; vol. 2, Corpus, 193 p.
    • Ong, Walter J. (1982), Orality and Literacy. The Tecnologizing of the Word, Londres/New-York, Methuen [2e édition en 1989, Londres/ New-York, Routledge], 201 p.
    • Touré, Ndiabou Séga (2015), « Référence à la parole patrimoniale dans les slogans publicitaires au Sénégal », Cargo, n° 4, Paroles d’Afrique, p.101-123.
    • Zumthor, Paul (1983), Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 313 p.

 

 


 

 

Notes:

1  A. M Dauphin Tinturier & J. Derive, Oralité africaine et création (2005).

2  Ndiabou Séga Touré (2015).

3  Voir à ce propos quelques illustrations du cas africain dans A. M. Dauphin-Tinturier & J. Derive (2005).

4  Qui furent certes autrefois transmises oralement et soumises comme telles au régime de la variabilité. À ce propos, un récent ouvrage collectif d’hellénistes érudits, Tout Homère ( Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019) met bien en lumière la mosaïque des productions orales dans la Grèce antique.

5 En Afrique, il existe de très nombreux exemples de ce contrepouvoir verbal compensatoire chez d’autres groupes dominés. Voir entre autres, Jean Derive :

    • « Le chant de kurubi à Kong » (1979) ;
    • « Une paillardise rituelle : chants de captifs dioula » (1984 et 2009).

Pour plus de détails et d’illustrations concrètes sur le fonctionnement de la littérature orale en régime d’oralité première, on peut consulter aussi :

    • « Parole et pouvoir chez les Dioula de Kong » (1987) ;
    • « Le jeune menteur et le vieux sage » (1989) ;
    • « Littérature orale et régulation des tensions sociales » (1992).

L’art du verbe dans l’oralité africaine (2012), essentiellement pour la 3e partie consacrée aux fonctions sociales et aux enjeux culturels de la littérature orale africaine.

6  Pour le cas particulier de l’Afrique, que je connais mieux, on pourrait citer aussi, entre autres, le concert-party au Togo ou le zouglou, né en Côte d’Ivoire mais populaire dans une grande partie du continent, d’autant qu’il s’énonce dans une sorte de pidgin où le lexique français est relativement présent, si bien qu’il peut être au moins partiellement compris dans l’Afrique francophone.

7  Voir à ce propos, Ndiabou Séga Touré, 2015.

n° 2 éditorial

 

 

 

Le présent numéro, coordonné par Alpha Oumarou Ba de l’université Assane Seck de Ziguinchor (Sénégal), réunit plusieurs des contributions développées lors du séminaire doctoral, « Littératures du Sud », organisé à l’Inalco par Ursula Baumgardt le 15 octobre 2019, avec le soutien de l’école doctorale et de l’équipe Plidam. Il intègre d’autres articles pro­posés ultérieurement à la rédaction.

1.        Contextes scientifiques

En effet, plusieurs enseignants-chercheurs de divers horizons s’étaient réunis pour discuter de l’enseignement de la littérature orale1. Cette mani­festation scientifique était articulée avec le Master Oralité fondé en 2014 à l’Inalco et dirigé par Ursula Baumgardt et Frosa Pejoska-Bouchereau. Bien en amont de cette manifestation, plusieurs initiatives avaient été prises pour mettre en relation différents enseignants-chercheurs travaillant sur l’oralité. Elles se sont concrétisées par la constitution du groupe de recherche sur les oralités du monde (Odm), qui a créé un site Internet et fondé la Revue des oralités du monde, dont le premier numéro a paru le 12 avril 20232.

Le point de départ de notre réflexion sur l’enseignement lors du sémi­naire doctoral « Littératures du Sud » est un fait observé dans divers con­textes, celui d’un recul plus ou moins important de la pratique de la litté­rature orale. L’une des interrogations est de savoir quelle est la place de l’enseignement dans cette situation : l’enseignement pourrait-il contre­balancer cette tendance ?

La corrélation entre la transmission, l’enseignement et les enjeux socioculturels que représente la littérature orale est d’un grand intérêt. La réflexion prendra en compte, d’une part, l’environnement culturel où l’ora­lité est vivante et, d’autre part, l’environnement où elle l’est moins. La perspective est alors comparative, théorique et méthodologique, avec en arrière-plan l’articulation entre l’oralité et des disciplines proches, telles que la littérature, la linguistique et l’anthropologie.

2.        Quelques observations préalables

La discipline oralité qui englobe la littérature orale renvoie à des réalités socioculturelles complexes. Elle a un objet scientifique clairement défini et elle a développé une réflexion méthodologique et théorique. Cependant, sur le plan académique, elle n’est, au mieux, reconnue que partiellement (voir Rom n°1). Cette situation a de multiples implications.

La terminologie est foisonnante. En français, pour ne citer que cet exemple, « folklore », « traditions orales », « littérature populaire », « lit­térature traditionnelle », « oralité » coexistent et renvoient à une même réalité socioculturelle, attestée dans des formes très diverses.

La discipline n’étant pas définie dans sa globalité, il n’existe pas de curriculum bien établi, d’où les interrogations récurrentes sur la métho­dologie de l’analyse et de l’enseignement.

Les enseignants s’en remettent à tout un faisceau de références, qu’elles soient culturelles, méthodologiques ou disciplinaires. En effet, les approches sont susceptibles de varier selon que l’on aborde la littérature orale du point de vue, entre autres, de l’anthropologie, de la linguistique ou de la littérature3.

Le développement de la discipline est tributaire des politiques scienti­fiques et éducatives aux plans nationaux et locaux. Celles-ci ont des répercussions sur les choix méthodologiques et didactiques. Ainsi, le Master Oralité à l’Inalco, la seule formation diplômante en France, voire en Europe, tient compte, en premier lieu, du public international de l’éta­blissement. En effet, dans un tel contexte, il n’est pas envisageable d’offrir une formation intégrale sur les littératures orales des multiples langues enseignées par l’établissement. En revanche, l’approche disciplinaire, méthodologique et théorique est privilégiée à travers des enseignements transversaux. Les étudiants explorent les problématiques exposées dans leurs langues et oralités respectives. Cette pratique pédagogique suppose une coopération étroite entre les enseignants de la discipline oralité et les spécialistes des langues concernées, dans un esprit de complémentarité.

L’enseignement de la littérature orale est un défi. Mais malgré les dif­ficultés rencontrées, il fait émerger quelques atouts de la discipline. Les étudiants font parfois l’expérience gratifiante de l’utilité immédiate de leur formation, qui leur permet d’obtenir des résultats concrets. Un cours sur la méthodologie de la collecte peut être le point de départ pour réaliser leurs premiers enregistrements. Par exemple, que ce soit dans l’entourage proche ou plus éloigné, la démarche des étudiants consiste à aller vers les personnes ressources. Les résultats se présentent matériellement sous forme de textes transcrits, traduits et annotés.

Les perspectives potentielles d’une professionnalisation existent, mais elles sont peu visibles. Plusieurs secteurs peuvent être concernés : l’ensei­gnement, l’accompagnement scolaire et extrascolaire ; l’intervention dans le domaine médical4 et thérapeutique – par exemple au niveau des soins par la parole5 ; la gestion sociale des conflits, fondée sur la parole et la communication directe et qui relève, entre autres, du domaine de la média­tion ; enfin, il est envisageable de manière réaliste de devenir spécialiste de l’art verbal, par exemple, conteuse ou conteur professionnels, en acqué­rant le statut d’intermittent du spectacle (cas de la France). D’autres ouver­tures restent à découvrir.

3.        Présentation du numéro

Les articles réunis dans le présent numéro rendent compte des interro­gations citées ci-dessus. Ils sont organisés en cinq axes : 1) approches méthodologiques ; 2) enseignement d’une langue et de sa littérature orale ; 3) littératures orales d’une aire géographique donnée ; 4) genres de la litté­rature orale ; 5) enjeux socioculturels et politiques. La diversité des con­textes et la complexité des enseignements sont ainsi ébauchées.

3.1.       Approches méthodologiques

Jean Derive expose les types d’approche de la littérature orale : le point de vue externe qui transpose des critères de classification et d’analyse, ou au contraire, le point de vue émique, de l’intérieur, approche qu’il préco­nise. L’article développe une méthodologie de l’enseignement prenant en considération le statut de la littérature orale selon les contextes : littérature orale dynamique et pratiquée, ou au contraire, littérature orale en recul. Il s’intéresse ainsi à la collecte, la transcription et la traduction.

3.2.       Langue et littérature orale de la langue

Trois articles analysent l’enseignement de la littérature orale lié à celui de la langue correspondante. Ce cas de figure se présente lorsque le public est relativement homogène, en ce sens qu’il regroupe les locuteurs et/ou les apprenants de la langue. Il se différencie selon le contexte géogra­phique : l’enseignement est-il dispensé dans le pays où est parlée la langue ou non ? Ici se pose la question de la langue d’enseignement.

César Itier, Inalco, intègre l’enseignement de la littérature orale quechua dans ses cours qui réunissent des locuteurs et des apprenants de la langue.

Gulistan Sido et Ramazan Pertev présentent l’enseignement du kurde et de sa littérature orale dans un contexte politique extrêmement difficile, dans deux pays voisins, en Turquie et en Syrie.

Mohand Akli Salhi s’interroge sur le développement d’une métalangue pour l’enseignement et la recherche en berbère, en Algérie.

Dans les trois cas, l’enseignement de la langue et de la littérature orale vont de pair.

3.3.       Littérature orale d’une aire géographique

La situation est diamétralement opposée lorsque l’enseignement se situe dans une perspective régionale, en l’occurrence, l’Afrique occiden­tale. Alpha Oumarou Ba expose la situation à travers l’exemple de l’uni­versité Assane Seck de Ziguinchor au Sénégal : parfois, les étudiants parlent une ou plusieurs langues de la région, mais sans forcément disposer de formation linguistique. Ici, la priorité est d’enseigner la littérature orale de l’aire régionale, voire du pays. La question de la langue de l’enseigne­ment ne se pose pas, car le choix est fait au niveau national, en l’occur­rence, celui du français. L’un des problèmes cruciaux est celui de la docu­mentation et du choix des corpus de référence : travaille-t-on sur des traductions monolingues ou des éditions bilingues ?

3.4.       Genres de la littérature orale

Un article aborde l’enseignement d’un genre de la littérature orale dans une perspective méthodologique. En effet, Marie-Rose Abomo-Maurin, à travers l’exemple du bulu (Cameroun), interroge l’intérêt du proverbe – genre réputé difficile – pour l’enseignement de la littérature orale.

3.5.       Enjeux socioculturels et politiques

Sous forme de « réflexions conclusives », l’article d’Ursula Baumgardt fait écho à celui de Jean Derive sur les « Approches méthodologiques » qui introduit le numéro.

Il cherche à évaluer les risques liés au recul de la transmission et à la défaillance de l’enseignement.

Il ne s’agit pas seulement d’une « simple » perte d’un patrimoine culturel immatériel, celui des « langues rares », « en danger », « en voie de disparition », souvent déplorée, mais également de la perte de pans culturels entiers : l’extinction des fonctions essentielles de la littérature orale. Celle-ci forme, entre autres, des identités culturelles et des valeurs associées à celles-ci. Recul de la transmission, absence d’enseignement approprié, connaissance insuffisante des langues officielles et accès limité aux cultures correspondantes : ce sont des facteurs qui risquent de creuser un « vide culturel » ; d’où l’importance et l’urgence de politiques résolu­ment engagées en faveur de l’enseignement de la littérature orale.

Alpha Oumarou Ba, coordinateur du numéro

Ursula Baumgardt, directrice de publication

 

 


 

 

Notes:

1  Le concept de « littérature orale » est défini dans le texte éditorial de la revue et dans le numéro 1 de la Rom ; il est également discuté dans les articles du présent numéro, notamment dans ceux de Jean Derive et d’Ursula Baumgardt.

2  Le groupe de recherche des Odm a été fondé le 21 novembre 2019. Il a créé le site des Odm (https://oralites-du-monde.huma-num.fr/) et fondé la Revue des ora­lités du monde le 22 décembre 2022, qui est une revue papier et numérique, disponible en ligne sur le site des Odm : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/revue-des-oralites-du-monde/.

3  Voir, sur la didactique de la littérature et de la littérature orale, Ursula Baumgardt, 2022, « L’enseignement de la littérature orale Quelques réflexions méthodolo­giques », in Michel Liu, Échantillons représentatifs et discours didactiques : l’enseignement-apprentissage des littératures étrangères, Paris, Éditions des Archives Contemporaines : https://doi.org/10.17184/eac.9782813004758

4  On signalera ici, un Diplôme universitaire en « médecine narrative » ouvert à l’université de Bordeaux.

5  Emmanuelle Saucourt, 2022, « Le conte : une passerelle entre les mondes, l’exemple de la maladie d’Alzheimer », Revue des oralités du monde, n° 1, p. 93-97.

L’enseignement de la littérature orale

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

Sommaire1

 

 

Éditorial 11

Jean DERIVE

Littérature orale : enjeux de la transmission et de l’enseignement

 

15

César ITIER

L’enseignement de la littérature orale quechua à l’Inalco.

35

Ramazan PERTEV et Gulistan SIDO

L’enseignement de la littérature orale kurde en Turquie et en Syrie.

 

45

Mohand Akli SALHI

Enseignement de la littérature kabyle : possibilité d’une métalangue.

59

Alpha Oumarou BA

L’enseignement de la littérature orale au Sénégal : cas de l’université Assane Seck de Ziguinchor

71

Marie-Rose ABOMO-MAURIN

Le proverbe dans l’enseignement de la littérature orale, réflexions méthodologiques à partir d’exemples bulu (Cameroun)

81

Ursula BAMGARDT

Pour un enseignement spécialisé de la littérature orale :  réflexions conclusives.

91

 

 


 

Note:

1  Pour plus d’informations sur les auteurs, voir « Annuaire des oralistes » sur le site des Odm : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/annuaire-des-oralistes/.

Revue des oralités du monde – Appel à contribution n° 3

 

Appel à contribution

 

Pour son troisième numéro, qui paraîtra en avril 2024 et qui sera un volume  de varia, la Revue des oralités du monde lance un appel à contribution. Les articles s’inscriront dans la ligne éditoriale de la revue et porteront sur des problématiques liées à l’oralité ; voir : « Ligne éditoriale » : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/ligne-editoriale/

Les auteurs suivront les indications sur la présentation des articles ; voir « Note aux auteurs » : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/note-aux-auteurs/

Les articles sont reçus au plus tard le 1er décembre 2023, par : Ursula Baumgardt: ursula.baumgardt@inalco.fr et César Itier: cesar.itier@inalco.fr

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