Variabilité interculturelle : « Aïcha des Cendres », un conte oral des tribus Béni Zemmour (Maroc)

 

Abdellah Abdenbaoui

Doctorant à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah (Fès)

Résumé

Le présent article porte sur un conte marocain intitulé Ɛāyšā māḍa « Aïcha des Cendres » collecté en février 2022 auprès d’une conteuse de quatre-vingts ans dans les tribus Béni Zemmour (région de Boujaad au Maroc). Ce conte correspond dans le catalogue international Aarne-Thompson au conte-type 510A dont la var­iante de « Cendrillon » est la plus connue. Nous essayerons de relever la particu­larité de la variante marocaine, tout en analysant dans quelle mesure elle se dis­tingue de celle de Charles Perrault. Une telle étude confirmera la variabilité inter­culturelle de ce conte.

Mots clés

Conte, Cendrillon, Aïcha des Cendres, Maroc, Boujaad, variabilité

Abstract

Intercultural variability: “Aïcha of Ashes”, an oral tale of the Beni Zemmour tribes (Morocco). This article focuses on a Moroccan tale entitled Ɛāyšā Ṛmāḍa “Aïcha of Ashes” collected in February 2022 from an octogenarian storyteller in the Béni Zemmour tribe (Boujaad region in Morocco). This tale corresponds to standard tale 510A in the international Aarne-Thompson catalogue, with the best-known variant being Cinderella. We will try to identify the particularities of the Moroccan version and show how it differs from Charles Perrault’s version. Such a study will confirm the intercultural variability of this tale.

Keywords

Tale, Cinderella, Aïcha of Ashes, Morocco, Boujaad, variability

Introduction

« Cendrillon » est un conte très connu, qui a donné lieu à des recherches scientifiques, mais également à de très nombreuses adaptations cinémato­graphiques, comme la comédie Cinderefella (1960), une version masculine du conte (Vivian Labrie, 1989 :133-164).

La version en arabe, Ɛāyšāmāḍa « Aïcha des Cendres » inédite, col­lectée par moi-même en février 2022 auprès de Hadda Bouazza, une con­teuse de quatre-vingts ans dans les tribus Béni Zemmour (région de Boujaad au Maroc), est comparée à la version de Charles Perrault, par rap­port à la variabilité interculturelle.

J’apporte une précision terminologique : « version » désigne en oralité tout texte identifiable à travers la performance qui a donné lieu à son énon­ciation ; pour les recueils publiés, le terme désigne le texte présent dans l’ouvrage. La « variante », quant à elle, est établie à travers les différences par rapport à une version de référence.

Les versions orales donnent lieu à l’observation des variantes indivi­duelles d’un énonciateur, intraculturelles et interculturelles (U. Baumgardt, 2017). J’aborde ici principalement cette dernière forme de variabilité.

1.        Versions européennes de Cendrillon

La version des frères Grimm publiée en 1812 peut être résumée ainsi :

Cendrillon, une orpheline de mère est maltraitée par sa marâtre.

Le roi organise une fête pour le prince, son fils. Avec l’aide d’une fée[1] (sa mère décédée), Cendrillon obtient une robe et des chaussures pour se rendre à la fête, à condition de rentrer à une heure précise. Elle se rend à la fête, elle part à l’heure indiquée ; elle perd une chaussure en quittant le palais.

Le prince veut épouser l’inconnue qui a perdu sa chaussure. De très nombreuses femmes essaient la chaussure, seule Cendrillon arrive à l’enfi­ler. Le prince l’épouse.

Les versions orales recueillies dans différentes cultures et attestant une variabilité considérable ont intrigué les spécialistes :

Mais les récits de Charles Perrault et des frères Grimm, parce qu’ils ont été écrits, imprimés et diffusés largement, ont fini par constituer un écran qui soustrait à nos regards les centaines, peut-être les milliers d’autres versions recueillies par les ethnologues et les folkloristes (Pichette, 2008 : 155).

C’est dans la perspective de donner accès à la pluralité des textes qu’en Italie, par exemple, l’ethnologue Daniela Perco a inventorié les différentes versions du conte dans la même culture. Sur un corpus de quarante-cinq versions, la spécialiste analyse dans son article « Conza sènari et Cuzza sènari : deux Cendrillons de l’Italie du Nord » (Perco,1989 : 33-54), deux sous-types de la version italienne. Dans l’un, on lit le motif du père salace, dans l’autre on remarque l’absence de désir incestueux. Par ailleurs, elle montre que ses noms varient selon l’accent mis sur l’activité de l’héroïne. En Vénétie par exemple, Cuzza sènare désigne une Cendrillon repliée sur elle-même dans les cendres incarnant ainsi la paresse, alors que Conza sènare désigne une Cendrillon travailleuse. Non loin de l’Italie, et dans une ap­proche comparative, la spécialiste française d’origine corse Mathée Giacomo-Marcellesi analyse les motifs d’une version de « Cendrillon » collectée en Corse méridionale (Marcellesi,1989 :97-131). Contrairement à la trame traditionnellement connue, la maîtresse du père œuvre à rem­placer la mère de son vivant. Cette version suggère l’idée que Cinnaredda incarne tout enfant éprouvé, voire les femmes en général, car « toute femme est un peu Cendrillon » (Marcellesi, 1999 :78).

La variabilité est abordée dans une perspective interculturelle par Geneviève Calame-Griaule qui, ayant sillonné l’Afrique de l’Ouest, s’est intéressée notamment aux sociétés des Dogons au Mali, des Isawaghen sédentaires et des Touaregs nomades au Sahel nigérien. Étant frappée par la ressemblance d’un conte en tasawaq avec « Cendrillon » (1989 :187-200), l’ethnolinguiste française questionne des variantes significatives par rapport aux représentations liées à la terre, à la nature et au vécu des popu­lations de cette région de l’Afrique :

Il est en effet tout à la fois surprenant et d’autant plus intéressant de retrou­ver ici un écho de contes européens qui nous sont des plus familiers, et même de bon nombre des motifs qui leur sont liés, et de voir comment chaque culture les utilise selon son propre appareil de représentations (Seydou, 2004 : 2).

Ces variabilités attestées par les différentes versions orales nous invi­tent à interroger la spécificité culturelle de notre version Ɛāyšā Ṛmāḍa : dans quelle mesure le contexte culturel des Béni Zemmour a-t-il une inci­dence sur le parcours spécifique de l’héroïne ? Pour répondre à cette ques­tion sous forme d’hypothèse, je présente d’abord le conte dans son contexte culturel en questionnant ensuite le texte par rapport à la variabilité en con­texte interculturel.

1.        Le conte « Aïcha des Cendres » en contexte

« Aïcha des Cendres » est une version inédite du conte « Cendrillon » qui relate l’histoire d’une orpheline persécutée. La spécificité de ce conte par rapport à la variante de Perrault est la saillance du motif religieux. Par ailleurs, le conte présente une structure narrative différente de celle de Perrault :

Une fille orpheline de mère est maltraitée par sa marâtre. Une fée con­fectionne une babouche qui va à Aïcha. Le prince veut épouser la femme à qui va la babouche. Il épouse Aïcha. À plusieurs reprises, Aïcha est en con­tact avec sa marâtre. Celle-ci lui cause des torts, réparés successivement par son mari.

En effet ici, la fabrication de la babouche (la chaussure) par la fée, le substitut de la mère, précède la rencontre du prince et de la fille. L’ellipse qui porte sur la fête n’a pas d’incidence sur le déroulement narratif.

1.1.        Contexte spatial et culturel

Les tribus Béni Zemmour sont des tribus arabophones établies autour de la ville de Boujaad. C’est une ville très ancienne disposant d’un patri­moine culturel et historique millénaire qui doit sa notoriété à deux carac­téristiques : d’abord, elle est un centre spirituel qui abrite l’une des zaouïas les plus influentes au Maroc : à savoir la zaouïa Cherqaouia, fondée au quinzième siècle par le sage et saint Sidi Mohamed Eccharqui, le vingt-quatrième descendant du Calife du Prophète Omar Ibno Khattab (pour plus de détails, voir Foucauld, 1888 : 45). Par ailleurs, la ville surnommée la « cité de mille et un saints » est l’un des foyers majeurs de la culture soufie et continue d’attirer les pèlerins de toute part du Maroc lors du pèlerinage annuel mewsem. La ville abritait une communauté juive importante qui co­habitait en paix avec les musulmans pendant des siècles. La répartition sui­vante des activités économiques s’était établie : les musulmans étant spé­cialisés dans la tapisserie et l’artisanat (dont la fabrication des babouches), les juifs introduisant des fours de pain traditionnels.

1.2.        La variante de Hadda Bouaazza

Ce conte de dix minutes a été enregistré le onze février 2022 le soir lors d’une veillée familiale chez la conteuse Hadda Bouaazza, qui est d’ailleurs la coépouse de ma tante maternelle. La conteuse est octogénaire.

1.2.1.      Résumé

« Aïcha des Cendres, orpheline de mère, vit sous le même toit que sa marâtre et ses deux demi-sœurs. Elle doit exécuter les travaux les plus dif­ficiles dans la maison (balayer les Cendres).

Une fée, l’« envoyée de Dieu », façonne une babouche à la mesure d’Aïcha et la place devant la porte du palais du Sultan. Le prince ordonne que toutes les filles de la tribu viennent essayer la babouche. Celle à qui elle ira deviendra la princesse. Aucune fille ne réussit, jusqu’à ce qu’on fasse venir Aïcha. La babouche lui va parfaitement, et le prince décide de l’épouser.

La marâtre et ses filles conspirent contre la jeune mariée. Lors d’une visite chez sa marâtre, cette dernière lui demande de troquer ses somptueux vêtements royaux contre ceux de l’une de ses demi-sœurs. Aïcha accepte volontiers. Par la suite, la marâtre envoie sa propre fille chez le prince, feignant d’être Aïcha. Mais la fausse Aïcha est démasquée et le prince ordonne sa décapitation.

Après le départ du prince au pèlerinage à la Mecque, Aïcha décide de rendre visite à sa marâtre à nouveau. Cette fois, la marâtre la jette dans un puits. La fée la sauve et Aïcha accouche de jumeaux. La marâtre fait appel à une sorcière. Cette dernière se rend au palais sous prétexte d’effiler les cheveux de la princesse. Aïcha se laisse approcher, mais la sorcière, au lieu de toucher ses cheveux, lui pique chaque mèche avec une aiguille. Ensor­celée, Aïcha se transforme en tourterelle et s’envole loin. La tourterelle visite régulièrement le château et s’inquiète du prince qui ne revient pas. Elle interroge les ouvriers sur le prince, et ils lui révèlent qu’il est absent. La tourterelle jette une malédiction sur les arbrisseaux et les constructions qui flétrissent et s’effondrent immédiatement.

 Un jour, elle apprend le retour du prince et se rend chez lui. Le prince retire les aiguilles, et Aïcha redevient humaine. Elle lui raconte tout ce qui s’est passé. Le prince punit les deux méchantes femmes et vit sereinement avec Aïcha et leurs deux enfants jumeaux ».

1.2.2.      Structure narrative

Le conte est structuré en cinq séquences :

Dans la situation initiale, le personnage est présenté comme étant une orpheline maltraitée.

  • L’intervention de l’adjuvant, la fée, apporte une amélioration nette de la situation : l’orpheline maltraitée devient la femme du prince.
  • Plusieurs méfaits la visent, ils sont déjoués par le mari.

La différence essentielle de la structure narrative par rapport aux autres variantes se situe ici. En effet, si en général, le conte commence par une série de méfaits et se termine par le mariage, ici, la narration inclut la vie maritale d’Aïcha. Cette séquence et son développement apportent des pré­cisions importantes (voir infra).

  • En l’absence du mari, un méfait majeur est envisagé, mais déjoué éga­lement, avec l’aide de la fée (Aïcha est poussée dans le puits, mais elle est sauvée).
  • Un nouveau méfait consiste à l’ensorceler et à la métamorphoser en tourterelle.
  • Le méfait est réparé par le prince, les coupables sont punis, l’équilibre est rétabli : le prince, Aïcha et leurs jumeaux sont réunis.

La structure narrative correspond dans les deux versions à ce que Vladimir Propp (Propp, 1970) désigne par le terme de « conte merveil­leux » : le méfait initial (mauvais traitement de l’orpheline) est suivi d’une succession d’améliorations et de méfaits, jusqu’à la réparation définitive de tous les méfaits par le mari.

2.        Connotations religieuses dans « Aïcha des Cendres »

Le conte « Aïcha des Cendres » présente certains traits communs avec la version de Perrault : le motif des Cendres que l’héroïne doit nettoyer, et celui de la pantoufle (la babouche) qui identifie l’orpheline comme étant la femme que le prince veut épouser.

Par ailleurs, le conte « Aïcha des Cendres » comprend des connotations religieuses. Ainsi, d’entrée de jeu, la conteuse ouvre le récit par une invo­cation de Dieu qui, d’ailleurs, ne se limite pas à ce conte, mais qu’on peut trouver au début de tout autre conte de la tribu. Ainsi, la conteuse com­mence le récit par la formule Yā bəsmə-llǟh « au nom de Dieu ».

Dans la version de Perrault, aucune connotation religieuse n’est percep­tible. Cependant, le surnaturel est intégré à travers le personnage de la fée dont l’identité varie : le conte fait allusion à la mère ou à une marraine.

2.1.        Le nom, Aïcha

En revanche, la culture des Béni Zemmour choisit Aïcha, qui est le pré­nom de la femme favorite du prophète de l’Islam, prénom auquel est com­munément apposé le surnom de « Mère des croyants ». Tout en suggérant un lien entre Aïcha et le personnage du conte, le texte distingue ce dernier par la précision « des Cendres ».

2.2.        La fée, l’envoyée de Dieu

Par ailleurs, la fée, créature surnaturelle comme dans les versions euro­péennes, est désignée ici par le qualificatif ɛllăh » celle de Dieu[2] », « l’envoyée de Dieu ». Cette dénomination de la fée suggère la bonté de celle-ci, bonté qui, selon la culture locale, découle de la bonté que les musulmans attribuent à Allah, une bonté qui est dans le texte sacré du Coran : le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux (le Prologue). En effet, la fée par son aide et par son accompagnement de l’héroïne incarne ici la bonté dont Dieu couvre les êtres faibles et opprimés, notamment les orphelins (Sourate Le jour Montant) : « Quant à l’orphelin, donc, ne le maltraite pas ».

Une aide plus importante est apportée par la fée par la suite :

La marâtre invita Aïcha à se promener dans le jardin. La mégère et ses filles la poussèrent dans le puits. La fée la protégea et Aïcha fut sauve.

2.3.        Reprise d’un motif coranique

Une connotation religieuse est suggérée dans l’une des formes de trahi­son réalisée par la marâtre : en l’amenant dans le jardin, elle pousse Aïcha dans un puits.

Cette scène rappelle un motif coranique, à savoir l’histoire du prophète Youssef qui, dans le Coran, se fait trahir par ses frères. Ces derniers jettent leur frère dans le puits, car ils sont rongés de jalousie à cause de sa beauté et à cause de la place avantageuse que son père Jacob lui réserve. Cette correspondance que la conteuse établit, à travers l’héritage ancestral, étaye encore davantage le trait divin de la fée qui fait office ici de l’envoyée de Dieu. Comme Dieu a sauvé et a fait sortir le prophète Youssef du puits, la fée, de même, est la salvatrice d’Aïcha « des Cendres » : elle protège Aïcha d’une mort certaine, veille sur elle jusqu’à ce qu’elle accouche de jumeaux et la fait sortir du puits.

2.4.        Le pèlerinage à la Mecque

Le fils du sultan part à la Mecque. C’est une référence explicite. La dimension religieuse du conte se construit à plusieurs niveaux : La qualité divine attribuée à la fée (Envoyée de Dieu / identification à l’archange Gabriel), renvoie le conte au récit coranique du prophète Youssef ; la sym­bolique de l’espace (le puits et la Mecque) et le respect de l’un des piliers de l’Islam (le pèlerinage) sont des facettes qui interviennent dans la dimen­sion religieuse du personnage de la fée, et du personnage aidé par celle-ci. Pour cette raison, on peut penser que la dimension religieuse du conte est fondamentale : dans la faiblesse de tout enfant lésé, à l’image d’Aïcha, se cache un destin heureux qui se réalise grâce à l’intervention divine directe ou indirecte.

En effet, Aïcha est récompensée doublement : au niveau séculier par le mariage somptueux qui lui procure une plus haute dignité sociale ; au niveau religieux par l’assurance qu’elle bénéficie de la protection divine qui la sauve. La preuve en est apportée à travers les faits narrés.

En revanche, dans « Cendrillon » de Charles Perrault, l’intervention de la fée n’a pas de connotation religieuse.

Par ailleurs, à la différence des autres variantes de « Cendrillon », on peut relever le fait que l’inclusion de la vie maritale d’Aïcha introduit une dimension supplémentaire dans ce conte. En effet, c’est Aïcha, mariée, qui cherche le contact avec sa marâtre. Conformément aux pratiques cultu­relles, Aïcha fait preuve de respect envers la « mère », ici plutôt la per­sonne qui occupe la place de celle-ci, en l’occurrence la marâtre. La figure maternelle ainsi placée au centre de l’action illustre ici une superposition entre la mère et la marâtre. Dans cette constellation, le personnage du mari devient central car il apporte un soutien indéfectible à son épouse.

3.        Comparaison interculturelle

Le personnage féminin présent dans toutes les versions étudiées ici, l’orpheline maltraitée, suit un parcours narratif qui relève selon Vladimir Propp (1970) de la structure du « conte merveilleux » développée dans la Morphologie du conte. Cette structure peut être schématisée ainsi :

Aïcha/Cendrillon (héros), maltraitée par sa marâtre et ses belles-sœurs (agresseur), subit un méfait. Une fée (adjuvant) intervient pour réparer cette injustice (méfait) en créant une chaussure (auxiliaire). Contrairement à Cendrillon qui doit passer par des tests (épreuve), Aïcha n’est soumise à aucune épreuve. Dans les deux cas, le mariage est conclu (Réparation du méfait).  

La structure dans « Aïcha des Cendres » s’étend sur une deuxième séquence : Après une série de méfaits, incluant des tentatives de la marâtre, de la sorcière (agresseur) et de la belle-sœur (faux héros) de tuer Aïcha, le conte s’achève sur la réparation de ces méfaits, sur le châtiment des méchants et la récompense d’Aïcha.

Cependant, le niveau figuratif explicite les variantes interculturelles :

  1. a) la place de la religion et du surnaturel : « Aïcha des Cendres » recèle des connotations religieuses relatives aux attributs des personnages (l’hé­roïne, la fée), tandis que dans « Cendrillon », le surnaturel prévaut ;
  2. b) la forme de l’aide : le moment et la nature de l’aide sont différents dans les deux versions : dans « Aïcha des Cendres », l’aide est inconditionnelle et anticipée ; dans « Cendrillon », elle n’est pas sans restriction. De plus, l’aide de la fée est d’autant plus remarquable dans « Aïcha des Cendres » qu’elle sauve la vie à l’héroïne.

4.        Versions marocaines[3]

Après l’analyse focalisée sur la variabilité interculturelle entre  « Aïcha des Cendres » et « Cendrillon », je souhaite mentionner brièvement la variabilité intraculturelle entre la variante de Hadda Bouazza  et d’autres variantes provenant de différentes régions culturelles du Maroc. Dans un recueil de vingt-deux récits essentiellement fassis, Mohammed El Fassi et Emile Derminghem (1928) présentent une variante intitulée « Âïcha Ramâda ». Par ailleurs, une autre variante de « Aïcha Ramâda » a été recueillie à Marrakech par Françoise Légey (1926). Elle raconte l’histoire d’Aïcha, une belle fille que sa mère, ensorcelée et tuée par la marâtre magicienne, couvre de soins. La mère décédée paraît sous différents attri­buts (vache, esprit des os enterrés). Bien que le motif de la séparation, caractéristique du conte européen (Belmont, 1991), soit perceptible dans l’épreuve imposée par la marâtre pour empêcher l’héroïne de se rendre à la fête, ce conte s’apparente à la variante que je présente ici par les motifs du puits (Aïcha y accouche d’un enfant), de la fausse héroïne démasquée (Aïcha la décapite, découpe son corps en lanières et les envoie à la marâtre) ou même du prince pratiquant (les ablutions). Cette frappante ressem­blance est perceptible aussi dans « le pêcheur » (El Koudia et Allen, 2003), une variante dans laquelle l’héroïne, fille d’un pauvre pêcheur et orpheline de mère, subit une série de méfaits de la marâtre, sa tante. Des méfaits comme l’ensorcellement, à l’aide des épingles fichées dans la tête de l’héroïne qui la métamorphosent en pigeonne blanche, ou comme la trahi­son (l’héroïne enterrée dans une metmoura : trou profond) sont manifestes dans la version de Hadda Bouaaza à travers les mêmes motifs (le puits, les aiguilles[4]).

Conclusion

La comparaison des variantes souligne la variabilité interculturelle :

La fonction de la religion, en l’occurrence musulmane ; dans Aïcha, elle est centrale alors que dans Cendrillon, la religion est absente et la magie manifeste.

La place de la mère est une superposition entre cette dernière et la marâtre : dans Aïcha, c’est le respect envers la mère, reporté sur la marâtre, qui perd l’héroïne. Une telle ambiguïté n’est pas mentionnée dans Cendrillon : la mère et la marâtre sont radicalement différentes.

Le rôle du mari : dans Aïcha, il est protecteur, alors que dans Cendrillon, son rôle se limite à celui de choisir son épouse.

La spécificité culturelle de « Aïcha des Cendres » apparaît clairement à travers l’étude de la variabilité interculturelle.

Annexe

Le système de transcription adopté ici suit le protocole du Dictionnaire COLIN d’arabe dialectal marocain (voir Sinaceur, 1993).

Ɛāyšā Ṛmāḍā

Aïcha des Cendres

Yā bəsmə-llǟh ! Gətlīk kǟnt wǟḥd l-bənt məskīna, hīyyā bqǟt ytīmā mɛā māṛt bōhā, tāygololhā Ɛāyšā Ṛmāḍā. Thəz hīyyā ɛā ṛmād ḥāšā­kōm, tāygololhā Ɛāyšā Ṛmāḍā, w-hīyyā bnǟthā, mɛāwḍǟhom, mṣāw­bǟhom, mgāddǟhom.

Au nom de Dieu ! il y avait une pauvre fille orpheline qui s’appelait Aïcha des Cendres. Elle vivait avec sa marâtre qui lui infligeait des travaux de ménage humiliants. On la nommait ainsi, car elle balayait tout le temps de la cendre tandis que la marâtre comblait ses filles de soins.

Nōḍ ā wlīdī, hīyyā tṛabbīhā wəḥdā mən tāwɛ ’llǟh. ’Ddəṛīyyā Ɛāyšā Ṛmāḍā ṛābbǟthā, w-hīyyā tžīb līhā wǟḥəd ’lməsmāq hokkā kāydīṛ. Dǟk ’lməsmǟq ḥāṭṭōh mā yḥəṭṭōh ɛā f-lbǟb tāɛ ’ṣṣolṭǟn[5]. ’lməsmǟq howwā ’lbālġā kīmmā hādšī tāɛ ’šṛǟbəl, šəṛbīl. Šǟfō howwā f-lbǟb, gǟl-līhōm mən mōlāt hād ’ššəṛbīl nnǟḫodhā.

 Un jour, Aïcha des Cendres se fit adopter par « une d’Allah ». Celle-ci apporta une babouche d’une beauté inégalée et la posa près de la porte du Sultan. Intrigué par la babouche, le prince ordonna qu’on cherchât sa pro­priétaire qui devait être aussi belle que sa babouche et dont le prince tomba amoureux.

Bəṛḥo gǟɛ lbnǟt. Llī yžīw mən hok, yžīw mən hok, w-lɛəssǟsā w-dākšī, wəḥdā tāyžīhā kbīṛ, wəḥdā tāyžīhā ṣġīṛ. Ɛāwḍət tā hīyyā bnǟthā, gǟddəthom, təbɛthom ’ddə­ṛīyyā tā hīyyā mšāṛwṭā, gǟlt-līhā : « Fīn ġǟdyā ā Ɛāyšā Ṛmāḍā, lǟš bġǟk ’ṣṣolṭǟn hokkāk dāyṛā mšāṛwṭā ! »

Le crieur public diffusait la nou­velle. Toutes les filles de la tribu venaient pour essayer la babouche. La marâtre prépara alors ses filles qui se firent belles et ne reconnurent pas Aïcha qui les suivit innocemment. La belle-mère se moqua d’elle et gronda : « Où vas-tu misérable fille ? Le prince ne te prêtera même pas attention, regarde tes haillons ! »

Mšǟw gǟɛ bnǟt ’ḍḍāwwāṛ kīmā hokkā hǟh. Gǟllək ḍṛok ɛāyṭo lməḥ­kāmā, gǟɛ dǟzō : wəḥdā tāyžīhā ṣġīṛ, wəḥdā tāyžīhā kbīṛ, hīyyā ṛā mgǟddāh līhā mōlǟto.

Toutes les filles de la tribu se dirigè­rent vers la cour du Sultan et se mirent à essayer la babouche : qui la trouvait petite, qui la trouvait grande, alors que la babouche fut déjà façonnée pour sa propriétaire.

Gǟl-līh lɛəssās : « Bqǟt ɛā wāḥəd ’ddəṛṛīyyā ṛǟhā fīnā hīyyā ». Gǟl-līh žībōhā. Žābōhā mā yžī ’lməsmǟq ɛā gəd ’ddəṛṛīyyā. Qāyssǟthā, žā gəddhā qāyṣǟṣ nāyṣǟṣ ! Gǟl-līhōm : « Ṣǟfī hǟdī hīyyā llī bġāyt, hǟdī hīyyā llī nnǟḫod ! »

Le garde dit au prince : « Il ne reste qu’une seule fille qui n’ait pas essayé la babouche ». Le prince demanda qu’on appelle Aïcha. Elle essaya la babouche qui lui alla sur mesure ! Le prince se prononça : « C’est la fille que je cherche, elle sera mon épouse ! »

Hīyyā tnōḍ līhā māṛt bōhā : « Āwīlī, yā Ɛāyšā Ṛmāḍā, dǟyṛā hōkkǟk mmāddkā ! W-šō bnǟtī kī dāyṛǟt fīn tǟbɛǟnā w-lǟš bġǟk ! » W-hīyyā ɛā sǟktā ɛlīhōm.

La belle mère s’écria : « Malheur à moi, toi Aïcha Ramada, le prince est sûrement aveugle ! Qu’aime-t-il en toi misérable fille aux guenilles ! Mes filles sont plus belles que toi ! » Elle resta silencieuse.

Ṣǟfī ’ǟməṛ ɛlīhā mšā žǟb līhā dākššī llī tā yžībōh ’nnǟs, ḫṭābhā. W-mā dǟṛət līhā tā ḥāžā, mā ɛāwwməthā, mā ləbbsəthā, mā dǟṛət līhā kəttǟn, žāybīnhā hōkkǟk, gāllk : « Hād ’ṣṣolṭǟn llī bġā hād Ɛāyšā Ṛmāḍā tā nddīwhā līh hōk­kǟk. » Ləytīm kā yəbqā ɛā ytīm !

Le prince ordonna qu’on accomplisse le rituel des fiançailles. Mais, la marâtre ne l’habilla pas comme font, de cou­tume, les mères pour leurs filles et ne lui acheta pas de tissus, elle se dit : « Je rends Aïcha au prince comme telle, puisqu’il l’a choisie. » L’orphelin demeure orphelin !

Hǟdīk tɛāṛṛdət līhōm, nāhṛət hǟdōk llī ġǟdǟt bīhā, šō fīn tɛṛdət līhā, ’ddǟthā, ɛāwwməthā, ləbb­səthā ṭāllɛəthā tā təwḍāḥ : wəllǟt ḫṛā ! Šō lɛyālǟt bnǟt lḥṛṛām ānā wəḥdā mənnhōm ( rire).

On emmena Aïcha chez son époux, la fée la rejoignit avant qu’elle n’entrât au château, la baigna et l’habilla en épouse : Aïcha rayonna de beauté ! Les maudites femmes que nous sommes (rire).

Žǟt lɛāddhā wəllǟt tā tžī ɛāddhā zāɛmā bəɛd ṣǟbəthā mšǟt w-tqəblt : « Īwā yā ḫōyytī ! dīṛ ḥwəyyžǟtək yžīw gəd ḫtək nṣōl ḥwāyžk wǟš yžīw gəd ḫtək, nṣōl hǟdī w-dīk. » W-mšǟw gāllk tā yšōfō wǟš žāṛḍā hādīk wlā šnō, ddǟthōm zāɛmā tā yšōfō f-’žžāṛḍā.

Les jours passèrent et Aïcha décida de rendre visite à sa belle-mère. Celle-ci, éblouie par l’habit de Aïcha, l’emmena dans un jardin et laissa tomber de sa bouche : « Oh ma petite fille ! déshabille-toi pour que je voie si ton habit sied à ta sœur. Défais-toi de ceci et de cela. Et toi, porte ses habits. »

Ṣǟfī hīyyā ɛlā nīyyəthā nāṣlǟt ḥwāyžhā ləbbsəthōm l-ḫəthā. Ṣǟfī kəsbōhā hōmā ymšīw ləbbsəthā lḥwāyž.

Aïcha se déshabilla et porta les vête­ments de sa belle-sœur. La marâtre habilla sa fille en Aïcha.

Gǟlt-līhā : « Lbəs ḥwāyž ḫtək w-ḫtək tlbəs ḥwāyžk. »

Elle lui dit : « Échange ton habit avec ta sœur. »

Bəddlthā, ddǟt ’ṭṭōflā hīyyā llī ɛānd ’ṛṛǟžəl w-ḫāllǟt līh bənthā. Ṣāb ’ṭṭōflā mtāllġā mā ɛāṛfǟtš līh dākšī llī tā thḍāṛ ’ṭṭōflā w-llī tā ddīṛ. Dǟr hǟh ṣāb ṛāṣhā ḥṛāš.

Elle envoya alors sa fille chez le prince et garda Aïcha. La belle-sœur témoigna d’une grossièreté qui laissa le prince douter de son identité. Il remarqua ses cheveux.

Gǟl-līhā : « Mǟl šāɛṛək ḥṛāš ? »

[Aussitôt,] le prince lui demanda : « Pourquoi tes cheveux sont-ils rêches ?

Gǟlt-līh : « Īwā ɛā mən māšṭətkom. »

– C’est la faute de votre peigne mon seigneur, s’exprima la fille sotte. »

Gǟl-līhā : « W-mǟl yəddīk ḥāṛšǟt ? »

Le prince demanda : « Tes mains aussi, elles sont rugueuses !

Gǟlt-līh : « Īwā ɛā mən ḥākkǟktkōm ! »

– C’est à cause de vos gants de gommage, répondit maladroitement la fille. »

Hōwwā yɛīq bīhā, tā thḍāṛ hōwwā yɛīq bīhā. Gǟl-līhā : « Gōl ttī bədlōk līyyā b-Ɛāyšā ! »

Le prince conclut qu’il se faisait avoir : « On m’a remis cette bête à la place de Aïcha ! »

Gāllk gṭāɛ līhā ’ṛṛǟṣ w-ɛṭǟh l-ḥōṛṛǟṣ yddīwh tāwɛō, dǟṛōh fī hādā, ṣāyfəṭ līhā lɛāwd fīh ’ṣṣǟk, fīh dǟk ’ṛṛǟṣ fīh kōlšī, əh gǟlt-līhōm šī ḥād hādā žāynī lməṛsōl mən ɛād bəntī, ɛā tā ṣǟbət dīk lqāḍīyyā lkāḥlā w-hīyyā tġāwwət, īwā gǟl-līhā : hǟ bǟš bəddltī Ɛāyšā, īwā bqǟt tā təndāb w-tġāwwət.

Le prince se mit en colère, ordonna de décapiter la prétendue princesse et d’en­voyer sa tête aux siens. Les gardes ren­dirent la tête à la marâtre qui pensait que sa fille lui avait envoyé un cadeau par les émissaires. Elle ouvrit la boîte et se mit à hurler : elle s’écroula, s’administra des gifles et pleura sa fille décapitée.

W-Ɛāyšā mšā žǟbhā ḥəmlət. Ɛəgbət žǟthā tǟnī, hōwwā māɛāṛt mšā l-ḥəž wlā māɛāṛt fīn mšā, mšā l-šī ḥǟžā ġǟb w-hīyyā tžīhā, šō kīfǟš tā žǟthā w-ḫəṛžō l-’žžāṛḍā, w-hōmā y-lōḥōhā f-lbīṛ māṛt bōhā w-bnǟthā.

Le prince récupéra son épouse et décida de partir en pèlerinage. En l’ab­sence du prince, Aïcha rendit visite à sa marâtre qui l’invita à se promener dans le jardin. La mégère et ses filles la pous­sèrent dans le puits.

W-tləggǟt līhā dīk ’žžənnīyyā mā ṭṛā līhā wǟlō, ’ttwəyymā llī fī kəṛšhā, wəldthōm ḫāṛṛžəthōm.

La fée la protégea et Aïcha fut sauve. La princesse accouchait d’un garçon et d’une fille jumeaux dans le puits.

Žǟbō ɛdōzā kṛǟwhā ɛl-Ɛāyšā, gǟtl-līhā : « Ǟžī yā bnīyytī nəflī līk ṛǟṣək w-nəfɛāl lək, w-ndīṛ lək. » Ḥǟlthā. Wəllǟt kōll zāġbā kā dōgg līhā bṛā fī ṛǟṣhā. W-hīyyā ṭṭīṛ, w-hīyyā twəllī ḥmǟmā, səḥṛəthā wəllǟt ḥmǟmā, ṭǟṛət ṣāfī. Gǟlt-līhōm : « Ānā fəkkīt­kōm. Ttǟfqō ɛlīhā. »

La belle-mère chargea une sorcière de se débarrasser d’Aïcha. La sorcière lui proposa : « Viens, petite princesse, que je t’effile les cheveux. » La pauvre Aïcha lui fit confiance et lui tendit la tête. À la place de chaque cheveu effilé, la sorcière lui piquait une aiguille. Aussitôt, Aïcha devint tour­terelle et s’envola : elle fut ensorcelée.

Īwā wəllǟt dīk lḥmǟmā tā tmšī, tā tġīb, tā tžī l-’žžāṛḍā. ’Lbānnǟyā tā yəbnīw, ’lḫəddǟmā tā yḫədmō ’llī tā yġṛōs tā yġṛōs.

La tourterelle s’absentait pour un temps et revenait au château. [Chaque fois qu’elle y revenait,] elle voyait les maçons construire des murs, les tra­vailleurs en pleine besogne, les jardiniers qui cultivaient les arbrisseaux.

Wəllǟt ḥmǟmā tā tžī tā-tgōl-līh : « Žənnǟn, yǟ žənnǟn ! yǟ lġāṛəs lḫōḫ w-’ṛommǟn, ɛāmḍṛā ? Wəld sīdī žā mən lġāybā w-lā bāqī ? »

Elle vint et leur dit : « Arbori­culteur, ô arboriculteur ! ô celui qui cultive pêcher et grenadier ! As-tu des nouvelles de mon Seigneur ? Est-il revenu de sa longue absence ?

Tā ygōl-līhā : « Mǟzǟl, yā lāllā mǟzǟl ! »

– Pas encore, tourterelle, pas encore, répondit le jardinier !

Tā tgōl-līhā : « Hāk ɛlā hād ġāybət sīdī llī mšā ,kōlšī kṛəm, kōlšī lwā. » Tā tžī l-’lbānnǟyā tā yḫədmō. Tā tgōl-līh : « Bānnǟy yǟ bānnǟy ɛāmḍṛā wəld sīdī žā mən lġāybā w-lā māzǟl ? »

« Que les arbrisseaux se fanent », dit la tourterelle, et ils se fanaient aussitôt. La tourterelle se tourna vers le maçon et lui demanda : « Maçon ô maçon ! le fils de Sultan est revenu ou pas encore ? »

Tā ygōl-līhā : « Mǟzǟl yā lāllā mǟzǟ. »

Le maçon répondit : « Pas encore, tourterelle, pas encore. »

Tā tgōl-līh : « Īwā kōlšī yṭīḥ, kōlšī yəlwā tā ḥǟžā mā tɛāwḍ w-wəld sīdī ġāb w-mā žā. »

Elle ordonna : « Que tous les murs se détruisent. C’est pour mon Sei­gneur qui est parti sans nouvelles. »

Gǟllək žā, ṣǟb kōlšī kṛəm, kōlšī mkāṛfəṣ, ləbnī mā ṭǟləɛ, īwā gǟlō-līh : « Ā wəddī qāṛṛəḍ mɛǟnā, ḥnā kā nšqǟw w-kā nəbnīw llī kā yəsqī kā yəsqī, ġādā tžī wǟḥəd l ḥmǟmā. » Qāṛṛəḍ mɛǟhōm.

Enfin, le prince revint [de son voyage], il trouva son jardin fané, ses bâtiments démolis. Les travailleurs lui dirent : « Une tourterelle venait et mau­dissait nos ouvrages. » Il attendait jusqu’à ce qu’elle vînt.

W-hīyyā tžī tānī, w-hīyyā tgōl-līh : « Žənnǟn, yǟ žənnǟn, yǟ lġāṛəs lḫōḫ w-ṛṛommǟn. Āmḍṛā ? wəld sīdī žā mən lġāybā w-lā bāqī ? »

Elle s’adressa comme d’habitude à l’arboriculteur : « Arboriculteur, ô arboriculteur ! ô celui qui cultive pêcher et grenadier. As-tu des nou­velles de mon Seigneur ? Est-il revenu de sa longue absence ?

Tā ygōl-līhā : « Žǟ yā lāllā žā. »

– Il est rentré, tourterelle, il est rentré enfin ! répliqua le jardinier. »

Ā tā ḫālṭət, hābṭət ṭǟḥət līh fī ḥəžṛō kī hōkk. Tā ydīṛ līhā həkk, tā ygləɛ dōk lbṛǟwǟt, tā yəglāɛhā : tā tnāqqəz b-’zzġāb, tā yəglāɛhā tā tnāqqəz b-’zzġāb. Tā wəllǟt mṛā, wəllǟt b-šɛāṛhā. Ṣōbḥǟn ’Llǟh lɛāḍīm !

Aussitôt, elle battit les ailes, s’ap­procha du prince et s’assit sur ses genoux. Le prince se mit à défaire les aiguilles : à la place de chaque aiguille dégagée, jaillit un poil et la tourterelle devint étrangement Aïcha avec ses beaux cheveux. Gloire à Allah !

Gǟlt-līh : « Fīn mšītī ? W-hā llī ṭṛā līyyā, hā llī ṭṛā līyyā bdǟt tā tɛāwd līh. Gāllk žā hōwwā w-bōh mqāṛṛḍīn. W-dīk ’žžənnīyyā ḫāṛṛžət dōk ’ddṛǟṛī. Gǟlt-līhōm, hǟdǟk ṛā žəddəkōm w-hǟdǟk ṛāh bōkōm, lāḥgō ɛāndhōm gōl hǟdǟ žəddī hǟdǟ bōya.

Elle lui demanda : « Où étais-tu passé, [mon Seigneur] ? » Et elle se mit à raconter ce qui lui était arrivé. Le prince et le Sultan apprirent les malheurs qu’Aïcha avait subis. La fée rejoignit le ménage en compagnie des jumeaux. Elle leur montra leur père et leur grand-père et puis leur apprit comment ils devaient les appeler.

Īwā gāllk mšā, hǟdōk lɛyǟlǟt llī ɛəmlōhā bīhā. Tṣāyfṭō mɛā hǟdīk māṛt bō Ɛāyšā Ṛmǟdā, dǟṛ žməl, ɛāṭšǟn w-žməl žīɛǟn. Fṛāq līhōm, lɛāṭšǟn tǟ-yžžōṛ lmā, w-’žžīɛǟn tǟ-yžžōṛ ’zzṛāɛ.

Le prince décida de se venger pour sa princesse. Il arrêta la marâtre d’Aïcha Ramada et ramena deux dromadaires, l’un assoiffé et l’autre affamé. L’un tirait l’abreuvoir, l’autre le pot de grains de blé.

Ḕh ! ṛā lġṛǟyb dyǟl lɛyǟlǟt bəkṛī !

Eh voilà ! Le manège des femmes d’antan !

Références bibliographiques.

Baumgardt, Ursula (2017), « Variabilité », Dictionnaire des concepts, Encyclopédie des littératures en langues africaines (Ellaf) http://ellaf.huma-num.fr/variabilite/

Calame-Griaule, Geneviève (1989), « Une Cendrillon sans pantoufle (Niger) », Cendrillons, Cahiers de littérature orale, n° 25, p.187-200.

El Fasi, Mohammed et Dermenghem, Emile (1928), « Âïcha Ramâda », Nouveaux contes fasis, Rieder, Paris, p.69-73.

El Koudia, Jilali (2003), « The Fisherman », Moroccan Folktales, translated from Arabic by Jilali El Koudia and Roger Allen with critical Analysis by Hasan M. El-Shamy, Syracuse University Press, New York, p. 19-26.

Foucauld, Charles de (1888), Reconnaissance au Maroc, 1883-1884, Paris, Challamel et Cie éditeurs, 262 p.

Giacomo-Marcellesi, Mathée (1999), « Les voix de la Cendrillon corse », Faits de langues, n°13, Oral-Ecrit : Formes et théories. p. 77-89.

Giacomo-Marcellesi, Mathée (1989), « La Cendrillon corse et les pièges de l’oralité », Cendrillons, Cahiers de littérature orale, n° 25, 97-131.

Labrie, Vivian (1989), « Cendrillon aux grands pieds : Détours ciné-contés de la tradition », Cahiers de littérature orale, n° 25, 133-164.

Légey, Françoise Doctoresse (2010), « ‘Âïcha Ramâda », Contes et Légendes populaires du Maroc recueillis à Marrakech et traduits par Doctoresse Légey, Casablanca, Éditions du Sirocco, p. 31-36.

Perco, Daniela (1989), « Conza Sénare et Cuzza Sénare: deux Cendrillons de l’Italie du Nord », Cendrillons, Cahiers de littérature orale, n° 25), 33-54.

Pichette, Jean-Pierre (2008), « Compte rendu de [Belmont, Nicole et Élisabeth Lemirre (dir.), Sous la cendre. Figures de Cendrillon, Anthologie établie et postfacée par Nicole Belmont et Élisabeth Lemirre, Paris, Librairie José Corti, « Collection Merveilleux », Rabaska, n° 6, 155–157.

Propp, Vladimir (1970), Morphologie du conte, traduit par Marguerite Derrida, Points Essais, Paris, 256.p.

Seydou, Christiane (2004), « Calame-Griaule, Geneviève. – Contes tendres, contes cruels du Sahel nigérien », Cahiers d’études africaines, n° 175, 2004, 691-693.

Sinaceur, Zakia Iraqui (1993), Le dictionnaire COLIN d’arabe dialectal Marocain, Editions Al Manahil, ministère des Affaires Culturelles.

[1] Selon la version de Charles Perrault publiée en 1697, la fée est la marraine de l’orpheline.

[2] L’expression « celle de Dieu » est prise littéralement pour conserver la nomination locale de la fée.

[3] Je remercie le professeur Aboubakr Chraïbi de m’avoir signalé ces versions.

[4] Le motif de l’aiguille qu’il faut retirer de la tête d’un oiseau pour qu’il retrouve sa forme humaine renvoie, entre autres, à d’autres motifs, par ex., Type 452B*.

[5] La conteuse donne une explication à ma question sur la signification de ’lməsmǟq.

Méthodologie de la recherche documentaire en littérature orale

 

 

Ursula Baumgardt

Inalco –  Plidam

Fatima-Zohra El Aïhar

Inalco –  Lacnad et Plidam

 

 

 

Résumé

La recherche documentaire en littérature orale est confrontée à plusieurs diffi­cultés structurelles. À travers deux exemples prioritairement, les littératures orales de l’Afrique subsaharienne d’un côté, de l’Afrique du Nord et plus précisément de l’Algérie de l’autre, l’article relève de manière non exhaustive certaines de ces difficultés. Il propose une méthodologie de la documentation sous forme de panorama organisé par langue et observant quelques critères d’analyse généraux. Un tel travail fournira des données comparables, ayant à la fois un intérêt intrinsèque et contribuant à une compréhension différenciée de la discipline et des différentes réalités culturelles.

Mots-clés:  Oralité, littérature orale, théorie de l’oralité, méthodologie, documentation, Afrique subsaharienne, Algérie

 

Abstract

Documentary research methodology in oral literature. Documentary research in oral literature is confronted with several structural difficulties. Through two examples in priority, the oral literatures of sub-Saharan Africa on one side, of North Africa and more precisely of Algeria on the other, the article highlights some of these difficulties in a non-exhaustive manner. It proposes a methodology of documentation in the form of an overview organized by language and observing some general analysis criteria. Such work will provide comparable data, both intrinsically relevant and contributing to a differentiated understanding of the dis­cipline and different cultural realities

Keywords:  Orality, oral literature, theory of orality, methodology, documentation, sub-Saharan Africa, Algeria

 

 

 

Introduction

En littérature orale, les œuvres individuelles publiées sont très rares. En effet, lorsqu’ils produisent leurs textes en situation de performance en ora­lité première, les énonciateurs n’envisagent en général pas de les éditer à titre personnel. Parfois ils s’opposent à toute publication. Un contre-exemple est le conteur peul Bâba Zandou dont les textes ont été diffusés dans les années soixante et soixante-dix par Radio Sawtu Linjiila à Ngaoundéré, au Cameroun (Paul Kazuhisa Eguchi 1976, p. 164). Par ailleurs, il a été enregistré entre décembre 1968 et avril 1975 au Nord-Cameroun par le Révérend Père Dominique Noye. Le corpus ainsi constitué réunit 278 textes, en majorité des contes et des récits, soit 43 heures d’enregistrement1. Ce conteur se trouve justement en contexte de communication médiatisée lors de diffu­sions radiophoniques. En même temps il participe à la recherche sur le peul menée par le Père Dominique Noye.

La rareté, voire l’inexistence des corpus constitués par les énonciateurs eux-mêmes sous forme de publication, représentent une différence fonda­mentale par rapport à la littérature. La recherche documentaire en littéra­ture orale doit tenir compte de cette spécificité. Elle nécessite une métho­dologie appropriée.

Dans le cadre de cet article, notre objectif n’est pas de rendre compte de l’état de la documentation en littérature orale – un tel travail serait très important et nécessiterait la mobilisation de plusieurs équipes. À titre d’exemple, de manière non exhaustive, en nous référant prioritairement à l’Afrique de l’Ouest, au Maghreb et plus particulièrement à l’Algérie2, et dans une moindre mesure à l’Europe, nous observerons certaines difficultés récurrentes de la recherche documentaire en littérature orale. Elles sont liées au fait que l’oralité n’est pas encore reconnue comme une discipline académique à part entière. En partant de ces observations, nous évoquerons plusieurs facteurs pour contribuer à l’élaboration d’une métho­dologie de la recherche documentaire appropriée, et pour définir certaines priorités de la recherche en oralité et plus particulièrement en littérature orale.

1.        La discipline académique « oralité »

L’oralité est une discipline. Elle en réunit les traits définitoires : elle a un objet, en l’occurrence la parole dans toutes ses dimensions, abordé selon une théorie et selon une méthodologie appropriées ; une histoire de la recherche, comme l’illustre l’article de Ramazan Pertev à propos du kurde, dans ce numéro ; des institutions intégrant la discipline et son enseigne­ment ; une réelle masse critique et des publications spécialisées.

1.1.        Statut sociolinguistique des langues en présence

L’une des dimensions disciplinaires de l’oralité est la question du statut sociolinguistique des langues impliquées. En effet, de manière générale, en oralité, le statut des langues a une incidence indéniable sur la production de la littérature orale.

Ainsi, comme on le sait, en Afrique occidentale, plusieurs langues coexistent : les langues africaines – parfois appelées à tort « dialectes » – et une langue ancienne­ment coloniale, en l’occurrence le français ou l’anglais3. La production de la littérature orale relève essentiellement des langues africaines.

Au Maghreb, à cette constellation s’ajoute la présence de l’arabe clas­sique, coexistant avec l’arabe dialectal et le berbère d’un côté, et le français de l’autre. La littérature orale est attestée dans toutes les langues en présence, mais dans des dimensions très variables. En effet, au Maghreb, la question est particulièrement complexe, notamment en Algérie, à cause de la présence de plusieurs littératures dans un contexte qui est en faveur de l’arabe et du français. La littérature orale est attestée en arabe littéral, en arabe algérien et en berbère. La situation de ces littératures orales varie très largement. Elle est marquée par la lutte politique pour la reconnaissance du berbère qui a très certainement favorisé les travaux sur la littérature orale, comme en témoigne la bibliographie importante signalée par Mohand Akli Salhi4.

Le berbère est reconnu comme langue officielle ; en revanche, l’arabe dialectal n’a aucun statut juridique officiellement reconnu, malgré sa pré­sence dans toutes les régions (arabophones ou non), dans les médias écrits et audiovisuels, etc. Cette réalité a des conséquences négatives considérables sur la production littéraire en arabe dia­lectal, qui est très peu développée.

1.2.        Cadre théorique et méthodologique

De nombreux travaux ont été menés et continuent de l’être. Souvent ils ne sont pas reliés entre eux. Pour répondre à cette situation et en partant des littératures orales africaines dans une perspective transversale, un cadre théorique et méthodologique a été défini collégialement dans l’ouvrage dirigé par Ursula Baumgardt et Jean Derive (2008). Cette approche a été développée5, elle est en cours d’approfondissement et de formalisation. Elle a une dimension pluridisciplinaire. Ainsi, concernant le conte en Afrique par exemple, dans la perspective de dégager les prin­cipaux facteurs ayant une incidence sur ce genre, nous avons exprimé notre approche méthodologique comme suit – l’astérisque renvoie au Diction­naire de concepts sur le site d’Ellaf :

      • « Une telle analyse approfondie du domaine mobilise – au moins – les disciplines suivantes : la sociologie et l’histoire pour contextualiser la production culturelle et pour comprendre l’influence des différentes dominations, internes et externes, ces dernières étant exercées souvent en contexte de colonisation ;
      • l’anthropologie, pour accéder aux organisations sociales et aux pratiques culturelles ;
      • la linguistique, qui sert de fondement à la compréhension des contes en langues africaines ;
      • et surtout l’oralité*.
      • Cette dernière est abordée à plusieurs niveaux, dont :l’approche ethno­linguistique et narratologique donnant accès à l’analyse des contextes de production et de réception de la littérature orale, et plus particulièrement du genre concerné ici ;
      • la littérarité* analysant les formes, les fonctions et la circulation des textes, de même que leur articulation avec les autres genres de la littéra­ture orale, mobilisant le cas échéant, l’ethnomusicologie ;
      • la méthodologie de la collecte* et de l’enquête, la transcription*, la tra­duction* et l’édition des contes oraux, mettant en évidence des récur­rences thématiques tout en les situant par rapport à des spécificités cultu­relles. – U. Baumgardt et F. El-Aïhar, (sous presse)

Une telle approche méthodologique intervient dans la définition d’une théorie de la littérature orale.

1.3.        Acteurs de la recherche scientifique et associations

L’oralité est abordée dans des cadres institutionnels divers. Des institu­tions de recherche et des associations travaillent à différents niveaux, de manière complémentaire.

 

  • En Algérie

Alger

Le Centre algérien de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (Carape), créé en 1955, devient en 1964 le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (Crape), avant d’être rattaché en 1984, au Centre national d’études historiques (Cneh). En 2003, celui-ci est transformé en établissement public à carac­tère scientifique et technologique sous la dénomination de Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (Cnrpah).

Oran

Le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc), créé en 1992, intègre l’oralité dans ses projets.

Béjaia

Le Centre de recherche en langue et culture amazighe (Crlca).

Cependant, en règle générale et à l’exception du (Crlca), les travaux sur l’oralité ne sont pas centraux dans ces structures6.

 

  • Au Cameroun

On mentionnera le Centre international de recherche et de documen­tation sur les traditions et les langues africaines (Cerdotola).

 

  • Au Niger

Le Centre d’étude linguistique et historique par tradition orale (Celhto).

 

  • Au Gabon

Le Groupe de recherche en tradition orale (GRTO), Libreville.

 

  • En France
      • On recense un nombre important d’institutions et de projets de recherche : le Conservatoire contemporain de littérature orale (Clio), fondé en 1981 par Bruno de La Salle, est un précurseur dans le domaine7;
      • le Centre de recherche bretonne et celtique, dirigé un temps par Donatien Laurent, dont sont membres Fañch Postic, Yves Le Berre et Nelly Blanchard, de même que l’association Dastum, qui est une banque de données sur l’oralité et le patrimoine immatériel de Bretagne en général ;
      • le Groupe de recherche en ethnopoétique (Grep8), fondé en 2007 par Florence Dupont et Bernard Lortat-Jacob, est inscrit en 2024 officielle­ment dans les axes du Centre d’études et de recherches interdiscipli­naires en lettres, arts et cinéma (Cerilac) avec la création d’un axe Poésies, arts de la voix et de l’oralité (Pavo) sous la responsabilité de Cyril Vettorato.

Plusieurs projets de recherche sont à signaler :

      • Littératures populaires du Levant. Archiver, analyser et conter le Roman de Baybars au XXIe siècle dirigé par Iyas Hassan (LiPoL, 2020-2024) ;
      • l’Encyclopédie des littératures en langues africaines, porté par Ursula Baumgardt (Ellaf, 2014-2017) ;
      • le Projet Épopée initié en 2015 par Florence Goyet à l’Université Grenoble Alpes ;
      • le Réseau euro-africain de recherches sur l’épopée (Reare) animé par l’association du même nom, projet créé par Lilyan Kesteloot en 2000.

Des centres ou des programmes de recherche peuvent être cités dans d’autres pays, en Turquie, en Allemagne, en Macédoine, etc.

 

  • En Turquie

À l’Université Mardin Artuklu, l’Institut des langues vivantes en Turquie (Türkiye’de Yaşayan Diller Enstitüsü).

 

  • En Allemagne

L’Enzyklopädie des Märchens (Encyclopédie du conte) à Göttingen.

 

  • En Macédoine

À l’Université Saints Cyrille et Méthode de Skopje, l’Institut du fol­klore ‘Marko Cepenkov’ ; cet institut édite une revue référencée, Makedonski Folklor (Folklore macédonien) depuis 1968.

 

  • Europe du Nord

Dans plusieurs pays de Europe du Nord, les institutions universitaires s’intéressent souvent au conte.

 

  • Aux États Unis

L’American Folklore Society (AFS) est une organisation internationale de grande envergure qui compte plus de 1000 membres et qui édite une revue dédiée (voir infra).

1.4.        Enseignement universitaire

En Algérie, l’enseignement de la littérature orale est très modeste, notamment en ce qui concerne l’arabe et à plus forte raison l’arabe dialec­tal : il se limite à quelques modules « littérature populaire » dans les départements de langues et littératures arabes depuis plus d’une vingtaine d’années. Il faut cependant signaler qu’il existe un master en littérature populaire à l’université d’Alger 2, au département de Langue et Littérature.

Une augmentation considérable d’événements organisés par des uni­versités algériennes peut être constatée. Le thème relève souvent de la lit­térature dite populaire.

On peut penser que l’enseignement universitaire peu développé en ora­lité en langue arabe et à plus forte raison en arabe maghrébin explique le nombre réduit de thèses en oralité.

En revanche, plusieurs universités ont développé chacune un départe­ment de langue et culture amazighe. C’est le cas, dans l’ordre d’introduc­tion de ces enseignements, des universités de Tizi-Ouzou (1990), Béjaia (1991), Bouira (2008, Batna (2013) et Tamanrest (2020 [?]).

L’enseignement universitaire de la langue est associé à celui de la litté­rature orale et écrite (Mohand Akli Salhi, 2023).

Quant aux universités des pays francophones de l’Afrique occidentale, l’enseignement de l’oralité et de la littérature orale y est très peu représenté (U. Baumgardt, 2023, pp. 91-104). En revanche, à Madagascar, une for­mation universitaire en oralité a été mise en place depuis 2010 (H. S. Andriamampianina 2024).

En France, l’oralité est intégrée dans l’enseignement, de la licence au master et au doctorat à l’Inalco.

Cette situation exceptionnelle en Europe est valorisée par l’Inalco qui mentionne l’oralité parmi les disciplines enseignées à l’institut, au même titre que toutes les autres disciplines. L’Inalco a par ailleurs retenu l’ora­lité comme thème central de la première Journée du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco (Jpci, le 4 et le 5 octobre 2023).

Sur un autre plan, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a accordé en 2023 le statut de « discipline rare en observation »9 aux « oralités du monde ». Dans le même ordre d’idées, la 15e Section du Conseil national des universités (CNU), après avoir choisi « littérature tra­ditionnelle », puis « oralité », en 2020, mentionne en 2024 parmi les disci­plines admises dans la section, la désignation simplificatrice d’« ora­tures », retenue sans doute en écho à « littératures ».

1.5.        Manifestations culturelles

Des manifestations culturelles autour de l’oralité sont parfois d’une grande envergure.

 

  • En Algérie

Le premier Festival du folklore algérien a été réalisé le 14 septembre 1966. La 11e édition du Festival national de la poésie Melhoun Sidi Lakhdar Benkhelouf, s’est déroulé les 28, 29 et 30 septembre 2024.

 

  • En France

Des manifestations culturelles sont organisées dans des bibliothèques, portant, par exemple, sur le « patrimoine oral algérien : contes-tradi­tionnels-en-musique », en 2022, Institut du monde arabe (Ima), Paris.

Des festivals de contes, souvent par langue, sont organisés par des associations ; l’association Kimamori sur les oralités corses s’intéresse à ce domaine en articulation avec l’écriture littéraire. Les associations regroupent des ressources culturelles d’une grande richesse non réperto­riées dans une perspective transversale.

De façon générale, les manifestations culturelles autour de l’oralité en dehors des structures de la recherche ont des impacts considérables car l’intérêt et la vitalité des oralités concernées s’expriment par un regain de prestige.

1.6.        Masse critique

L’oralité représente une réelle masse critique en termes d’enseignants-chercheurs et de doctorants.

Geneviève Calame-Griaule explicitait dans son séminaire de DEA ses choix : privilégier l’enseignement et la direction de thèses10, au détriment de ses publications personnelles.

Il s’avère que l’enseignement universitaire contribue de manière déci­sive à la formation des jeunes chercheurs, ce qui ressort de la corrélation entre un enseignement mis en place au niveau du master d’un côté, et les thèses réalisées, de l’autre. Pour ne citer que deux cas : à l’université de Toliara (Madagascar) sous la direction de Hanitra Andriamampianina et dans le contexte de l’introduction d’une formation en master depuis une dizaine d’années, outre les nombreux mémoires de master, six thèses ont été soutenues ou sont en cours ; à l’Inalco, depuis 2008, douze thèses ont été encadrées en codirection ou non par Ursula Baumgardt, quatre sont en cours (les références figurent dans la bibliographie). L’approche discipli­naire et théorique de l’oralité favorise les recherches qui, à leur tour, con­tribuent au développement de la discipline.

1.7.        Revues scientifiques

Plusieurs revues se réfèrent à l’oralité.

En Algérie, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) publie Turath[11], revue d’anthropologie culturelle dont les thèmes sont entre autres le patrimoine matériel et immatériel.

Le Journal of Folklore Research (JFFR) est publié par Indiana Univer­sity12. Cette publication qui fait preuve d’un dynamisme remarquable définit sa ligne éditoriale ainsi : The Journal of Folklore Research is invit­ing submissions that address how folklore and ethnomusicology engage with issues like race, ethnicity, gender, and sexuality in transnational and local contexts.

Quant aux Cahiers de littérature orale (Clo) fondés par Geneviève Calame-Griaule, ils publient en général des numéros thématiques et des études de cas. Cette revue de référence fête son cinquantenaire en 202513 et présente un bilan très considérable, cent numéros ont été publiés. L’argu­mentaire du colloque souligne les approches anthropologiques de l’oralité, sans mentionner la dimension de l’analyse textuelle et de la littérarité en littérature orale, pourtant comprise dans la définition et mise en avant par la fondatrice de la revue, et développée par de grands experts comme Jean Derive (1987, 2002, 2012) ou Florence Goyet (2022).

Rappelons dans ce contexte que la Revue des oralités du monde (Rom) se situe en complémentarité aux Clo. Fondée dans le cadre du développe­ment du master disciplinaire Oralité de l’Inalco14, participe de la définition et de la consolidation de l’oralité en tant que discipline académique. Inter­venant dans l’organisation de l’enseignement et de la recherche de manière certes indirecte, la revue cherche à rendre compte au mieux des différentes approches de l’oralité et à remédier au moins partiellement au manque d’espaces de publication.

Malgré les multiples efforts collectifs pour la structuration et la recon­naissance scientifique de la discipline depuis la Journée d’hommage à Geneviève Calame-Griaule15, le 19 juin 2015, durant laquelle Ursula Baumgardt a rappelé l’urgence de cette reconnaissance, plusieurs faits illustrent les difficultés auxquelles est confrontée l’oralité en tant que discipline.

2.        Difficultés

Les difficultés sont nombreuses et concernent, entre autres, la termino­logie et les sources pour la recherche, auxquelles s’ajoute le manque d’une théorie globale.

2.1.        Terminologie

La désignation du domaine n’est pas stabilisée ; plusieurs termes coexistent : folklore, littérature traditionnelle, tradition orale, littérature populaire. L’expression « littérature orale » est utilisée par Geneviève Calame-Griaule (1970), « auralité », « oraliture » ou « orature » sont utili­sés également.

2.2.        Sources pour la recherche

Elles sont encore insuffisantes pour donner une vision globale de la discipline.

2.2.1.      Bibliographies

Les bibliographies générales et disciplinaires ne sont pas assez déve­loppées. Concernant les littératures orales africaines, Veronika Görög-Karady a édité deux bibliographies (1981, puis 1992). Elles n’ont pas été actualisées.

Certaines sont focalisées sur des publications concernant des littéra­tures orales abordées par langue, souvent sans établir des liens entre elles et d’autres formes d’art verbal. Certes, l’ouvrage dirigé par Ursula Baumgardt et Jean Derive (2008) propose des références incontournables, mais non actualisées. L’approche d’Ellaf http://ellaf.huma-num.fr/litte­rature-orale/ est transversale et cherche à réunir les informations de base par langue. Ellaf tente de publier des informations générales par langue en contextualisant les informations et en articulant les références à la fois entre la littérature orale et l’écriture littéraire dans le but de dépasser les « frontières » entre ces deux modalités d’expression littéraire. La portée reste cependant limitée car, par souci de précision, seules les langues et littératures représentées dans l’encyclopédie par des contextualisations et des illustrations précises sont retenues.

Concernant l’Algérie, il n’existe pas de bibliographie de littérature orale non plus.

Bien avant les travaux de l’Encyclopédie des littératures en langues africaines, des bibliographies par langue ont été publiées, entre autres sur le peul ou le berbère. Cependant, la documentation sur l’arabe maghrébin reste rudimentaire.

2.2.2.      Théorie et méthodologie disciplinaires transversales

Comme nous l’avons souligné, un tel cadre n’est pas encore suffisam­ment développé. Certes, en français, l’ouvrage de référence déjà cité supra dirigé par Ursula Baumgardt et Jean Derive (2008) sur les littératures orales africaines est fréquemment utilisé par les jeunes chercheurs pour des travaux dans d’autres domaines linguistiques. Il offre une vue d’ensemble, mais il doit être complété, actualisé et situé dans une perspective plus ex­plicitement théorique.

2.2.3.      Répercussions des difficultés

Les difficultés citées mettent en évidence les sources dispersées, d’un côté, ainsi que les fondements théoriques et méthodologiques non forma­lisés dans un ouvrage général de référence, de l’autre. Elles ont des réper­cussions négatives sur la définition de la discipline.

Ainsi, certaines spécificités de l’oralité et leurs interprétations parfois erronées faussent la perception de la littérature orale : (1) le caractère im­matériel et la nécessité de fixer le texte dit par l’énonciateur, (2) l’ano­nymat des énonciateurs – pourtant connus du public auquel ils s’adressent, et (3) l’apparente absence de propriété intellectuelle : ce sont des facteurs que l’on peut, en réalité, imputer souvent à une méthodologie de la collecte et de l’édition non problématisés et incomplètes. Le résultat en est l’idée d’absence d’auteur et de création – présupposés, maintenant invalidés, entre autres par les travaux de Paul Zumthor (1994) sur la notion d’ « œuvre » ; de Jean Derive et Anne-Marie Tinturier (2005) sur la création en littérature orale. On peut penser que cette situation est comprise par certains chercheurs et éditeurs comme une marge importante autorisant des transcriptions parfois approximatives et des interventions rédactionnelles souvent non explicitées.

Dans ce contexte complexe, la recherche documentaire est souvent ex­ploratoire et non articulée par rapport à la discipline en tant que telle. Elle se heurte à la grande dispersion des sources et s’oriente en prenant appui sur plusieurs repères permettant l’identification de textes de littérature orale.

3.        Repères d’identification de la littérature orale

Plusieurs repères d’identification peuvent orienter les recherches de débutants : entre autres le pays, voire le continent, les modalités d’édition et les genres de la littérature orale.

3.1.        Repères géographiques

Parfois, les titres des recueils font référence à un pays ou un continent, comme par exemple, « contes africains ».

Indifférenciés du point de vue de la provenance, ces ouvrages ne men­tionnent souvent ni les sources ni les langues originales. Ils sont édités en traduction uniquement, sont souvent illustrés et s’adressent au grand public et souvent aux enfants, comme c’est le cas de Princesses d’Afrique. Il s’agit d’un format album, toutes les pages comprennent des illustrations. La publication est collégiale, elle met en valeur les contes à personnages féminins en valorisant la solidarité entre femmes notamment celle de la fille envers sa mère, l’esprit d’initiative, le goût du risque, la valeur des savoirs « traditionnels », la protection de la fille par le père contre un mariage forcé.

3.2.        Langues

Souvent, les titres des ouvrages mentionnent la langue ou la culture.

Les critères éditoriaux suivants définissent les formats des publica­tions : la langue de l’oralité16 ; la version bilingue réunissant l’original et la traduction ; et la version monolingue dans la langue de traduction, une forme d’édition fréquente17. Cette organisation est utilisée indépendamment du genre littéraire. D’ailleurs, le fait de mentionner la langue dans le titre n’implique pas forcément la présence de la langue originale dans le recueil.

Par ailleurs, le statut de la langue semble avoir une incidence sur les publications. Cette hypothèse expliquerait le nombre très réduit de publi­cations en arabe dialectal. Dans ce dernier cas, on observe une relation conflictuelle non explicitée entre l’arabe littéral et l’arabe dialectal. En effet, certains corpus collectés en arabe dialectal sont transposés / adaptés en arabe littéral et traduits. Dans cette opération éditoriale, la langue origi­nale disparaît. Deux livres de contes populaires algériens publiés en arabe dialectal (langue vernaculaire), représentent les corpus de deux thèses de doctorat.

Kamel Abdou, professeur à l’université de Constantine, a publié en 2007, Dieb et Loundja, sept contes populaires de jijelli. L’ouvrage, de 181 pages, réunit des contes recueillis sur le terrain par un chercheur spécialisé en linguistique. La première moitié du livre contient les contes en arabe dialectal et en graphie arabe ; la deuxième moitié est une traduction fran­çaise des contes.

3.3.        Genres de la littérature orale

Les publications des recueils sont souvent organisées selon les genres littéraires. Les contes sont les publications les plus nombreuses. Comme dans d’autres cas déjà évoqués, ces publications ne donnent pas une vue globale de la littérature orale d’une langue. Par ailleurs, les recueils de contes ne permettent pas toujours de repérer les textes de littérature orale sous leur forme précise : transcription, transcription et traduction, audio ou audio-vidéo.

4.        Complexité du domaine et difficultés de repérage

À un niveau de précision plus fin, la recherche documentaire est sus­ceptible d’être confrontée à un véritable travail de détection des textes. Plusieurs facteurs relèvent de la complexité de l’oralité et des difficultés qu’elle engendre : les publications se situent dans un cadre pluridiscipli­naire, sont réalisées sur des supports différents, répercutent l’influence des systèmes de colonisation sans forcément les problématiser et obéissent à des visées variables.

Par ailleurs, la question sur la pratique de la littérature orale doit être analysée de manière différenciée, ce qui n’est pas possible ici. Une telle analyse permettra de mieux réfléchir aux thèses de l’ « inexorable dispari­tion » ou du « renouvellement obligatoire » de la littérature orale, en pre­nant en considération les politiques linguistiques, les statuts des énoncia­teurs et ceux des textes.

4.1.        Cadre pluridisciplinaire

Sans aucun doute et comme nous l’avons mentionné (supra), l’oralité nécessite une approche pluridisciplinaire intégrant, entre autres :

      • la linguistique pour identifier précisément la variété linguistique em­ployée et pour la transcrire ;
      • l’anthropologie pour analyser le contexte social et culturel dans lequel la littérature orale est produite ;
      • la littérature générale pour aborder la littérarité et la réception, entre autres ;
      • l’ethnomusicologie et les arts de la scène et pour la prise en compte de l’ensemble de la « performance ».

Les travaux dans différentes disciplines ont des incidences importantes sur l’oralité, comme c’est le cas du peul, par exemple : des recherches de linguistes, d’anthropologues, d’historiens et d’ethnomusicologues ont enrichi considérablement la bibliographie de la littérature orale peule, comme le montre Ursula Baumgardt dans sa présentation « Littérature en peul » sur Ellaf, et dans son article « Fulani (Peul, Fulfulde, Pulaar) Literature » (2012, p. 349-363).

4.2.        Supports de publication

On trouve des textes de littérature orale dans des traités de linguistique et dans des manuels. Ils y figurent à titre d’illustration ou pour faciliter l’apprentissage de la langue, mais ils ne sont pas cités pour leur intérêt intrinsèque. Par ailleurs, des ouvrages de recherche sur la littérature orale contiennent parfois des textes. Ce cas est attesté dans l’ouvrage L’enfant dans les contes africains publié par Veronika Görög-Karady et Ursula Baumgardt en 1988. Chaque article est illustré par certains des contes ana­lysés, ce qui permet l’accès aux sources. Cependant, cette forme d’édition n’a pas pu être poursuivie pour des raisons financières : l’ouvrage édité par Veronika Görög-Karady en 1997 ne contient pas de textes.

4.3.        Recherches en oralité dans des pays à colonisation différente

En simplifiant, on peut retenir que la colonisation anglaise favorise dans une région donnée, le choix d’une langue africaine parmi d’autres. Cette dernière est standardisée, le développement de l’écriture de la langue est soutenu, l’accès à l’écriture est privilégié et l’écriture littéraire est encou­ragée. C’est le cas du haoussa, du swahili et du malgache[18], entre autres. Ce choix se fait souvent au détriment de l’oralité.

4.4.        Visées des publications

Les objectifs des publications sont différents et complexes. Pendant la colonisation, on peut distinguer deux tendances : l’expression d’un réel intérêt pour les langues et cultures locales. Mais on observe également la diffusion de l’idéologie coloniale sous prétexte de faire connaître l’autre, mais en réalité pour justifier les « bienfaits » de la colonisation, comme c’est le cas par exemple dans François Victor Équilbecq (1972).

Concernant l’Algérie, la situation est comparable : les collectes de contes et d’autres genres oraux, qui étaient réalisées à l’époque colo­niale, ont pour but de comprendre la société colonisée et de servir de sup­port pour l’apprentissage de l’arabe algérien. C’est le cas, par exemple, de l’ouvrage de Jean-Honorat Delaporte fils (1839), qui fournit des données pour familiariser le lecteur avec la langue arabe.

4.5.        Synthèse

Plusieurs difficultés structurelles et des exigences pour la recherche qui en découlent peuvent être retenues. Il est nécessaire de définir un cadre pour l’édition scientifique ; de même, une connaissance préalable de la langue et du contexte est indispensable pour la constitution de corpus : en effet, la démarche de réunir des textes collectés dans des contextes, selon des méthodes, à travers des rattachements disciplinaires et avec des objec­tifs et des publics visés différents, augmente la difficulté d’avoir une vue critique du domaine et de définir un corpus. De même, des corpus réunis sans une critique préalable des sources induisent des généralisations notamment à travers des approches thématiques diverses qui s’appuient sur des exemples en provenance de cultures différentes. Une telle démarche, sans forcément en avoir l’intention, risque de construire des clichés.

Pour le Maghreb et notamment l’Algérie, la situation est particulière­ment complexe à cause de la coexistence de plusieurs littératures dans un contexte favorisant le français. La littérature orale est attestée en trois langues : en arabe littéral, en arabe algérien et en berbère. La situation de ces littératures orales varie très largement. Elle est marquée par la lutte politique pour la reconnaissance du berbère qui a très certainement favo­risé les travaux sur la littérature orale, comme en témoigne la bibliographie importante signalée par Mohand Akli Salhi, Ellaf.

5.        Priorités et enjeux des recherches documentaires en littérature orale

En partant des difficultés que nous venons d’analyser, on peut définir certaines priorités pour la recherche en littérature orale afin de répondre à ces difficultés.

5.1.        Édition scientifique de textes oraux

Les publications des Classiques africains sont une référence pour la publication scientifique de textes de littérature orale. Elle est bilingue et comprend la contextualisation des langues et des textes ; elle informe sur la méthodologie de la collecte.

5.2.        Développement de la documentation

Il s’appuie sur une collecte soutenue par une réflexion méthodologique, l’établissement d’informations précises sur les oralités, – à commencer par les langues – ; l’historique des recherches, le contexte des publications etc.

Il rend compte des différentes approches de l’oralité : recherches en lin­guistique, littérature, anthropologie, ethnopoétique, etc.

5.3.        Vision globale de la discipline « oralité »

Afin d’arriver à une vision plus globale de la discipline et de la littéra­ture orale, il serait important d’identifier les instituts et programmes de recherches, les manifestations culturelles régulières etc, et de réunir ces informations.

On pourrait envisager cette démarche en plusieurs étapes et se situer dans la perspective du « panorama » : sans entrer dans les détails, le pano­rama donne un aperçu factuel des principales caractéristiques d’une oralité donnée, définie par la langue utilisée19.

6.        Proposition pour une approche méthodologique

À titre d’exemple, nous explorons un format qui pourrait constituer une approche méthodologique de la recherche documentaire en oralité.

Panorama des littératures orales

Esprit du panorama

L’esprit du panorama est d’attester la diversité du domaine et les diffé­rences des productions observées d’une langue à l’autre, sans aucune appréciation de la qualité littéraire et sans sous-entendre une éventuelle hiérarchisation des oralités. Au contraire, nous voulons contribuer à une explication des différences en cernant le contexte de production et de pra­tique de la langue, facteurs qui influencent, entre autres, la réception et la recherche.

Plusieurs niveaux interviennent.

Pratique de la langue et contexte de production

Le statut sociolinguistique de la langue a des incidences importantes sur la production de la littérature orale, sa réception, sa transmission et la recherche. Les langues qui produisent des littératures orales sont souvent des langues minorées.

Des statistiques sur le nombre de locuteurs d’une langue sont données avec toutes les précautions nécessaires. En effet, l’absence de statistiques fiables est attestée pour de nombreuses langues et oralités. Les données sont signalées à titre d’information des ordres de grandeur. La perspective n’est pas d’insinuer l’idée qu’une langue et une oralité auraient une « importance » proportionnelle au nombre de locuteurs. Cependant, le nombre de locuteurs a probablement une influence sur la quantité de textes. Ceci n’exclut pas le fait qu’une communauté numériquement moins importante ait une activité soutenue et que l’oralité concernée fasse preuve d’une grande vitalité.

Méthodologie

D’un point de vue méthodologique, les connaissances des oralités défi­nies par langue constitueront un socle partagé. Une approche comparatiste raisonnée et des analyses plus spécialisées pourront être élaborées ultérieurement.

À ce stade, le projet consiste à rédiger des articles regroupés par langue et répartis en trois rubriques, langue, oralité dans la langue et bibliographie.

¤ Langue

Sans faire un exposé linguistique, des informations essentielles pour l’oralité seront réunies :

‒ désignations, aire géographique et locuteurs ;

‒ statut de la langue, variantes ;

‒ contact de langues ;

‒ écriture ;

‒ principaux travaux.

¤ Oralité dans la langue

L’objectif est ici une vue globale sur l’oralité concernée, entre autres, par :

‒ les formes d’expression, les pratiques anciennes et actuelles ;

‒ les genres de la littérature orale et leur articulation avec l’écriture littéraire ;

‒ les recherches sur l’oralité ;

‒ les textes : archives, publications ; analyses.

¤ Bibliographie

Dans la bibliographie, figurent les recueils de textes et les analyses, car en oralité, la collecte, la transcription et la traduction de corpus relèvent de la recherche. En raison des contextes socioculturels et politiques respectifs, les bibliographies des différentes oralités n’ont pas le même volume, ce qui ne préjuge pas de leur qualité.

Conclusion

Nous avons essayé de mettre en évidence l’importance de la recherche documentaire et la nécessité de développer une méthodologie appropriée. À partir de l’observation des difficultés attestées, nous proposons sous forme d’hypothèse un cadre pour la réalisation de recherches organisées par langue, selon des critères communs mais non contraignants, afin de préparer les bases pour une vision globale des oralités du monde. L’objectif est ambitieux, la tâche difficile, mais un tel projet est indispensable nous semble-t-il, pour mieux définir l’oralité en tant que discipline à part entière.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

Étant donné l’étendue du domaine et le grand nombre d’auteurs cités, nous avons pensé utile de regrouper thématiquement les références.

1. Bibliographies

      • Görög-Karady, Veronika (1992), Bibliographie annotée : littérature orale d’Afrique noire, Paris, Conseil international de la langue française (CILF), 359 p.
      • Görög-Karady, Veronika (1981), Bibliographie analytique, Paris, Maisonneuve et Larose, 394 p.

2. Méthodologie et théorie

      • AndriamampianIna, Sylvia Hanitra (2024), Littératures de Madagascar Oralité et scripturalité, Moroni, Komedit, 191 p.
      • Baumgardt, Ursula (2023), « Pour un enseignement spécialisé de la littérature orale : réflexions conclusives », Revue des oralités du monde, n° 2, 2e semestre 2023, p. 91-104.
      • Baumgardt, Ursula (2018), « La littérature orale dans des articulations pluridisciplinaires et multi-aréales », Cahiers de littérature orale, Hommage à Geneviève Calame-Griaule, n° 83, p. 35-54.
      • Baumgardt, Ursula (2017), « Introduction », in Ursula Baumgardt (dir.), Littératures en langues africaines. Production et diffusion, Paris, Karthala, p. 9-24.
      • Baumgardt, Ursula & El Aïhar, Fatima-Zohra (sous presse), « Diction­naire des contes Domaine africain », in Jean-Loïc Le Quellec (dir.), Dictionnaire des contes, Paris, Éditions du CNRS, 19 p.
      • Baumgardt, Ursula et Derive, Jean (dir.) (2008), Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, coll. « Tradition orale », 439 p.
      • Cahiers de litterature orale, n° 83 (2018), Hommage à Geneviève Calame-Griaule, 194 p.
      • Calame, Claude, Dupont, Florence, Lortat-Jacob, Bernard & Manca, Maria (dir.) (2010), La Voix actée. Pour une nouvelle etnopoétique, Paris, Kimé, 328 p.
      • Calame-Griaule, Geneviève (dir.) (1991), Le renouveau du conte, Paris, Éditions du CNRS, 449 p.
      • Calame-Griaule, Geneviève (1970), « Pour une étude ethnolinguistique des littératures africaines », Langages, 18 – L’Ethnolinguistique, Paris, Didier/Larousse, p. 22-47 [dirigé par Bernard Pottier].
      • Derive, Jean (2014), L’art du verbe dans l’oralité africaines, Paris, L’Harmattan, 224 p
      • Derive, Jean (2002), L’épopée, unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 260 p.
      • Derive, Jean (1987), Le fonctionnement sociologique de la littérature orale. L’exemple des Dioula de Kong (Côte-d’Ivoire), Paris, Institut d’ethnologie, 987 + 1339 p. [Archives et Documents, Collection « Sciences Humaines », 3 vol. (micro-éd.)]
      • Encyclopédie des littératures en langues africaines (Ellaf), Dictionnaire des concepts : http://ellaf.huma-num.fr/intro-dictionnaire-concepts/
      • Görög-Karady, Veronika (dir.) (1997), L’Univers familial dans les contes africains. Liens de sang, liens d’alliance, Paris, L’Harmattan, 225 p.
      • Görög-Karady, Veronika, Baumgardt, Ursula (dir.) (1988), L’enfant dans les contes africains, Paris, Conseil international de la langue française (Cilf), 190 p.
      • Goyet, Florence (2022), Penser sans concepts Fonctions de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 588 p.
      • Tinturier, Anne-Marie et Derive, Jean (dir.) (2005), Oralité africaine et création, Paris, Karthala, 348 + 980 p. [Actes du congrès de l’ISOLA à Chambéry, 10-14juillet 2002].
      • Zumthor, Paul (1994), « Poésie et vocalité au Moyen Âge », Cahiers de Littérature orale, 36 – Oralité médiévale, Paris, p. 10-34.

3. Éditions scientifiques de textes de littérature orale

      • Baumgardt, Ursula, (2000), Une conteuse peule et son répertoire Goggo Addi de Garoua, Cameroun, Paris, Karthala, 548 p. (peul-français).
      • Calame-Griaule, Geneviève, (2006), Contes dogon du Mali, Paris, Karthala/Inalco, 243 p. (dogon-français).
      • Derive, Jean, (2023), Proverbes dioula de Côte d’Ivoire, Lagny sur Marne, Ellaf Éditions, 57 p. (dioula-français, illustrations).
      • Derive Jean, (2012, Chanter l’amour en pays dioula, Paris, Karthala, Classiques africains, 249 p. (dioula-français)
      • Eguchi, Paul Kazuhisa (1996), Fulbe Folktales of Northern Cameroon I : Stories told by Baaba Zandu, Kyoto, Nakanishi Printing Co, 458 + 330 p.
      • Eguchi, Paul Kazuhisa (1997), Fulbe Folktales of Northern Cameroon II : Stories told by Baaba Zandu, Kyoto, Nakanishi Printing Co, 604 + 438 p.
      • Eguchi, Paul Kazuhisa (1998), Fulbe Folktales of Northern Cameroon III : Stories told by Baaba Zandu, Kyoto, Nakanishi Printing Co, 644 + 474 p.
      • Mahamoud, Fatouma (2020), Heeso carruureed. Tawaasiir Moussa Ali Miguil [Chansons pour enfants. Illustrations de Moussa Ali Miguil], Lagny sur Marne, Ellaf Éditions, 73 p. [bilingue somali-français, illustrations, bandes son sur le site d’Ellaf : http://ellaf.huma-num.fr/ellaf-editions/publications-en-somali/.
      • Seydou, Christiane, (1972, Silâmaka et Poullôri, récit épique peul raconté par Tinguidji, Paris, Les Belles Lettres (Classiques africains), 277 p. [peul-français, disque vinyl 45 tours]
      • Seydou, Christiane, (1976, La Geste de Ham-Bodêdio ou Hama le Rouge, Paris, Les Belles Lettres (Classiques africains), 419 p. [peul-français, disque vinyl 45 tours]

4. Recueils

Recueils bilingues

Arabe maghrébin

      • Abdou, Kamel (2007), Dieb et Loundja, sept contes populaires jijelli, Constantine, Université Frères Mentouri, Laboratoire Langues et Tra­duction LLT, 181 p.

Kabyle

      • Allioui, Youcef (2007), L’ogresse et l’abeille – Teryel t-tzizwit. Contes kabyles, Paris, l’Harmattan, 134 p.
      • Allioui, Youcef (2008), La sagesse des oiseaux. Contes Kabyles. Timucuha, Paris, l’Harmattan, 216 p. [bilingue berbère-français]

Peul

      • Noye, Dominique (1983), Bâba Zandou raconte. Contes peuls du Cameroun, Paris, cilf-edicef, 153 p. [bilingue peul-français].

Recueils monolingues en langue de traduction

      • Belamri Rabeh, 1983a, Buḏūr al-ʿalam : qiṣaṣ šaʿbiyya min šarq al-Ǧazāʾir, [version en arabe littéral de Les Graines de la douleur], Paris, Publisud, 123 p.
      • Belamri Rabeh,1982a, Les Graines de la douleur [contes recueillis et traduits de l’arabe algérien], Paris, Publisud.105 p.
      • Belamri Rabeh,1982b, La Rose rouge [contes recueillis et traduits de l’arabe algérien], Paris, Publisud.107 p.
      • Belamri Rabeh,1983b, Al-warda al-ḥamraʾ : qiṣaṣ šaʿbiyya min šarq Al-Ǧazāʾir [version en arabe littéral de La Rose rouge] Paris, Publisud.107 p.
      • Collectif (2020), Princesses africaines, Champigny sur Marne, Lito Éditions, 70p.
      • Équilbecq, François Victor (1913-1916), Essai sur la littérature merveilleuse des Noirs suivi de Contes indigènes de l’Ouest africain, Paris, E. Leroux, 3 vol., 294 p., 307 p., 301 p. [Réédité en 1972, sous le titre de : Contes populaires d’Afrique occidentale, précédé d’un essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, Maisonneuve et Larose, 512 p.]
      • Hachemi, Saaid, 2008, Qaṣaṣ šaʿbiya ǧazāʾiriya [Contes populaires algériens], Alger, Éditions Chihab, 154 p.
      • Noye, Dominique (1980), Le Menuisier et le cobra, Paris, Luneau-Ascot, [repris en 1999 à Karthala dans la collection « Contes et légendes », sous le titre de Contes peuls du Nord-Cameroun, 192 p.].

5. Éditions de textes en pluridisciplinarité

      • Delaporte fils, Jean-Honorat (1839), Principes de l’idiome arabe en usage à Alger suivis de phrases familières et d’un conte arabe avec la prononciation et mot-à-mot [sic] interlinéaires, Alger, Brachet et Bastide, Paris, Charles Hingray, 163 p. + tableau [2e édition ; 1e édition 1836].

6. Présentations générales de la littérature ou de la littérature orale d’une langue donnée

      • Baumgardt, Ursula, « Littérature en peul », Encyclopédie des littératures en langues africaines (Ellaf) : http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/lit/.
      • Baumgardt, Ursula (2012), « Fulani (Peul Fulfulde, Pulaar) Literature », Bendix, Régina F. & Hasan-Rokem, Galit (ed.) (2012), A Companion to Folklore, Oxford, Wiley-Blackwell, p. 349-363 p.
      • Eguchi, Paul Kazuhisa, 1976, “Performers of Fulɓe Oral Arts in Diamaré Prefecture”, Bulletin of the National Museum of Ethnology 1 (1), 159-168.
      • Nirhy-Lanto-Ramamonjsoa, Solotiana & Rajaonarimanana, Narivelo (2017), « Dynamique des prix littéraires à Madagascar », Baumgardt, Ursula (dir.), Littératures en langues africaines Production et diffusion, Paris, Karthala, p. 283-298.
      • Oumarou, Elhadji Chaibou (2017), Baumgardt, Ursula (dir.), Littératures en langues africaines Production et diffusion, Paris, Karthala, p. 125-141
      • Salhi, Mohand Akli (2023), « Enseignement de la littérature kabyle : possibilité d’une métalangue », Revue des oralités du monde, n° 2, 2e semestre 2023, L’enseignement de la littérature orale, p. 59-69.
      • Salhi, Mohand Akli, « Littérature en berbère », Encyclopédie des littératures en langues africaines (Ellaf): http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/litterature-en-berbere/litterature-berbere-kabyle/
      • Yahaya, Ibrahim (2017), « Panorama de la littérature écrite nigérienne », Baumgardt, Ursula (dir.), Littératures en langues africaines Production et diffusion, Paris, Karthala, p. 109-123.

7. Revues

      • Cahiers de littérature orale (Clo), Paris, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). [Revue fondée par Geneviève Calame-Griaule].
      • Journal of Folklore Research (Jffr), Bloomington, Indiana University, Department of Folklore and Ethnomusicology.
      • Makedonski Folklor [Folklore macédonien], Skopje, Universités Saints Cyrille et Méthode de Skopje, l’Institut du folklore Marko Cepenkov.
      • Revue des oralités du monde, Paris, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), Oralités du monde (Odm).
      • Turath, Oran, Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc)

8. Thèses soutenues en oralité

Nous donnons, à titre indicatif, quelques références de thèses soutenues dans deux institutions offrant un enseignement en oralité.

Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), sous la direction d’Ursula Baumgardt

      • Ba, Alpha Oumarou (2011), L’épopée peule du Fouladou (Sénégal) : texte et contexte.
      • Dieme, Saly Amy (2021), La poésie orale féminine dans le mariage wolof et les chants de naissance lébou-Sénégal [en codirection avec Abdoulaye Keita].
      • Keita, Abdoulaye (2008), La poésie orale d’exhortation : l’exemple des bàkku des lutteurs wolof (Sénégal).
      • Mahamoud, Fatouma (2016), Le théâtre somali ou la mise en scène d’une évolution sociale [en codirection avec Marie Claude Siméone-Senelle].
      • Mba-Mbegha, Kévin Colbert (2024), Étude des légendes en fang de Mimbeng dans le Nord du Gabon [en codirection avec Marie-Rose Abomo-Maurin].
      • Milébou Ndiavé, Marlène Kelly (2015), La néo-oralité au Gabon : l’exemple de la littérature myènè [en codirection avec Odile Racine].
      • Ndiaye, Oumar (2010), Le pekaan, poésie des pêcheurs peuls de Mauritanie.
      • Sow, Amadou (2019), Le héros épique peul dans la chanson traditionnelle et contemporaine poulâr.
      • Tomba, Sérénah (2015), La devise clanique en punu (Gabon) [en codirection avec Odile Racine].

Université de Toliara (Madagascar), sous la direction de Hanitra Andriamampianina

      • Rakotomavo, Andriananja Hery (2017), Esthétique et communication dans les œuvres du groupe Ny Ainga.
      • Rakotondraibe, Georges (2022), Une anthropologie littéraire de la flore mythique malgache.
      • Ravololoniaina, Annie Zoé (2018), Le malgache et son autre : pour un comparatisme interne des contes malgaches.
      • Razanabololona, Fabienne Arison (2024), Exploration et analyse de la chanson de variété malagasy contemporaine à travers les productions de Njakatiana.

 

 


 

 

Notes:

1  Ces informations nous ont été communiquées par Aliou Mohamadou. De ce corpus, le Père Noye a publié  un recueil dans une traduction française (1980) et un recueil bilingue peul-français (1983). Le corpus a été édité extensivement par Paul Kazuhisa Eguchi dans une édition bilingue peul-japonais (1996 ; 1997 ; 1998). Les originaux des enregistrements sont probablement détenus par l’ordre des Oblats de Marie-Immaculée auquel appartenait le père Domique Noye. Son frère, le père Irénée Noye, en avait fait une copie pour Roger Labatut, alors professeur à l’Inalco.

2  Nos recherches en littérature orale portent plus particulièrement sur ces aires géo-culturelles. Nous les abordons ici en même temps et nous nous inscrivons ainsi dans une option qui cherche à dépasser la focalisation souvent exclusive des travaux, soit sur l’Afrique du nord, soit sur l’Afrique subsaharienne.

3  Voir Henry Tourneux, « Langues africaines », Encyclopédie des littératures en langues africaines (Ellaf) : http://ellaf.huma-num.fr/intro-dictionnaire-concepts/

4  « Littérature en berbère », Ellaf, http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/ litterature-en- berbere/litterature-berbere-kabyle/ .

5  Nous ne citons pas ici les références bibliographiques répertoriées dans les numéros précedents de la Revue des oralités du monde. Rappelons cependant les classiques, Géneviève Calame Griaule (1970) et Jean Derive (1987).

6  Voir pour la présentation de ces instituts : https://www.cnrpah.org/index.php/a-propos/presentation

7  Spécialistes et amateurs de la littérature orale déplorent la fermeture de ce centre.

8  Voir l’ouvrage collectif de référence, Claude Calame, Florence Dupont et Maria Manca, 2010.

9  Le dossier a été constitué et soumis par Ursula Baumgardt en 2023. La référente scientifique en est désormais Hanitra Andriamampianina, professeure en « oralité et littérature en langues africaines » à l’Inalco.

10  Dans le cadre de cet article, nous ne sommes pas en mesure de répertorier les thèses dirigées par Geneviève Calame-Griaule.

11  Revue Turath : https://turath.crasc.dz/index.php/fr/numeros/n-01/mot-du-directeur-du-crasc

12  Department of Folklore and Ethnomusicology, Bloomington.

13  Voir l’appel à communication in Fabula :

https://www.fabula.org/actualites/121678/colloque-du-cinquantenaire-des-cahiers-de-litterature-orale-carcassone.html

14  Le Master Oralité a été fondé à l’Inalco par Ursula Baumgardt et Frosa Pejoska Bouchereau en 2014.

15  Organisée par Ursula Baumgardt, Nicole Belmont et Cécile Leguy le 19 juin 12015 à l’Inalco, la « Journée d’étude en hommage à Geneviève Calame-Griaule (1924-2013). L’ethnolinguistique et ses prolongements », ouverte par Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Vice-Présidente Recherche de l’Inalco, a réuni une vingtaine d’intervenants. Les Actes ont été publiés en 2018, Cahiers de littérature orale n° 83, Hommage à Geneviève Calame-Griaule.

16  Geneviève Calame-Griaule : Contes dogon du Mali, 2006.

17  Des éditions en traduction uniquement sont relativement fréquentes. Nous ne les citons pas ici.

18  Voir, pour le haoussa, Ibrahim Yahaya, 2017, pp. 109-123, et Chaibou Elhadji Oumarou, 2017, pp. 125 – 1421 ; pour le malgache Solotiana Nirhy-Lanto-Ramamonjsoa & Narivelo Rajaonarimanana, 2017, pp. 283 – 298.

19  La notion de « panorama » est abordée par Ursula Baumgardt à propos du projet Encyclopédie des littératures africaines, 2017, pp. 9-24.

L’injure onomatopéique, une forme de violence langagière au Gabon

 

 

Cédric Ondo Obame

Inalco – Lacito  (Paris)

Université Omar Bongo (Libreville)

Laboratoire d’anthropologie

 

 

 

Résumé

L’analyse de l’injure en tant que pratique langagière en contexte d’oralité illustre le fait que parmi les populations gabonaises, l’injure n’est pas que verbale, écrite ou symbolique, mais également onomatopéique. Elle est traduite par un ensemble de signes sonores intégrés dans les interactions et pratiques langagières quoti­diennes. Présente aussi bien dans les langues gabonaises qu’en français, langue officielle du pays, l’injure onomatopéique est une forme de violence langagière symbolique visant directement le destinataire. Pour appréhender le caractère inju­rieux d’un terme ou signe sonore onomatopéique, il est nécessaire de se référer au contexte social de la pratique langagière à laquelle elle appartient. Les exemples cités dans cet article sont  majoritairement  en fang et en français.

Mots clés:  Injure, onomatopée, pratique langagière, violence langagière, Gabon

 

Abstract

Onomatopoeic insults, a form of language violence in Gabon. The analysis of insults as a language practice in an oral context illustrates the fact that among Gabonese populations, insults are not only verbal, written or symbolic, but also onomatopoeic. It is translated into a set of sound signs that are integrated into everyday interactions and language practices. Present in Gabonese languages as well as in French, the country’s official language, onomatopoeic insults are a form of symbolic language violence aimed directly at the addressee. To understand the insulting nature of an onomatopoeic term or sound sign, it is necessary to refer to the social context of the language practice to which it belongs. The examples cited in this article are drawn mainly from fang and french.

Keywords:  Insult, onomatopoeia, language practice, language violence, Gabon

 

 

 

Introduction

La société gabonaise comprend près d’une cinquantaine de commu­nautés ethniques (Raponda-Walker, 1924 ; Mouguiama-Daouda, 2005) dont chacune présente une identité socioculturelle spécifique et des repères sociolinguistiques, enracinés dans les langues africaines en présence1.  Le français, langue anciennement coloniale, est la langue officielle du pays.

Nous nous intéressons ici aux langues gabonaises, dans la mesure où elles intègrent plusieurs types d’onomatopées dans la communication quo­tidienne et notamment dans l’interlocution. Quel que soit l’endroit où on se trouve à l’échelle du pays (en province ou à Libreville la capitale), ces onomatopées sont fréquemment formulées de façon vulgaire lorsqu’il s’agit d’exprimer des injures. Elles contribuent aux échanges linguistiques chez les enfants, adolescents et adultes des deux sexes, en fonction d’une situation sociale bien précise. Nous les examinons à travers un corpus (infra) comprenant surtout le fang (Akomo-Zoghe, 2010 ; Mba-Mbegha, 2019) mais également le français.

Selon une définition courante, une onomatopée est un mot dont la pro­nonciation imite ou prétend imiter un bruit naturel ou artificiel (Le Robert, 2010). Les onomatopées peuvent ainsi avoir l’objectif de traduire des sen­timents, des sensations, des émotions, des idées, des signes, des messages, etc. (Nouhet-Roseman, 2010 ; Kleiber, 2017 ; Meinard, 2023).

Cet article met l’accent sur les onomatopées qui impliquent l’injure ex­primée dans les pratiques langagières des Gabonais. Généralement perçue comme une violence verbale, l’injure atteint l’honneur, bafoue la renom­mée et sème le trouble dans la cité (Fisher, 2004). Il s’agit de tout compor­tement porteur d’un jugement négatif ou dégradant envers autrui (Tardivel, 2019 : 85-89). Au Gabon, plusieurs travaux notamment en sciences du lan­gage (Ondo Mendame, 2012), en droit2, en politique (Ossé, 2020), en his­toire (Kombila, 2020) et en écoanthropologie (Kialo, 2023) analysent la caractéristique de l’injure qui sous-estime, discrédite, dévalorise exprime le dégoût et le manque d’intérêt, pour le propos d’un interlocuteur. Cepen­dant, sous l’angle onomatopéique, cette question n’a jamais été abordée.

Il nous a semblé intéressant de mener notre réflexion à travers l’ap­proche anthropologique des pratiques langagières (Duranti, 1994 ; Bornand & Leguy, 2013), en accordant une attention particulière à l’ora­lité. En effet, l’oralité3 suppose et crée un contexte de communication directe, ce qui est particulièrement délicat dans le cas de l’injure. Bon nombre d’interlocuteurs ont déclaré avoir souvent été profondément of­fensés et vexés par l’usage de certains termes ou signes sonores à caractère injurieux ou de mépris à leur égard. D’après eux, ces expressions sont certes brèves, mais restent significatives et marquent un profond manque de respect vis à vis d’autrui. Nous essaierons de comprendre le fonction­nement des termes et signes onomatopéiques en partant des exemples réu­nis dans cet article.

Cette contribution s’appuie sur la collecte et l’analyse de signes ono­matopéiques injurieux et marqueurs de mépris qui sont souvent formulés dans les échanges langagiers quotidiens, auprès d’interlocuteurs gabonais, hommes et femmes, âgés de plus de 20 ans en moyenne. Nous avons réalisé la collecte de ces signes onomatopéiques à partir d’entretiens ethnogra­phiques et par la participation aux interactions langagières lors des diffé­rentes missions de terrains menées au Gabon entre 2017 et 2020, au sujet des pratiques halieutiques chez les Fang (je suis locuteur de la langue). Chaque fois, nous avons également relevé les formes onomatopéiques facilement identifiables, en notant les situations d’énonciation.

1.        Pratiques de l’injure dans la vie sociale

La pratique de l’injure est présente dans les interactions langagières des communautés humaines. Les invectives et les expressions de mépris font partie de la vie sociale.

De nos jours, l’injure a le caractère d’une violence langagière et sym­bolique. Dans sa thèse de doctorat en histoire et civilisations de l’Antiquité, portant sur l’usage de l’injure dans la vie publique et dans les discours politiques d’Auguste à Néron, dans la Rome antique, Kombila Yebe (2020 : 8), souligne que :

L’usage de l’injure semble ainsi répondre à trois fonctions essentielles à l’époque d’Auguste et ses successeurs Julio-Claudiens : on injuriait soit pour condamner ou accuser un adversaire politique, soit pour offenser volontairement sa cible, soit on le faisait dans la plupart des situations politiques pour discréditer, atteindre la dignitas et la reputatio d’un empe­reur, potentielle cible des injures politiques.

En fonction de la motivation, du statut social, de la situation d’énoncia­tion, ou même avec un enjeu spécifique, l’injure est proférée pour condam­ner, accuser, offenser, discréditer, déstabiliser, atteindre la dignité et la réputation de la personne ou de l’institution ciblée. Son usage n’est donc pas fortuit, car insulter a un objectif sous-jacent dans les interactions langa­gières. Lors de nos recherches ethnographiques en 2020 dans la capitale du Gabon, Libreville, auprès de quelques familles de pêcheurs côtiers et de personnes à divers autres statuts sociaux, un interlocuteur a pu nous signifier à ce propos : « On n’insulte pas pour rien, il y a toujours une rai­son qui nous pousse à le faire ». Il a ajouté : « Quand on insulte quelqu’un, on sait déjà nous-même à quoi on fait référence ».

En s’intéressant aux injures en rapport avec l’écosystème forestier dans la société pové du Gabon, Paulin Kialo (2023) insiste également sur les caractéristiques de l’injure. Il rappelle la violence symbolique et langagière de l’injure tout en montrant qu’elle dépend de la société concernée et de l’organisation sociale sous-jacente. De cette étude, il ressort également que l’injure permet l’identification d’un écosystème, d’un domaine social ou d’une pratique socioéconomique donnée. Le cas de la forêt a ainsi permis à l’auteur de comprendre l’injure comme un outil d’analyse capable de cerner les systèmes de pensées et de représentations locales des commu­nautés vis-à-vis de l’écologie forestière environnante. Ainsi, lorsque les Gabonais disent, par exemple, de quelqu’un qu’il a « la tête comme une noix de coco », cette injure établit un lien entre la noix de coco qui est l’élément végétal, et la tête de la personne insultée. Il s’agit donc d’une représentation imagée en rapport avec l’écologie environnante, sous la forme d’injure.

L’injure se présente comme un comportement, une identité chez celui ou celle qui en est l’auteur. En réalité, chaque contexte social suscite une catégorie d’injures spécifiques, car il détermine et oriente leur formulation et leur sens.

2.        La forme onomatopéique de l’injure au Gabon

La dimension onomatopéique de l’injure relève du contexte spécifique de communication, ici l’oralité. En anthropologie des pratiques langagières notamment chez des auteurs tels qu’Alejandro Duranti (1994), Sandra Bornand et Cécile Leguy (2013), le contexte et la situation (d’énonciation) d’un acte ou d’un échange langagier reste le principal outil d’analyse, car il permet de comprendre leur sens. À ce niveau, l’anthropologie linguis­tique et son précurseur, l’ethnolinguistique de Geneviève Calame-Griaule (1970), partagent un intérêt commun qui est celui de contextualiser les pro­pos et les textes oraux par rapport à la situation d’énonciation.

Le cas de l’onomatopée est particulièrement intéressant car il traduit certains savoirs des populations souvent non explicités, ce qui confère à « l’injure onomatopéique » une dimension socioculturelle. En effet, en oralité, l’environnement naturel et social dans lequel s’inscrivent les ono­matopées est connu des interlocuteurs présents. Cette situation fonde le caractère communicatif et sémantique de l’injure onomatopéique. Les exemples qui suivent illustreront ce fonctionnement.

3.        Exemples d’injures onomatopéiques

Les sept exemples d’injures onomatopéiques collectées soulignent leur fonction communicative. C’est grâce à la connaissance des contextes d’énonciation dont elles relèvent qu’il est possible d’appréhender le sens sous-jacent de ces injures au sein de la population gabonaise.

(1) tʃíp! trépigner d’agacement ou de mépris

En fang du Gabon, tʃíp ! a le sens de « trépigner ». L’onomatopée traduit l’acte de trépigner et exprime l’agacement par rapport à une situa­tion, vis à vis d’une personne, ou à propos d’une certaine monotonie de faire, de dire, d’agir ou de s’exprimer, qu’on n’arrive plus à supporter. D’autres communautés gabonaises expriment la même idée : les Gisir disent dikula, les Punu disent u-fiotule tandis que les Sangu disent n-zokule. Ces expres­sions marquent dans ces différentes langues une contrariété soudaine allant de l’agacement au mépris.

En tant qu’onomatopée, en fonction de la formulation sonore, on a l’im­pression d’entendre un pneu ou un ballon qui perd de l’air à travers sa valve ou par un trou dans sa paroi. Le son produit peut évoquer celui qui est produit lorsqu’on « tire » sa propre salive à l’intérieur de sa bouche en con­tractant simultanément les lèvres, les incisives et le bout de la langue. D’après les interlocuteurs interrogés, le son produit est très désagréable à écouter, peu importe la situation. Imiter ce son au cours d’une conversation serait incongru, inapproprié, car il exprime l’agacement chez l’énoncia­teur et il insupporte le destinataire qui finit souvent par se sentir méprisé et donc insulté. L’utilisation exprime un manque de savoir-être ou de savoir-vivre vis-à-vis d’autrui.

La même interjection tʃíp ! peut être par ailleurs traduite par les expressions telles que : « c’est du n’importe quoi ; ce que tu dis n’est pas vrai ; tu m’énerves, etc. ». Parfois accompagnée d’interjections comme ɔ́h ! ou áh ! (ɔ́h !… tʃíp ! ou áh tʃíp ! ), cette onomatopée présente un caractère injurieux plus marqué lorsque l’échange langagier pendant lequel il est produit a lieu entre un jeune et un adulte, ou avec un individu d’un rang supérieur à soi. Dans ces cas de figure, nous avons observé que l’adulte ou l’individu de rang supé­rieur finit par s’irriter parce qu’il se sent humilié et méprisé par la jeune personne qui a énoncé l’onomatopée. Ce comportement sera alors considéré comme un acte irrespectueux et injurieux. Pire, si on est dans une situation de cha­maillerie entre deux ou plusieurs protagonistes, l’usage d’une telle onoma­topée incite très souvent à la bagarre et ouvre la voie à des menaces, voire à d’autres injures clairement énoncées verbalement.

(2) huŋ-huŋ! marque de mépris, refus, dégoût et doute

Tout comme tʃíp ! (trépigner), huŋ-huŋ ! est également souvent utilisée. Considérée comme une injure, elle exprime plusieurs réalités à la fois, notamment un mépris profond, un refus, un dégoût voire un doute vis-à-vis de celui à qui on l’adresse. Le caractère onomatopéique de cette ex­pression repose sur le fait qu’elle évoque le bruit pâle d’un ronflement de moteur. Prononcé de façon accentuée « huuuuŋ-huuuuŋ !!! », le son de cette expression est très désagréable à écouter, surtout quand il est produit au cours d’une dispute. C’est comme si celui qui le produit imitait le ronflement d’un moteur pour accentuer son mécontentement, son dégoût, son refus par rapport à une situation bien précise ou vis-à-vis d’une personne. Il méprise ouvertement la personne qui est en face de lui, comme si cette dernière n’avait absolument aucune valeur à ses yeux.

Pour produire ce son, l’énonciateur comprime son nez en réalisant une expiration fortement accentuée de l’air, accompagnée d’une mimique évo­quant quelqu’un qui sent une forte odeur putride et nauséabonde. Le son associé à la grimace traduit davantage le manque de considération, le non-respect, l’injure vis-à-vis de celui qui est en face. Une telle expression faciale au cours d’un échange langagier entre deux individus est une grande offense, un affront que les personnes cibles sont souvent obligées de « laver » en exprimant leur mécontentement.

Certains interlocuteurs sur le terrain m’ont appris que huŋ-huŋ ! était très mal perçu, surtout si une jeune personne s’adressait à un adulte. Cette personne serait qualifiée d’ « impolie » et d’irrespectueuse. J’ai ainsi pu entendre des phrases comme celles-ci en fang et en français : « On ne fait pas ça à une grande personne » ou : « Un enfant qui fait ça à une grande personne est impoli et bête, il n’a aucune éducation de base… ». Il s’agit donc d’une expression qui va jusqu’à briser toute notion de respect intergénérationnel. En revanche, lorsqu’elle est prononcée entre deux individus d’une même tranche d’âge ou d’une même génération, l’expression est tout simplement considérée comme un non-respect qui suscite une réaction immédiate, par exemple : « Tu dis huŋ-huŋ à qui ? C’est à toi-même, pas à moi » ou  « Toi-même huŋ-huŋ !!! ». Ce sont des répliques langagières pour traduire la colère et la gêne de ceux à qui cette expression est adressée.

(3) prùp ! refus et désaccord irrespectueux

Ce son aigu marque un refus ou un désaccord vis-à-vis de l’interlocu­teur. Le son est prononcé tantôt de façon brève prùp !, tantôt longue prùùùùùùùp ! ; il est de plus en plus intégré dans les conversations des enfants et des adultes. Quant à sa signification onomatopéique, elle se réfère à sa similarité avec le son qui se produit lorsqu’on « évacue des gaz » et qu’on fait un « pet » de façon audible. Les deux sons sont simi­laires, à la différence que le premier est intentionnel, tandis que le second est plutôt inattendu. Certains interlocuteurs nous ont fait savoir qu’ils arri­vent à : « imiter les pets pour amuser leurs proches. Par conséquent, ceux-ci se sentent souvent gênés en pensant que ces pets sont réels, alors que non… ! ».

Dans certains cas, nous avons noté que produire ce son du « pet » pour dire « non » ou pour exprimer son désaccord peut offenser l’interlocuteur. Il est inadmissible qu’un enfant ou une jeune personne dise prùp à un aîné ou à un adulte. Car cela marque le non-respect. Même s’il s’agit d’exprimer son désaccord,  ce n’est pas la bonne façon de l’exprimer, car on fait tout de suite le rapprochement avec le « pet ». Or, comme dans de nombreuses sociétés, les sons se rapportant aux fonctions corporelles, relèvent de tabous.

(4) tɔ̀q ! et ɡə̀q ! marqueurs dépréciatif et injurieux

Selon les observations faites lors de mes enquêtes de terrain à Libreville en juillet 2018, ces marqueurs sont surtout utilisés par les femmes entre 15 et 30 ans environ. Elles concernent des habitus et des expressions com­muns en milieux ruraux et urbains. En effet, les femmes les utilisent parti­culièrement pour minimiser ou déprécier l’autre volontairement ou invo­lontairement, lors d’un échange langagier. Ces expressions sont considé­rées comme des injures, d’autant plus que l’énonciatrice peut toiser de haut la personne visée. Comme dans les exemples précédents, de telles ex­pressions sont une façon de sous-estimer et de manifester un profond dédain à l’égard du destinataire.

En tant qu’onomatopées, ces sons s’apparentent à ceux que produisent des gouttes d’eau lorsqu’elles tombent sur une surface liquide ou solide. Ce son en lui-même n’est pas très gênant, mais c’est le rapport établi avec la goutte d’eau qui est important. En effet, l’idée du mépris et de l’injure repose sur le fait qu’en reproduisant ce son, on sous-entend que le destina­taire est estimé à la valeur d’une goutte d’eau : il est sans grande impor­tance, car une goutte d’eau ne vaut rien toute seule. Elle a tendance à se perdre ou s’évaporer facilement. Une interlocutrice nous a ainsi révélé qu’elle utilisait l’onomatopée tɔ̀q comme injure pour repousser des hommes qui lui faisaient des avances déplacées en utilisant des expressions comme : « Fous moi le camp…, tɔ̀q ! ».

Dans un autre sens, cette onomatopée est perçue comme une réaction au goût acide ou amer d’un aliment. D’après certains témoignages, on a tendance à réagir spontanément à ces goûts en faisant tɔ̀q. Ainsi, le carac­tère dépréciatif, injurieux et méprisant de cette onomatopée s’explique par le fait que la personne à qui on s’adresse est jugée amère et mépri­sable, comme quelqu’un dépourvu d’intérêt.

(5)  tídí híhí! expression du ridicule et du manque de considération

Tídí híhí ! est une expression dentale fréquemment formulée et em­ployée en fang. Elle exprime le ridicule, l’absence de valeur ou de consi­dération. Prononcé de façon rallongée telle que « tíííííídí / hííííííhí », elle signale le fait que l’énonciateur voit le destinataire comme un moins que rien, comme quelqu’un de ridicule et sans intérêt.

Certains témoignages nous ont appris que cette expression peut être volontaire ou involontaire au cours d’un échange langagier. Pour certains interlocuteurs, elle est quasiment devenue automatique pour répondre à tout ce qui a trait au ridicule dans les conceptions et représentations langa­gières : chaque fois qu’on est face à une quelconque information ou situa­tion qui tend à la moquerie, qui va à l’encontre du bon sens ou de la nor­malité, tídí ou híhí surgit. On précise également que cette expression est toujours suivie d’un sourire narquois qui met l’accent sur l’idée de moque­rie. C’est ce qui implique la dimension de l’injure vis-à-vis de l’autre.

Quant à la dimension onomatopéique de cette expression, elle fait réfé­rence, soit au son des « pleurs » bibí, qui ne sont pas réels et dont on fait usage juste pour déstabiliser et embêter un destinataire ; soit au son d’un « rire moqueur ». Dans ce cas, l’expression tídí / híhí est souvent accom­pagnée par « huŋ-huŋ » présentée supra, afin d’insister davantage sur le manque de considération manifesté vis-à-vis du destinataire. J’ai ainsi entendu des formulations telle que : « híhí / tídí, … huŋ-huŋ » pour traduire la moquerie, adressée à quelqu’un qui ne tient pas ses promesses ou qui ne respecte pas sa propre parole ; l’expression peut également être utilisée lorsqu’on veut traiter quelqu’un de menteur.

(6)  ʃyt ! une interjection impérative qui force irrespectueusement le silence

L’interjection ʃyt ! renvoie à des expressions comme « parler moins fort », « parler à voix basse », « se taire », « ne rien dire », « fermer la bouche », etc. Souvent ordonnée de façon impérative et accompagnée d’un geste du doigt (index) en vertical sur la bouche, elle demande le silence. Lorsqu’on se trouve dans un lieu très bruyant et qu’on veut à tout prix le silence, le son du ʃyt ! est souvent très accentué et rallongé en prononcia­tion tel que : ʃyyyyyyyyt ! Cela veut dire qu’il faut un silence absolu séance tenante. La dimension impérative qui caractérise cette interjection im­plique souvent l’injure vis à vis d’autrui.

Au cours de nos échanges avec certains interlocuteurs, nous avons ap­pris que le son ʃyt ! intervient beaucoup dans les moments de grande con­centration ou pendant des moments de communication importante. Les contextes qui ont souvent été cités dans ce cadre sont : les lieux de cultes (églises), les discours publics, les moments de discussion entre deux belles familles lors des mariages coutumiers, les salles de classe , les salles de cinéma, etc. Lorsqu’on prend part à l’un de ces moments où le silence est une exigence de mise, il est fort probable d’entendre quelqu’un dire ʃyt ! pour attirer l’attention et inviter ceux qui sont présents au silence, en cas de bruit ou de digression inutile.

En tant qu’onomatopée en contexte gabonais, le son ʃyt fait surtout référence au son des chutes d’eau ou d’un gaz qui s’échappe d’une bom­bonne. En effet, certains de nos interlocuteurs ont souligné que ce son est proportionnel à l’intensité d’une chute d’eau donnée. Plus la chute est haute, plus le son qui se produit est fort et assourdissant. C’est l’impression d’assourdissement qui est reprise sous forme onomatopéique pour demander le silence lors d’une discussion ou dans un lieu bien précis. Quant à la dimension du « non-respect » ou d’injure de cette onomatopée, elle repose sur le fait que l’émetteur du ʃyt ! pour demander le silence se retrouve parfois en train de frustrer, contraindre, s’interrompre, voire man­quer de respect à celui qui parle. En disant ʃyt ! à quelqu’un ou dans une salle par exemple, le fait est qu’on décide d’ignorer la valeur, le statut ou les dires de ceux qui sont autour de nous, car tout ce qui importe c’est qu’il y ait silence. Plusieurs personnes ont souligné qu’elles se sont senties dés­honorées et honteuses parce qu’on leur a sorti un ʃyt ! D’autres personnes interrogées ont même relevé :

C’est une humiliation, une injure de se faire imposer le silence comme si on était incapable de se taire soi-même ou comme si on n’était pas cons­cient de l’importance de ce qui était en train de se produire.

Cela signifie donc que l’utilisation du ʃyt ! est parfois inappropriée et qu’elle peut être interprétée comme une injure.

(7)  psit! siffler pour interpeller quelqu’un – un acte irrespectueux

L’une des expressions langagières utilisées couramment au Gabon pour interpeller une personne est le sifflement psit.  Qu’on connaisse la personne ou non, on a tendance à articuler ce son aigu.

Nous avons souvent observé l’usage de ce sifflement par les hommes lorsqu’ils interpellaient des filles dans la rue pour les draguer ou pour leur faire la cour. De même, lorsque quelqu’un se trouve à grande distance de la personne interpellée, l’énonciateur peut préférer le sifflement pour ne pas « attirer l’attention des gens qui vont se retourner pour voir la personne qu’on appelle ». Cela signifie que le sifflement psit a certainement son uti­lité, mais il peut également devenir nuisible en fonction de la situation et de l’interprétation qu’on en fait.

La dimension onomatopéique du psit fait référence au son d’un sifflet, bien que la sonorité ne soit pas exactement la même. Quant à la dimension d’injure de cette onomatopée, elle est liée à l’insistance et la répétition du sifflement. Ainsi, une interlocutrice nous a fait savoir qu’elle s’était sérieu­sement fâchée contre un homme qui l’avait interpellée en sifflant. Elle a précisé que le monsieur avait répété l’acte à plusieurs reprises, mais qu’elle avait choisi d’ignorer l’interpellation et de continuer à marcher sans s’ar­rêter, bien qu’elle sache que c’est elle qui était concernée. En s’arrêtant enfin, elle est allée vers ce dernier et l’a menacé. Nous avons même assisté à plusieurs cas de ce type.

Conclusion

Considérée comme une violence verbale dans les pratiques et les jeux de langage, l’injure déstabilise, méprise, bafoue l’honneur, la dignité des individus et trouble l’ordre social établi.

Les onomatopées injurieuses sont prononcées à des moments spéci­fiques de la vie quotidienne, notamment lors de disputes,  de grosses querelles, de discours, réprimandes, blagues, moqueries, interpellations, circonstances contraignantes, etc. En fonction de chaque situation, des sons spécifiques sont articulés. Nous avons observé plusieurs sons : (1) ballon ou chambre à air percée ;  (2) moteur en marche ; (3) pet ; (4) gouttes d’eau qui tombent sur une surface solide ou liquide ; (5) chute d’eau ; (6) sifflet.

Selon les cas, certains de ces sons sont produits de façon réfléchie, tandis que d’autres sont des réactions spontanées. Appréhendés dans le cadre langagier, ils expriment l’agacement, le mépris, le refus, le dégout, le ridicule et le non- respect vis-à-vis d’autrui.

L’injure onomatopéique relève des pratiques langagières et des savoirs et savoir-faire des communautés. Il serait donc intéressant d’approfondir son analyse aussi bien au Gabon qu’ailleurs, afin de relever plus d’onoma­topées à caractère injurieux pour compléter la collecte non exhaustive de cet article. Par ailleurs, l’injure, en dehors de son caractère onomatopéique, pourrait-être abordée dans le cadre langagier (Mendame, 2012), politique (Kombila Yebe, 2020 ; Ossé, 2020), forestier (Kialo Paulin, 2023), etc.

Une approche complémentaire serait d’étendre la recherche à des ono­matopées remplissant des fonctions différentes : l’étonnement, l’admira­tion, la compassion, entre autres. L’enjeux pour l’analyse de la communi­cation en contexte d’oralité est important. En effet, l’onomatopée, le son expressif, se substitue au mot. Elle est accompagnée ou non de mimique et de gestuelle spécifiques, illustrant ainsi toute sa complexité dans la con­versation courante et dans l’interlocution.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

    • Akomo-Zoghe, Cyriaque Simon-Pierre (2010), Parlons fang. Culture et langue fang du Gabon et d’ailleurs, Paris, L’Harmattan, 295 p.
    • Bornand, Sandra & Leguy, Cécile (2013), Anthropologie des pratiques langagières, Paris, Armand Colin, 208 p.
    • Calame-Griaule, Géneviève (1970), « Pour une étude ethnolinguistique des littératures orales africaines », Langages, n°18, L’ethnolinguis­tique, sous la direction de Bernard Pottier, pp. 22-47.
    • Duranti, Alejandro (1994), From Grammar to Politics: Linguistic Anthropology in a Western Samoan Village, California, University of California Press, 232 p.
    • Fisher, Sophie (2004), « L’insulte : la parole et le geste », Langue française, n°144, pp 49-58.
    • Kialo, Paulin (2023), Les injures de la forêt chez les Pové du Gabon, Paris L’Harmattan, 128 p.
    • Kleiber, Georges (2017), « Du cri de douleur au signe de douleur : l’interjection Aïe ! », Synergies Pays Scandinaves, n°11-12, p.113-133.
    • Kombila, Yebe Makoundou Jean-Mariole (2020), « Usage de l’injure dans la vie publique et dans les discours politiques d’Auguste à Néron : essai de réflexion sur son enjeu et son impact politique », Thèse de doctorat en histoire et civilisation de l’Antiquité, Sorbonne Université, École doctorale I Mondes antiques et médiévaux, 324 p.
    • Loi n°042/2018 du 05 juillet 2019 portant Code pénal (JO 2019‐27 bis sp), promulguée par le décret n°00099/PR du 5 juillet 2019 portant promulgation de la loi n°042/2018 portant Code pénal (JO 2019‐27 bis sp), 141p.
    • Mba-Mbegha, Kévin Colbert (2019), « Littérature en fang », ELLAF, La Bibliothèque numérique des littératures en langues africaines, http://ellaf.huma-num.fr/
    • Meinard Maruszka, Ève Marie (2023), « Les onomatopées et la distinction langue/parole », ResearchGate, pp 1-40.
    • Mouguiama-Daouda, Patrick (2005), Contribution de la linguistique à l’histoire du Gabon. La méthode comparative et son contenu bantu, CNRS E, Paris, 174p.
    • Nouhet-Roseman, Joëlle (2010), « Maji maji, regard sur les onoma­topées », Cliniques méditerranéennes, Éditions Érès, n° 81, pp167-179.
    • Ossé, Lionel (2020), « Les Gabonais demandent plus de liberté d’expres­sion, mais pas pour critiquer le président », La Dépêche n° 391, Édition Afrobarometer, Ghana, pp 1-10 p.
    • Raponda-Walker, André (1992), « Les tribus du Gabon », Bulletin de la Société des Recherches, n°4, pp 55-99.
    • Revue des oralités du monde, n° 1, 1er semestre 2023 ; n° 2 2e semestre 2023.
    • Tardivel, Chloé (2019), « Le délit d’injure verbale d’après les statuts communaux de la Marche d’Ancône (Italie, xive–xve siècles », Questes, n°41, pp 85-105.
    • Tourneux, Henry (2019), « Langues africaines », Ellaf, La Biblio­thèque numérique des littératures des langues africaines, Dictionnaire des concepts, http://ellaf.huma-num.fr/langues-africaines/.

 

 

 


 

 

Notes:

1  Pour une présentation synthétique des langues africaines et des situations sociolinguistiques complexes en Afrique, Henry Tourneux, http://ellaf.huma-num.fr/langues-africaines/.

2  Voir le Code pénal du Gabon, Loi n°042/2018 du 05 juillet 2019, articles 442 à 445).

3 Voir les définitions du concept d’« oralité » dans les numéros 1 et 2 de la présente revue.

Histoire de la recherche en oralité kurde

 

 

Ramazan Pertev

Université Mardin Artuklu – Institut des langues vivantes de Turquie

 

 

 

Résumé

Cet article porte sur l’histoire des études folkloriques kurdes durant les dernières années de l’Empire ottoman et en Turquie. Dans ce contexte, il est inévitable que les études sur la langue, la littérature et le folklore kurdes croisent des courants et des mouvements politiques. Pour cette raison, j’essaie de périodiser les recherches dans un contexte politico-historique.

Mots clés:  Folklore, fonctions du folklore, littérature orale kurde, identité culturelle, Empire ottoman, Turquie

 

Abstract

History of research in Kurdish orality. This article focuses on the history of Kurdish folklore studies in the last years of the Ottoman Empire and in Turkey. In this context, it is inevitable that studies on Kurdish language, literature and folklore intersect with political currents and movements. For this reason, we try to periodize the research in a political-historical context.

Keywords:  Folklore, functions of folklore, Kurdish oral literature, cultural identity, Ottoman Empire, Turkey

 

Introduction

Il peut sembler difficile d’examiner et de périodiser l’histoire de la recherche sur le folklore d’un peuple (voir infra) comme les Kurdes, car ils vivent dans plusieurs pays et ont des dialectes et des communautés de croyance différents. Dans cet article, l’approche de cette complexité consiste à limiter l’interrogation aux Kurdes de l’ancien Empire ottoman et de la Turquie d’aujourd’hui1. En périodisant l’histoire de la recherche sur le folklore kurde, j’ai cherché à proposer aux lecteurs une perspective générale (pour plus de détails, voir la bibliographie).

L’un des critères fondamentaux de cette périodisation est le lien étroit entre les revendications identitaires des intellectuels kurdes et la fonction qu’ils attribuent au folklore. En effet, depuis la période de la fin de l’Empire ottoman jusqu’à aujourd’hui, les intellectuels kurdes ont revendiqué une identité nationale distincte et ont travaillé sur le folklore. Pendant ce processus, l’affirmation d’une identité nationale spécifique s’est renforcée. Nous parlons donc d’une relation qui se nourrit et se renforce mutuellement.

Comme on le sait, « folklore » désigne dans les études culturelles « la science des traditions, des usages et de l’art populaires (d’un pays, d’un groupe humain) » (Le Robert). Selon cette définition, les études de folklore comprennent la culture matérielle et notamment les techniques de travail, de même que des pratiques culturelles qui se manifestent dans les contes, les proverbes et les chants, entre autres. Depuis les années soixante-dix, un terme fréquent pour désigner ce deuxième volet qui relève de l’art verbal, est l’expression de « littérature orale » (G. Calame-Griaule, 1970).

Mon choix terminologique tient compte de ces données. En effet, j’uti­lise « folklore » pour désigner aussi bien les pratiques culturelles maté­rielles que les productions orales d’art verbal, surtout lorsque les publi­cations mentionnent ce terme parfois même dans le titre. En revanche, lorsque je cite plus spécifiquement les productions d’art verbal, je me réfère à la « littérature orale », terme qui englobe aussi bien l’énonciation en performance que la littérarité des textes.

Les intellectuels internationaux ont toujours gardé à l’esprit les fonc­tions du folklore telles que la « préservation de la stabilité culturelle » (W. Bascom, 1954 : 333-349) et « la revitalisation des idéologies » (W. Reich, 1971 : 233). Comme l’a dit W. Wilson (1973 : 819) : « En Europe, les éru­dits ont étudié le folklore […] pour découvrir des modèles historiques, remodeler le présent et construire l’ave­nir sur ces modèles ». R. Dorson (1963 : 96) souligne également que l’intérêt pour le folklore a souvent coïncidé avec la montée de l’idée de nationalisme.

S’inscrivant dans cette tradition, les intellectuels kurdes se sont inté­ressés à l’utilité du folklore : rechercher des racines, s’appuyer sur des mythes les plus anciens possibles, glorifier, revitaliser, transformer les tra­ditions et coutumes existantes et, en cas d’absence, les réinventer.

Dans cet article, je donne des informations brèves et générales sur le folklore kurde. En tenant compte du contexte politico-historique des deux derniers siècles d’études sur le folklore et la littérature orale kurdes, je pro­pose une périodisation.

1.        Aperçu général du folklore kurde

Les spécialistes qui travaillent sur le folklore kurde depuis deux siècles pensent qu’au delà de ses similitudes avec le folklore du monde, sa spécificité se manifeste surtout à travers sa grande diversité et sa variété. Basile Nikitine, citant Vilchevsky, la désigne par le terme de « l’hypertrophie du folklore ». Oscar Mann parle même d’une « anarchie de l’expression » (B. Nikitine, 1956 : 256-257 et 269).

Comme d’autres peuples du Moyen-Orient, les Kurdes ont été forte­ment influencés par la culture arabo-musulmane, notamment après leur conversion à l’islam au 7ème siècle. Aujourd’hui, des religions préisla­miques telles que le yézidisme (principalement en Irak et dans le Caucase, et une petite partie en Turquie), le ahl-e haqq (ou yarsanisme en Iran et en Irak) et le ray-e haqq (dans la région du Dersim en Turquie) continuent d’exister dans certaines petites communautés kurdes2. L’influence arabo-musulmane ne se manifeste pas seulement dans le domaine de la religion et des croyances. Elle s’exprime également dans le folklore et la littérature orale kurdes (voir infra), ce dernier terme, plus précis, étant souvent utilisé, comme nous l’avons dit plus haut, depuis les années 1970, pour désigner l’art verbal3. Par exemple, la célèbre épopée kurde « Memê Alan », dans laquelle apparaissent des traces de ses origines préislamiques, a pris une allure islamique en termes de langage et de héros4.

Cependant, la fête de Newroz (Nouvel An kurde), célébrée chaque année le 21 mars par de magnifiques cérémonies de masse dans la plupart des villes kurdes, est un exemple frappant qui reste en dehors de cette influence. Newroz, qui appartient au folklore kurde préislamique, est aujourd’hui l’un des outils d’expression les plus concrets de la conscience identitaire kurde5.

Quant à la littérature orale kurde, la plus grande partie est constituée de chansons et de contes populaires. Je citerai :

Çîrok « contes », çîrçîrok « légendes », destan « épopée », stran « chansons », lawik « chansons d’amour lyriques », şer « chansons de guerre », dilok « chanson de danse », lavij « chants religieux », bêrîte « chants des étudiants de la madrasa », payîzok « chansons de la saison d’automne), etc. Celles-ci sont généralement interprétées par des stranbêj « chanteurs », des çîrokbêj « con­teurs » et des dengbêjs « spécialistes de l’art verbal ». Le célèbre intellectuel kurde Celadet Bedir-Khan a présenté et classé les genres de la littérature orale dans son article en français paru dans la revue Hawar 6.

Sans entrer dans les détails, on peut regrouper le folklore kurde sous quatre rubriques principales7.

1.1.        Littérature orale

Elle comprend de nombreux genres : mythes, légendes, épopées, légendes religieuses et notamment soufies, contes populaires, histoires, blagues populaires, proverbes et expressions idiomatiques, chansons, poésies, énigmes, comptines, lamentations, chansons pour enfants, prières, bénédictions et malédictions, chansons accompagnant des danses, jeux de divertissement d’adultes, jeux d’enfants, théâtre populaire, entre autres8.

1.2.        Traditions et coutumes

Dans une société qui présente une oralité vivante comme c’est le cas kurde, elles sont nombreuses. On distinguera, coutumes et rituels de travail, jours spéciaux (fêtes, rituels et célébrations), naissance, imposition du nom, prénoms, mariage, circoncision, enterrement, deuil, coutumes d’accueil et d’hébergement, traditions concernant les relations familiales, l’amitié et le voisinage, pour ne citer que celles-ci.

1.3.        Croyances populaires

Elles sont également nombreuses et touchent des domaines variés : la nature (vent, pluie, tempête, tremblement de terre, etc.), les animaux et les plantes, le corps humain, les pouvoirs surnaturels (diable, fantômes, djinns, fées, sorcières, etc.), les personnes bénies (Khodja Khizir, Duzgin Baba, saints, sayyids, cheikhs, etc.), les miracles, les sanctuaires et lieux de pèle­rinage (temple de Laleş, montagne Cudi, rivière Munzur et montagne Munzur), entre autres.

1.4.        Sagesse populaire

Elle porte également sur des domaines très variés. Concernant la santé, on citera les maladies et la médecine, notamment la chirurgie; les savoirs traditionnelles des sages-femmes, la connaissance des plantes médici­nales ; la médecine vétérinaire. S’y ajoutent l’astrologie, la météorologie, la géographie, l’architecture, l’alimentation, la divination, la magie et l’interprétation des rêves.

2.        Histoire des études du folklore kurde

Les Kurdes ont pu préserver leurs valeurs culturelles principalement grâce à la transmission orale. Pour cette raison, la source la plus importante pour les études sur la culture kurde est toujours la littérature orale. La tradition dengbêjî portée par les spécialistes de l’art verbal remontant à l’Antiquité est toujours vivante dans la société grâce à la méthode classique de trans­mission de génération en génération9. Cette tradition nécessite une solide mémoire et la connaissance d’un large répertoire de textes oraux. Elle est aussi un art de la performance exécuté devant une communauté. Aujour­d’hui, les textes de cette tradition ont été largement collectés et transcrits. Par ailleurs, de nombreux romans kurdes sont basés sur cette tradition.

Outre cette tradition de transmission orale, nous disposons d’autres sources sur le folklore kurde. En effet, des textes remontant à l’Antiquité mentionnent les Kurdes. Cependant, notre article abordera directement les études sur le folklore et la littérature orale kurdes. Comme le montre la périodisation ci-dessous, les études menées au Kurdistan par des chercheurs étrangers depuis plus de deux siècles comptent parmi nos sources importantes. Par ailleurs, on constate que les sujets sur lesquels les intellectuels kurdes ont le plus réfléchi et travaillé au cours des cent dernières années sont ceux liés au folklore et à la littérature orale kurdes.

Pour ces raisons, il est sans doute nécessaire de périodiser l’histoire des études du folklore kurde. J’ai proposé récemment une analyse systéma­tique (R. Pertev, 2018 : 314-316). Je m’y réfère ici et je la développe.

2.1.        Les études principalement menées par des chercheurs inter­nationaux

Cette période couvre approximativement l’effondrement des émirats kurdes à l’arrivée au pouvoir de l’İttihad ve Terakki Cemiyeti (Comité Union et Progrès) dans l’Empire ottoman, le 24 juillet 1908. Cependant, bien avant sont données des informations sur la culture et les traditions kurdes. Elles proviennent du grand voyageur turc Evliya Celebi (1611-1682), qui se rendit au Kurdistan, et d’une étude sur la médecine populaire réalisée par l’érudit kurde Arvasi, intitulée Tiba Melayê Erwasî (Médecine du mollah Arvasi) au 18ème siècle10.

Au 19ème siècle, les matériaux folkloriques kurdes étaient pour la plupart collectés par des étrangers. Des chercheurs et des missionnaires allemands, britanniques, français, russes et italiens, sont venus au Kurdistan et ont rassemblé de nombreux matériaux du folklore kurde.

De nombreuses compilations ont été réalisées par des cher­cheurs européens sur le folklore kurde. Je signalerai surtout les recherches et les collectes de Mesrop Mastos au 18ème siècle, Alexandre Jaba, Peter Lerch, Ferdinand Justi, Albert Socin et Eugen Prym au 19ème siècle, Albert von Lecog et au 20ème siècle, S.A. Egiazarov, Bagrat Chalatianz, Hugo Makas et Oscar Mann, l’archimandrite Komitas, Joseph Abgar Orbeli, Vladimir Minorsky, O. L. Vilchevsky, Dieter Christensen, Basile Nikitine, Roger Lescot, Thomas Bois, etc. sont très importants. (R. Pertev, 2015 : 17-18).

Les études d’Alexandre Jaba sont les plus complètes. Il a rassemblé des centaines de documents folkloriques kurdes avec le mollah Mahmoud Bayazidi (1797-1859) et avec d’autres mollahs kurdes. Mahmoud Bayazidi est le premier à avoir collecté et écrit des contes, des histoires, des proverbes et des chansons11.

Cette collection comprend également l’œuvre de Moussa Hekari intitulée Durru’l-Mecalis (16ème siècle), qui est l’un des exemples les plus anciens de prose kurde et qui contient 58 contes populaires réécrits d’après des sources orales (R. Pertev, 2022 : 393-416).

De plus, à cette époque, le journal Kurdistan (1898-1902) fut publié pour la première fois afin de mettre en valeur la langue kurde, et les textes Mem û Zîn du grand érudit et poète Ahmed Khani (1650-1707) furent publiés dans ses pages.

2.2.        L’éveil identitaire et la découverte du folklore par les intellectuels kurdes

Je situe cette période dans le contexte des dernières années de l’Empire ottoman vers 1900 jusqu’à l’établissement de la République de Turquie (1923). Durant cette période, une conscience identitaire s’est formée parmi les intellectuels kurdes. Cette conscience passera bientôt d’une dimension culturelle à une conscience nationaliste. Des associations et des organisa­tions telles que Türk Derneği (Association turque, 1908), Türk Yurdu Cemiyeti (Association du Pays Turc, 1911), Türk Ocağı (Foyer Turc, 1912), des publications telles que le journal Sırat-ı Müstakim (Droit chemin), les revues Türk Derneği (Association turque, Türk Yurdu (Patrie turque), Mecmua (Revue), etc, ont essayé de développer le nationalisme turc. À cette époque, des intellectuels kurdes suivaient ces études et c’est ainsi que des recherches sur la culture et la langue kurdes ont commencé. Ces activités ont été menées par des associations telles que Kürd Teavün ve Terakki Cemiyeti (Association kurde de solidarité et progrès, 1908), Kürd Neşr-i Maarif Cemiyeti (Association kurde pour la diffusion de l’éducation, 1910) et Kürd Talebe Hêvî Cemiyeti (Association de l’espoir des étudiants kurdes, 1912), en publiant des journaux et des revues tels que Kürd Teavün ve Terakki Gazetesi (Journal kurde de la solidarité et du progrès, 1908-1909), Rojî Kurd (Le Soleil kurde, 1913), Yekbûn (Unitê, 1913) Hetawî Kurd (Le Soleil kurde, 191312), etc.

Les travaux sur le folklore kurde de cette période s’inscrivent davantage dans le cadre de la résistance au turcisme. Car dans les années 1917, à travers certaines publications turques, le déni des Kurdes a commencé. Des articles tels que « Kürdlerin Menşei » (Origine des Kurdes) et « Kürdlerde Kabile Teşkilatı » (Organisation tribale chez les Kurdes), et un livre intitulé Kürdler : Tarihi ve Içtimai Tedkikat (Les Kurdes : études historiques et sociales) ont été publiés en stigmatisant un soi-disant manque de culture, de langue, d’histoire et de littérature kurdes. Les tentatives de prouver l’existence d’une nation kurde ont été facilitées par le travail sur des matériaux folkloriques, pour contrer les revendications anti-kurdes (R. Pertev, 2018 : 130-133).

Des intellectuels ont également formé le Kürd Tamim-i Maarif ve Neşriyat Cemiyeti (Association kurde pour la diffusion de l’éducation et de l’édition) dont la charte est comme un manifeste pour le folklore kurde.

Le manifeste de cette association fondée en 1919, qui propose tout un programme de travail sur le folklore et la littérature orale kurde, est très précieux pour comprendre l’histoire culturelle13. À cette période, des revues et des journaux ont commencé à publier des documents folkloriques, tels que Jîn (1918-1920), Kurdistan (1919-1920) et Serbestî (1918-1922)14.

Durant cette période, des intellectuels comme Kurdîyê Bitlisî, Mehmed Mihri, Memduh Selimbeg, Mehmed Mihrî, Law Reşîd, Hilmiyê Siwerekî et Kemal Fewzî ont écrit des articles sur la mythologie, les légendes, les fêtes folkloriques, les contes, les chansons folkloriques et les proverbes kurdes (R. Pertev, 2018 : 199-265). Ces intellectuels regrettaient que la culture kurde ne soit pas suffisamment connue dans le monde, souhaitaient collecter, éditer, traduire et publier des œuvres du folklore kurde. Ces écrits ont été influencés, d’une part, par des mouvements nationalistes romantiques occidentaux, et d’autre part, par des intellectuels ottomans et notamment par les travaux de Ziya Gökalp, chercheur en folklore et l’un des pionniers de l’idée du turcisme, d’origine kurde15. Ils ont essayé de prouver la richesse du folklore et souligner l’existence de l’identité kurde.

Le processus de construction de l’identité kurde impliquait la protection de la culture. Pour les lettrés et folkloristes kurdes contemporains, les œuvres de ces intellectuels sont les principaux textes modernes.

2.3.        Édition de textes et méthodologie des études du folklore kurde

Cette période couvre les études réalisées depuis la création de la République de Turquie jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1923-1946). Une nouvelle ère commence avec la génération de la revue Hawar (1932-1943), formée par les intellectuels kurdes exilés de Turquie en Syrie (tels que Cegerxwîn, Osman Sebrî, Qadrîcan, Nûredîn Zaza, Reşîdê Kurd, etc.) sous la direction des frères Celadet et Kamiran Ali Bedir-Khan. Ces derniers ont défini pour la première fois le « folklore » et la « littérature populaire », attirant l’attention sur leur usage parmi les Kurdes et dans le monde16. Car à cette époque, on a commencé à utiliser les termes « folklore » et « littérature populaire » à propos du kurde, alors qu’auparavant les mêmes réalités étaient abordées comme étant des « croyances populaires ». En même temps, des études comparatives ont été menées, en suivant les recherches internationales dans le domaine. du folklore. Les textes de la littérature orale kurde ont été édités et classés selon une approche méthodologique plus précise. Parallèlement, des suggestions sont proposées aux lecteurs de la revue sur la méthode de collecte des œuvres littéraires orales17. La publication d’épopées kurdes telles que « Memê Alan », « Siyabend û Xecê », « Kerr û Kulik », collectées par les lecteurs auprès des dengbêjs, les spécialistes de l’art verbal, est également une indication de cet effort.

La publication de cette revue a fondé le principe de « connaissance de soi ». Le folklore kurde était aussi un point clé de cette connaissance. La question se posait de savoir à quelles valeurs elle devait se référer. Cette génération, soucieuse de souligner ses origines préislamiques, se focalisait sur les traditions rurales où l’influence islamique était la plus faible. Pour les Kurdes vivant au Moyen-Orient, l’appartenance au monde moderne reposera sur les traditions rurales. Or, comme le critique Ursula Baumgardt (2013 : 18), « le monde rural serait le milieu naturel et nécessaire, presque exclusif, de la littérature orale, ‘traditionelle’ », ce qui est une simplifica­tion, car elle se transforme et elle est présente – sous des formes différentes – dans toute la société. Les intellectuels de cette génération avaient une vision différenciée de la question. Ils étaient arrivés à la conclusion que l’avenir de la société kurde dépendait de l’option de travailler sur leur propre folklore. En effet, ils pensaient que ce n’est qu’ainsi qu’ils pourraient assurer la continuité culturelle de la société kurde et parvenir à une revitalisation identitaire. Comme Hawar (Appel, 1932-1943), Ronahî (Lumière, 1942-1945), Stêrk (Étoile, 1943-1945), et Roja Nû (Nouveau jour, 1943-1946), les quatre publications de cette période ont été décisives pour la collecte et la compilation des matériaux folkloriques kurdes.

Le rôle des intellectuels français a été également très important pendant cette période. En effet, la Syrie était sous domination française (1919-1946)18. Des intellectuels français tels que Roger Lescot, Pierre Rondot, Thomas Bois, Robert Montagne, ont laissé un grand impact sur les intellectuels kurdes en Syrie. Lescot, en particulier, a été impliqué dans le mouvement culturel en raison de ses liens avec les Kurdes. Il a rassemblé et publié de nombreux proverbes, mythes, légendes, chansons et contes populaires kurdes sous des pseudonymes tels que « Tawusparêz », « Robert Surieu ». Il convient de souligner ici que Lescot a écouté Memê Alan, l’une des épopées kurdes les plus célèbres, auprès d’une vingtaine de dengbêjs, spécialistes de l’art verbal et surtout de l’épopée, et il en a préparé et publié la version la plus complète19.

À cette période, des chercheurs comme Heciyê Cindî et Eminê Evdal ont mené des études très importantes sur le folklore kurde en Union Soviétique. Le folklore kurde a fait pour la première fois l’objet de thèses préparées dans les universités et les académies en Union Soviétique20.

Retenons que la génération Hawar a joué un rôle important dans la publication de matériaux folkloriques, en particulier de littérature orale kurde. En ce qui concerne l’histoire des études du folklore kurde, c’est une époque essentielle. En effet, les textes publiés sont en kurde, à l’exception de certains qui paraissent en version unilingue en français. De nombreuses organisations et intellectuels kurdes utilisent encore aujourd’hui les contenus culturels revendiqués par cette génération.

2.4.        Recul des études du folklore kurde en Turquie (1946-1991)

Le dernier numéro de la tradition Hawar, la revue Roja Nû (Nouveau jour), paraît en 1946, date qui marque un recul des études sur le folklore kurde. Celui-ci se manifeste à plusieurs niveaux. Certes, après le coup d’État militaire de 1960, des journaux et des revues écrits en kurde pouvaient encore être publiés, bien que partiellement, et en respectant certaines réglementations juridiques. Il s’agit de plusieurs publications, fondées dans les années 1960 et 70 : Dicle-Firat (Tigre-Euphrate, 1962), Deng (Voix, 1963), Doğu (L’Est, 1969), Yeni Akış (Nouveau flux, 1966) Tîrêj (Les Rayons, 1979). Parmi celles-ci, la revue Tirêj a plus d’importance car elle était entièrement en kurde (dialectes kurmandji et zazaki).

Outre ces quelques publications, on observe certaines activités liées à la promotion de la culture kurde par certaines organisations telle que Devrimci Doğu Kültür Ocaklari-DDKO (Foyers culturels révolutionnaires de l’Est), fondé en 1969 en Turquie. Cependant, suite au coup d’État militaire de 1980, la diffusion dans des langues autres que le turc a été interdite.

Durant cette période particulièrement difficile en Turquie, de nombreuses études universitaires ont été menées sur le folklore kurde, parmi les Kurdes de l’ex-URSS. C’est le cas de la famille Celîl : le père Casimê Celîl et les frères Celîlê Celîl et Ordîxanê Celîl ont publié des volumes de folklore kurde et des collectes de littérature orale. Aujourd’hui, le professeur d’université à la retraite Celîlê Celîl, l’un des pionniers du folklore kurde, mène toujours activement des études et publie des recueils de littérature orale kurde, malgré son âge avancé21.

Les activités de la diaspora kurde en Europe durant cette période sont remarquables. Malgré toutes les difficultés, les Kurdes résidant dans cette partie du monde ont pu créer des institutions et des associations comme l’Institut kurde de Paris, créer des maisons d’édition influentes comme l’Apec et réaliser de nombreuses études sur le folklore et la littérature orale kurdes.

2.5.        Revitalisation du folklore kurde et naissance d’initiatives culturelles (1991-2010)

Après la levée de l’interdiction de publier dans des langues autres que le turc en Turquie, en 1991, l’édition kurde s’est développée à travers des maisons d’édition comme Nûbihar, Avesta, Doz, Aram et des revues comme Rewşen (Brillant), Govend (Danse commune), War (Patrie), Zend (Livre d’Avesta), Deng (Voix). À travers la création d’institutions telles que Kurd-Kav (Fondation kurde pour la culture et la recherche), Navenda Çanda Mezopotamyayê (Centre culturel de Mésopotamie) et Enstîtuya Kurdî ya Stenbolê (l’Institut kurde d’Istanbul), les études sur le folklore et la littérature orale kurdes en Turquie se sont développées.

Ainsi, de nombreuses études sur la culture et le folklore kurdes ont été menées par divers milieux kurdes22.

Dans les provinces kurdes, surtout depuis le début des années 2000, certaines municipalités (Diyarbakır, Batman, Van, Muş) ont commencé à apporter un soutien financier aux activités liées à la culture et au folklore kurdes, et des lieux ont été ouverts sous le nom de mala dengbêjan « maisons des dengbêj » où les dengbêjs (spécialistes de l’art verbal) pouvaient exercer leur art. La Antolojiya Dengbêjan (Anthologie des dengbéjs), dont la préparation a commencé avec l’aide de la municipalité de Amed Diyarbakır en 2007, est la suite de ce projet. Grâce à cette anthologie composée de plusieurs volumes, les parcours de centaines de dengbejs, pour la plupart inconnus jusqu’alors, ont été examinés et des exemples de leurs œuvres ont été donnés23.

Au cours de cette période, pour la première fois en Turquie, des émissions en kurde ont commencé à être diffusées sur les chaînes de télévision publiques (TRT3). Il va sans dire que les émissions sont principalement des chansons folkloriques kurdes.

2.6.        Les études sur le folklore kurde au niveau universitaire en Turquie, depuis 2010

Les études officielles sur la langue, la culture et le folklore kurdes en Turquie depuis 2010 sont sans précédent. Les réformes concernant la langue et la culture kurdes constituent un changement radical, car ils mettent fin à un long processus historique dans lequel la négation de la langue et de la culture kurdes et l’assimilation étaient la seule politique24.

En effet, contrairement à la période précédente, en 2009, une chaîne de télévision kurde (TRT6, plus tard TRT Kurdî), qui diffuse désormais en continu, a été créée. Le ministère turc de l’Éducation nationale a décidé d’ouvrir des cours de kurde (dialectes kurmanji et zazaki) facultatifs dans les collèges à raison de deux heures par semaine.

La création du Département de langue et de culture kurdes affilié à l’Institut des langues vivantes de Turquie au sein de l’Université Mardin Artuklu en 2010 constitue un tournant dans le contexte des études sur la langue, le folklore et la littérature orale kurdes. En peu de temps, des départements de langue, culture et littérature kurdes ont été créés dans les universités publiques de provinces telles que Muş, Bingöl, Van, Tunceli et Diyarbakır et un enseignement a commencé à être dispensé dans ce domaine. Sans entrer dans le détail des cours dispensés dans ces universités, on constate que les cours de folklore et de littérature orale kurdes sont dispensés sous des noms différents dans chacun de ces départements. Parmi ceux-ci, les départements de langue, littérature et culture kurdes de l’Université Mardin Artuklu sont plus visibles que les autres départements en termes de enseignants-chercheurs permanents, d’étudiants et de nombre de publications et d’activités 25.

Des activités importantes sont menées dans le domaine du folklore et de la littérature orale kurdes à travers de nombreux colloques, conférences et journées d’études scientifiques organisés par ces universités en Turquie en coopération avec des universités telles que Duhok, Zakho et Salahaddin du gouvernement régional du Kurdistan irakien26.

Enfin, il faut mentionner la Weqfa Mezopotamyayê (Fondation Mésopotamie), qui a été créée à Diyarbakır en 2013. Cette fondation organise depuis 2017 des formations d’une durée de trois mois pour les chercheurs en folklore. Elle publie une revue mensuelle intitulée Folklora Me. Par ailleurs, la revue scientifique kurde à comité de lecture Folklor û Ziman est publiée deux fois par an27.

Conclusion

Les études sur le folklore kurde ont une histoire relativement longue. La qualité et la quantité dans ce domaine ont certainement été étroitement liées aux conditions politiques de chaque période.

Les études réalisées peuvent être classées comme suit. Celles initialement réalisées par des voyageurs, chercheurs étrangers et des représentants diplomatiques. Elles ont été poursuivies par des études sur le folklore et la littérature orale kurdes réalisées par certains intellectuels kurdes qui ont réagi aux politiques turcistes et anti-kurdes de la dernière période de l’Empire ottoman. Le travail réalisé selon des méthodes scientifiques par les intellectuels kurdes politisés installés en Syrie après l’établissement de la République de Turquie en 1923 a constitué un âge d’or pour l’histoire du folklore kurde. Dans les années 1990, on assiste à un renouveau à travers le travail d’activistes plus intéressés par les mouvements politiques. Au cours des deux dernières décennies, le nombre de chercheurs et d’enseignants kurdes menant des études sur le folklore dans un cadre universitaire a progressivement augmenté.

Aujourd’hui, le folklore et la littérature orale kurdes de Turquie sont plus étudiés qu’ils ne l’ont jamais été auparavant. Bien entendu, celles dans les départements de langue, littérature et culture kurdes ouverts dans certaines universités publiques de Turquie depuis 2010 y contribuent grandement.

Pour terminer par un proverbe kurde :

        • Giya di bin keviran de namîne!
        • L’herbe ne reste jamais sous les pierres !

On retiendra que grâce aux études réalisées, le folklore kurde n’a pas disparu sous les pierres, bien au contraire, il est devenu plus visible dans le monde qu’auparavant.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

    • Alakom, Rohat (2018), Ziya Gökalp’in Büyük Çilesi: Kürtler [La grande souffrance de Ziya Gökalp : Les Kurdes], Istanbul, Avesta, 136 p.
    • Allison, Christine (2001), The Yezidi Oral Tradition in Iraqi Kurdistan, London, Curzon Press, 323 p.
    • Bascom, William R (1954), « Four Functions of Folklore », American Folklore Society, v. 67, n°266, p. 333-349.
    • Baumgardt, Ursula (2023), « En guise d’introduction », Revue des oralités du monde, n°1, Paris, p. 18.
    • Bayazidi, Mahmoud (2015), Us et Coutumes des Kurdes, [traduction de Joyce Blau et Sandrine Alexie], Paris, L’Asiathéque Geuthner, 104 p.
    • Bedir-Khan, D. A. (1932), « Le Folklore Kurde », Hawar, Damas, n°3, p. 9-11.
    • Bedir-Xan, Dr. Qamiran Ali (1932), « Edebiyata Welatî » [Littérature patriotique], Hawar, Damas, n°1, p.5.
    • Blau, Joyce (2012), « La littérature kurde », Études kurdes (revue semestrielle de recherches), n°11, Paris, L’Harmattan, p. 5-36.
    • Bois, Thomas (1946), L’âme des Kurdes à la lumière de leur folklore, Paris, Les Cahiers de l’Est, 58 p.
    • Calame-Griaule, Geneviève (1970), « Pour une approche ethno­linguistique des littératures orales africaines », Langages, n° 18, pp. 22-47.1970.
    • Celîl, Ordîxanê & Celîl, Celîlê (1978), Zargotina Kurda-I [Littérature orale kurde-I], Moscou, Nauka, 373 p.
    • Cindî, Heciyê & EVDAL, Emînê Evdal (2008), Folklora Kurmanca [Le folklore des Kurmandjs – Translittération de l’alphabet cyrillique vers l’alphabet latin par Tosinê Reşîd], Avesta, Stenbol, 2008, 760 p.
    • Dorson, Richard M. (1963), Current Folklore Theories, Chicago, University of Chicago Press, p. 93-112.
    • https://www.jstor.org/stable/2739820
    • Gorgas, Jordi Tejel (2006), « Les constructions de l’identité kurde sous l’influence de la connexion kurdo-française au Levant (1930-1946) », European Journal of Turkish Studies, Thematic Issue n°5, Power, ideology, knowledge – deconstructing Kurdish Studies, URL : http://www.ejts.org/document751.html
    • Hawar (1932), « Buts et Caractère de la Revue Hawar », Hawar, Damas, n°1, p.7-8.
    • Hawar (1941), « Stûna Xwendevanan » [Coin des lecteurs], Hawar, Damas, n°29, p.10.
    • Jîn (1919), « Kürd Tamim-i Maarif ve Neşriyat Cemiyeti Beyannamesi » [Déclaration de la Société Kurde pour la Diffusion de l’Éducation et de l’Édition], Jîn, Istanbul, n°10.
    • Keskin, Necat (2019), Folklor û Edebiyata Gelêrî [Folklore et littérature populaire], Istanbul, Avesta, 344 p.
    • Lescot, Roger (1942), Textes Kurdes-II, Beyrouth, Institut Français de Damas-Collection de Textes Orientaux, p.III-XXV.
    • Lescot, Roger (1999), Mamé Alan, Paris, Gallimard, 256 p.
    • Nikitine, Basile (1936), « Essai de classification de folklore à l’aide d’un inventaire social-économique », XVI. Congrès International d’Anthro­pologie, Bruxelles-1935, Imprimerie Médicale et Scientifique, p. 2-11 ; voir https://data.bnf.fr/fr/see_all_activities/11917720/page1
    • Nikitine, Basile (1956), Les Kurdes, Paris, Editions d’Aujourd’hui, nombre de pages.
    • OMARKHALI, Khanna (éd.) (2014), Religious Minorities in Kurdistan : Beyond the Mainstream, Series: Studies in Oriental Religions, vol. 68, Wiesbaden (Allemagne), Harrassowitz, 413 p.
    • Pertev, Ramazan (2015), Edebiyata Kurdî ya Gelêrî-I [Littérature populaire kurde-I], Istanbul, Avesta, 344 p.
    • Pertev, Ramazan (2018), Folklor û Nasnameya Kurdî ya Neteweyî (1898-1946 [Folklore et identité nationale kurde (1898-1946)], Istanbul, Avesta, 344 p.
    • Pertev, Ramazan (2022), « Durru’l-Mecalisa Mela Mûsayê Hekarî û Girîngiya wê di Dîroka Lêkolînên Folklora Kurdî da » [Durru’l-Mecalis du mollah Moussa Hekari et son importance dans l’histoire de la recherche sur le folklore kurde], Folkilorê Kurdî – Wêje, Ziman, Mêjû, Civak, û Kelepûr, Senterê Zaxo bo Vekolînên Kurdî, Zaxo, 2022. [Le folklore kurde – Littérature, langue, histoire, société et patrimoine], Centre de recherche kurde de Zakho, Zakho, vol.2, p. 393-416.
    • Reich, Wendy (1971), « The Uses of Folklore in Revitalization Movements », Folklore, v.82, n°3, p. 233.
    • Revue des oralités du monde (2023a), L’oralité en milieux rural et urbain : tradition vs modernité ? N° 2, 1er semestre 2023, 123 p.
    • Revue des oralités du monde (2023b), L’enseignement de la littérature orale, n° 2, 2e semestre 2023, 104 p.
    • Sadak, Cevahir & Akyol, Hilmi (2007), Antolojiya Dengbêjan [Anthologie des Dengbêjs], Weşanên Şaredariya Mezin a Amedê (Diyarbakır, Publications de la municipalité de Diyarbakır, 460 p.
    • Ulugana, Sedat (2015), « Tradîsyon û Dûajoyên Evdalê Zeynikê » [Tradition et adeptes d’Evdalé Zeyniké], Ramazan PERTEV (éd.), Edebiyata Kurdî ya Gelêrî-I [Littérature Populaire Kurde-I], Istanbul, Avesta, p.161-187.
    • Vali, Shahab (2008), « Les figures de l’Iran pré-islamique dans la littérature des Yârsâns, courant religieux kurde », Thèse de doctorat, École pratique des hautes études (Paris), Section des sciences religieuses, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, 507 p.
    • Wallis, Caroline (2015), Construction nationale et néo-ritualisation : analyse anthropologique de la célébration du nouvel an kurde (Newroz). Montpellier, Université de Montpellier 3, Thèse de doctorat, Ethnologie, sous la direction d’Alain Babadzan, 512 p
    • Wilson, William A. (1973), « Herder, Folklore and Romantic Nationa­lism », The Journal of Popular Culture, vol. 6, issue 4, Michigan, Michigan State University, p. 819-835.
    • Yildirim, Kadri & Pertev, Ramazan & Aslan, Mustafa (2013), Ji Destpêkê Heta Niha Folklora Kurdî [Le folklore kurde du début à nos jours], Mardin, Universitê de Mardin Artuklu, 208 p.

Sites internet :

 

 

 


 

 

Notes:

1  Il existe sans aucun doute un nombre considérable de sources qui fournissent des informations plus générales sur la littérature et le folklore kurdes. Parmi ceux-ci, voir un article relativement récent et sa bibliographie abondante : Joyce Blau (2012 : 5-36).

2  Pour une étude plus approfondie sur ce sujet, cf. Khanna Omarkhali (2014) ; Christine Allison (2001) ; Shahab Vali (2008).

3  Pour une définition et une discussion sur le terme de « littérature orale », voir la Revue des oralités du monde (2023; 2023b).

4  Cf. Basile Nikitine (1936) ; Roger Lescot (1942)

5  Pour une étude détaillée en français examinant l’évolution de la signification politique et culturelle du Newroz pour les Kurdes selon les périodes, voir Wallis, Caroline (2015). Disponible sur Internet : https://ged.biu-montpellier.fr/ florabium/jsp/nnt.jsp?nnt=2015MON30083.

6  Cf. D. A. Bedir-Khan (1932).

7  Pour la première version de ce regroupement, que j’avais préalablement réalisée avec deux de mes collègues, cf. K.Yildirim & R.Pertev & M.Aslan (2013).

8  Pour des informations plus détaillées à ce sujet, cf. Necat Keskin (2019).

9  Voir, par exemple, les dengbêjs qui perpétuent la tradition d’Evdalê Zeynikê, également appelé « Homère des Kurdes » et qui est un dengbêj très célèbre dans la région du Serhad –  cf. Sedat Ulugana (2015).

10  Il existe de nombreuses informations sur les Kurdes, notamment dans le 4ème volume de l’ouvrage d’Evliya Çelebi, Seyahatname (Livre de voyage) datant du 17ème siècle qui a été publié plus tard. Pour des informations détaillées sur les œuvres de Çelebi et du mollah Arvasi, cf. K. Yildirim & R.Pertev & M.Aslan (2012).

11  Pour la traduction française d’un de ces ouvrages, cf. Mahmoud Bayazidi (2015).

12  Roj est en dialecte kurmandji et Hetaw, en dialecte sorani ; les deux termes signifient « soleil ».

13  Jîn (1919), « Kürd Tamim-i Maarif ve Neşriyat Cemiyeti Beyannamesi » (Déclaration de l’Association kurde pour la diffusion de l’éducation et de l’édition), Jîn, n°10, Istanbul.

14  En fait, le journal Serbesti était publié depuis 1908, et surtout, après qu’il soit devenu l’organe de publication de la Kürdistan Teali Cemiyeti (Comité pour le relèvement du Kurdistan ou Club kurde) en 1918, il a commencé à inclure des articles portant spécifiquement sur les Kurdes.

15  Pour un exemple d’étude détaillée sur ce sujet, cf. Rohat Alakom (2018).

16  Il y a deux articles sur ce sujet dans le premier numéro de la revue Hawar : le premier a été rédigé en kurde et en français sous la signature de Hawar (Celadet Bedir-Khan), et l’autre a été signé par Kamiran Bedir-Khan, cf. Hawar (1932) ; Dr. Qamiran Ali Bedir-Xan (1932).

17  Hawar (1941).

18  Pour une recherche détaillée sur l’influence des intellectuels français sur les activités culturelles kurdes en Syrie, cf. Jordi Tejel Gorgas (2006).

19  Cf. Roger Lescot (1999).

20  Il convient de noter que Heciye Cindî et Eminê Evdal, folkloristes kurdes en URSS, ont également utilisé le terme « folklore » dans leurs œuvres communes –  cf. Heciyê Cindî & Emînê Evdal (2008).

21  Voir : https://www.kurdologie-wien.at/temp20/en/nachrichten/

https://bnk.institutkurde.org/catalogue/auteurs/auteur.php?autcode=14

Pour un seul exemple parmi des dizaines de volumes de travail, cf. Ordîxanê Celîl & Celîlê Celîl (1978).

22  Pour des informations détaillées, cf. K. Yildirim & R.Pertev & M.Aslan (2013).

23  Cf. C. Sadak & H. Akyol (2007).

24  Cette période semblait être une occasion en or dans le contexte des études de la langue, de la littérature et de la culture kurdes. Cependant, la période de liberté relative en Turquie, en particulier après la tentative de coup d’État de 2016, a malheureusement sérieusement diminué. Bien que ces réformes concernant les Kurdes n’aient pas été abolies, des organisations culturelles telles que NÇM et EKI, qui travaillaient notamment sur la langue et la culture kurdes, ont été fermées et leurs publications arrêtées. Il y a des dizaines de chercheurs kurdes de l’Uni­versité Mardin Artuklu parmi des milliers d’autres universitaires qui ont été expulsés des universités. Cette situation a également affecté le département de la langue, de la littérature et de la culture kurdes. Le manque d’enseignats-chercheurs suite à l’expulsion de plusieurs d’entre eux de l’académie a porté un sérieux coup à la recherche, et ceux qui sont restés ne se positionnent pas toujours clairement par rapport au cadre de travail académique libre et indépendant.

25  Par exemple, pour un atelier scientifique très récent organisé par l’Université Mardin Artuklu sur la tradition dengbêj, représentant le plus puissant de la litté­rature orale kurde, voir https://www.artuklu.edu.tr/tr/haberler/universitemiz-dengbejlik-ve-dengbejlik-sanati-calistayi-duzenliyor

26  Par exemple, une conférence internationale sur le folklore kurde s’est tenue les 11 et 12 mai 2022, à l’Université de Zakho, avec la participation de nombreux chercheurs et enseignants de nombreux pays. Les présentations des intervenants lors de cet événement ont été publiées dans deux volumes contenant des centaines d’articles sur le folklore et la littérature orale kurdes – cf.Ramazan Pertev (2022).

27  Des informations détaillées ont été données dans le numéro précédent sur les études sur le folklore et la littérature orale kurdes menées par l’Université Mardin Artuklu et la Fondation Mésopotamie, cf. R.Pertev et G. Sido, « L’enseignement de la littérature orale kurde en Turquie et en Syrie », Revue des oralités du monde, n°2, 2023, p.48-52.

Écoute ethnopoétique d’une performance radiophonique de Sun Ra

 

 

Cyril Vettorato

Université Paris Cité,

Centre d’études et de recherches interdisciplinaires en lettres, arts et cinéma

(Cerilac, URP 441)

 

 

 

Résumé

Cet article se propose d’appliquer les méthodes de l’ethnopoétique à l’analyse d’une performance poético-musicale de Sun Ra diffusée à la radio le 25 décembre 1976. Nous montrons que l’artiste y propose un événement de parole singulier qui prend appui sur les circonstances de l’événement, c’est-à-dire la date de Noël et le médium radiophonique sur lequel il intervient. C’est l’occasion de mettre en pra­tique sa philosophie afrofuturiste en jouant de la durée de la performance et de la relation établie avec l’auditeur pour imaginer une communauté utopique, liée tem­porairement par les vibrations du son.

Mots clés:  Sun Ra, afrofuturisme, ethnopoétique, performance, néo-oralité

 

Abstract

Listening to a Radio Performance by Sun Ra through an Ethnopoetic lens. This article aims to apply ethnopoetic methods to the analysis of a poetic-musical performance by Sun Ra, broadcast on the radio on December 25, 1976. It argues that the artist presents a unique speech event, drawing on the circumstances of the occasion, namely the Christmas date and the radio medium through which he is performing. This serves as an opportunity for him to put his afrofuturist philo­sophy into practice by playing with the duration of the performance and the rela­tionship established with the listener to imagine a utopian community temporarily formed through the vibrations of sound.

Keywords:  Sun Ra, afrofuturism, ethnopoetics, performance, neo-orality

 

Introduction

L’artiste pour le moins hors norme qu’est Sun Ra (1914-1993), pianiste et compositeur américain adepte du free-jazz, constitue un cas d’étude cap­tivant pour les approches ethnopoétiques de la parole, non pas parce que sa musique et ses poèmes illustreraient parfaitement leurs préceptes, mais au contraire parce qu’ils sont de nature à les pousser dans leurs retranche­ments. Comment en effet appliquer une méthode vouée à penser les per­formances poétiques orales comme des « événements sociaux et cultu­rels » (Dupont, 2010, p. 9, Hymes, 1991, p. 193-194) à un créateur qui entend projeter l’auditeur hors du social, hors du temps et hors du monde ? C’est sans doute l’un des enjeux cruciaux de ce courant de pensée tourné vers l’ici-et-maintenant de la parole et les singularités de ses contextes cul­turels que de trouver les termes adéquats pour rendre compte de situations où l’enjeu culturel de cette parole est, précisément, de se désituer de façon radicale. Il est notamment aussi crucial que délicat pour une méthode attachée à un certain « empirisme critique » (Dupont, 2010, p. 12) d’ap­prendre à traiter d’objets qui accordent une place importante à l’abstraction et, partant, à traiter de l’abstraction en général.

Ce sera tout l’enjeu de l’étude de cas que nous présenterons ici, celle d’une performance poético-musicale de Sun Ra diffusée en direct le 25 décembre 1976 sur la radio WXPN. Nous avons montré ailleurs (2023) comment la poésie de ce jazzman américain, pionnier de l’afrofuturisme, s’était développée en symbiose avec sa musique, adoptant moins la forme d’une « œuvre » littéraire close que d’une matière verbale sans cesse remâchée, sous-tendue par un discours philosophico-mystique qui s’actua­lise dans la performance. D’où l’utilité pour l’étudier du concept zumtho­rien de « mouvance » (Zumthor, 1972, p. 65 et suivantes), qui dit bien l’ex­trême variabilité des contenus verbaux, mais aussi, toujours dans un registre empruntant aux études médiévales, de celui de « matière ».

1.        Contexte artistique

Sun Ra réinvente le massif versatile de sa poésie au fil de rituels pana­fricains dont l’historicité est inséparable du Black Arts Movement « Mouvement des arts noirs » états-unien des années 1965-1975. Nous sommes mis en présence d’une matière poétique évolutive et polymorphe dans laquelle des syntagmes, des jeux de mots et des formules se sédi­mentent au fil du temps dans le cadre performatif de ces « drames cosmiques » (cosmo dramas), ou « mythes-rituels » (myth-rituals), comme les nomma lui-même l’artiste à partir de cette époque (Edwards, 2017, p. 135). Dans ces performances emblématiques de la « néo-oralité » dont parlent Ursula Baumgardt et Jean Derive (2008, p. 248), les mots fonctionnent à trois niveaux au moins : comme des unités lexicales au sein d’un discours, comme des stimuli sensoriels au sein d’une expérience qui se veut « totale1 », mais aussi comme des repères, des jalons dans le tracé mi-philosophique mi-science-fictionnel de cet « ailleurs » radical qu’est pour Sun Ra l’espace-temps de la performance. Autrement dit, ces jalons discursifs construisent en direct dans l’esprit des participants de l’« événe­ment de parole2 » les cadres intellectuels à travers lesquels ce dernier est reçu et signifie. La poésie n’est ainsi, pour l’artiste né en 1914 en Alabama, nullement autonome. Elle est inséparable de tous les autres arts (“all created art is music / art / choreography / sculpture / poetry3”, affirme-t-il) comme de la philosophie. Les paroles ne valent que dans leur lien trans­formateur avec toutes les autres composantes de la performance, et en cela, John Szwed a raison d’interpréter le drame cosmique comme une forme d’événement profondément « synesthésique » (Szwed, 1998, p. 262), sans pour autant que cette sensorialité ne nous emporte sur les terres du maté­rialisme hédoniste très seventies qui s’épanouissait à la même époque, y compris dans des cercles très proches de celui où évoluait Sun Ra. Le pré­sent, avec ses plaisirs comme ses peines, ne vaut pour lui que comme appui propulsif pour s’élancer vers un ailleurs radical, placé sous le signe du mythe.

Il n’est sans doute pas superflu de faire ici un point sur l’afrofuturisme, puisque cette idée de mythe l’appelle et que la notion sera présente en toile de fond dans toute notre lecture de Blue Genesis. Il faut commencer par rappeler que si Sun Ra est régulièrement présenté (à tort) comme le père de ce mouvement, le terme lui-même n’était pas utilisé par lui et relève d’une application rétrospective4. Ironie de l’histoire, c’est l’année où le musicien perd la vie que le concept est proposé par le critique Mark Dery dans les pages de l’essai introductif de “Black to the Future” (1993), un entretien avec Samuel Delany, Greg Tate et Tricia Rose (Dery, 1994). Le néologisme proposé par Dery décrit une tendance lourde au sein des arts de la diaspora africaine à mélanger le discours politique, le mythe, et le registre de la science fiction, comme l’a fait de manière particulièrement constante Sun Ra à partir des années 1950. Pour Greg Tate, l’un des inter­locuteurs de Dery, les Noirs américains sont habitués à vivre en « étrangers dans un monde étranger » (stranger in a strange land), et pour cette raison, ils vivent déjà très concrètement dans ce vide spéculatif qu’explorent les écrivains de science-fiction par leur imagination créative (ibid., p. 210). Dans un article de 2000, Ruth Mayer a développé cette caractérisation en mettant en contraste le projet afrofuturiste avec un film grand public sorti sur les écrans trois ans auparavant, l’Amistad de Steven Spielberg (Mayer, 2015, p. 211-220). Si toute la culture diasporique est hantée par la « page blanche » de l’histoire héritée de l’esclavage, l’afrofuturisme projette ce vide – cette absence de passé – vers un futur imaginé : il ne cherche pas à reconstituer l’histoire du « Passage du milieu » comme le fait Amistad, mais à remettre totalement en question le régime de l’histoire pour propo­ser un tout autre rapport au monde qui relève du futur davantage que du passé (ibid., p 220). Justement, dans un effet de « futur du passé » que ne renierait pas David Scott (2004, p. 6-7), on peut affirmer que Sun Ra (ou Sonny, comme le nommaient ses proches) pratiquait concrètement l’afro­futurisme bien avant que Meyer, Tate et Dery ne le théorisent, au sein de performances hypnotiques comme celle dont nous allons désormais entre­prendre l’analyse détaillée. Cette focalisation sur un exemple précis et sur son événementialité propre nous donnera l’opportunité d’observer com­ment l’afrofuturisme, mouvement attaché à la spéculation et au rejet du monde, agit néanmoins à partir du présent et de ses cadres pour les amener au bord de l’implosion.

2.        Une performance en néo-oralité en forme de messe de Noël radiophonique

Qu’il s’agisse d’une décision longuement planifiée ou d’un désir de faire fructifier un hasard de calendrier, c’est bien à une messe de Noël d’un genre nouveau que Sun Ra convie les (rares) auditeurs de la radio univer­sitaire de Philadelphie WXPN ce jour de 1976. Ce n’est pas la première fois que l’artiste s’intéresse à la fête du vingt-cinq décembre. Il a seize années plus tôt fait paraître “It’s Christmas Time”, une chanson de cir­constance dont l’incongruité n’a d’égale que l’efficacité festive. Tout en se montrant très sceptique face à la religion instituée (Szwed, 1998, p. 383), Sun Ra célébrait systématiquement Noël au sein de la petite communauté d’originaux qu’il avait rassemblée au 5626 Morton Street, dans le quartier philadelphien de Germantown (ibid., p. 363). Convié à donner un récital musico-poétique dans le cadre de Blue Genesis, l’émission vespérale que WXPN consacrait au jazz, il choisit non pas de thématiser Noël de façon explicite – ce qui serait du reste contraire à toute sa philosophie – mais de faire résonner la circonstance de manière singulière avec un choix et un agencement de vers et d’accompagnements sonores de son cru, créant sur les ondes une sorte de rituel afrofuturiste ad hoc.

L’événement Blue Genesis, même s’il a l’ambition de porter jusqu’à des galaxies éloignées, doit d’abord être replacé dans son contexte plus immédiat – celui du petit monde que s’est construit Sun Ra à Philadelphie à partir de 1968. Mi-artiste mi-gourou, installé en communauté dans le nord de la ville à l’adresse déjà citée, dans un quartier qui traverse une phase de paupérisation et de ségrégation, Sun Ra passe une bonne partie de son temps à faire la navette vers le centre de la ville grâce au train de banlieue qui dessert la station Germantown, à deux pas de là. Il est même devenu une figure emblématique de cette ligne ferroviaire, où les usagers s’amusent de ses tenues extravagantes et de ses tirades cabalistiques (ibid., p. 363). Arrivé à destination, il fréquente les campus de la ville, en parti­culier ceux de Temple et de UPenn. Sur ce dernier, et plus particulièrement dans le studio de la radio universitaire Experimental Pennsylvania Network (WXPN), Sonny est comme chez lui. Il y enregistre même plusieurs de ses disques, profitant du matériel présent et de la complicité amicale de Jules Epstein et Russ Woessner, qui y officient respectivement comme DJ et comme programmateur musical, ainsi que de l’ani­mateur John Diliberto. C’est ce dernier qui présente alors l’émission Blue Genesis, rendez-vous des amateurs d’un jazz audacieux et exigeant, à l’écoute des problématiques sociales de l’époque.

C’est donc d’un lieu qu’il connaît très bien, planté au cœur d’un éco­système contreculturel ami, que Sun Ra va faire sa navette spatiale ce soir de Noël 1976. Nous sommes à la grande époque de ses drames cosmiques de nature largement visuelle, à une période aussi où les concerts de l’Arkestra tendent à porter le même nom que le film de 1974 Space is the Place et à mettre en spectacle son imagerie. Pourtant ce soir-là la radio, avec le resserrement du spectre sensoriel qu’elle induit, constituera un écrin particulièrement adapté à la poésie de Sonny. La force évocatrice des mots est favorisée par l’absence d’images, focalisant l’attention sur le domaine auditif, alors même que le son constitue l’un des principaux leit­motivs thématiques de la performance (le mot sound à lui seul revient vingt-cinq fois, sans compter tout le champ lexical qui s’y rattache).

Il en résulte une expérience d’immersion sonore exigeante d’une durée de trente-et-une minutes et dix-sept secondes, où la limite entre les mots comme unités lexicales et les mots comme matériaux sonores se trouve par instants brouillée. À la date de son passage dans Blue Genesis, Sun Ra a déjà publié (par ses propres moyens) deux volumes de poésie. Il n’en traite pas pour autant ici sa matière poétique comme un ensemble de textes définitifs et fortement individualisés : non seulement il ne prononce pas les titres des poèmes, ce qui crée à l’écoute un ensemble lié, impression ren­forcée par l’homogénéité formelle et thématique propre à son écriture, mais il ne suit pas toujours les textes à la lettre, introduisant des diffé­rences, des répétitions, ou coupant certains passages. C’est pourquoi le terme de « fragment » sera préféré à celui de « poème » pour désigner les textes sources, dans la mesure où ils n’ont pas la stabilité textuelle généra­lement associée à l’idée de poème, et qu’ils fonctionnent, à l’écrit comme à l’oral, comme des parties d’un tout avec lequel ils interagissent. Le con­tenu verbal, de nature globalement métaphysique, distille des éléments structurants qui peuvent être lus comme des réflexions sur la vie humaine mais aussi, nous l’avons dit, comme des indices portant sur les cadres per­formatifs eux-mêmes. La structure générale est cyclique, elle prend comme point de départ et d’arrivée le motif du cosmos en traversant plusieurs thèmes et registres complémentaires (le conformisme, dieu, le rapport au passé). Dans le détail également, la construction de la performance est cyclique, avec un retour régulier de termes et de thèmes, accompagné par la progression de l’accompagnement sonore. La récurrence de certains mots (music, sound et end/endless surtout, past et word dans une moindre mesure) offre à l’auditeur des éléments de repérage thématiques et formels dans la matière verbale, même s’il serait illusoire de chercher dans les mots et dans les mots seuls la clé herméneutique de l’événement.

C’est en effet dans cette dimension en tant que telle, dans sa dimension événementielle, que le Blue Genesis de Sun Ra trouve sa cohérence.

3.        Une écoute ethnopoétique

Pour peu que l’on se mette en position d’écoute ouverte, sans chercher absolument à retrouver les normes scolaires de « la poésie » ni à séparer artificiellement ce que disent les mots de ce que communiquent la musique et la totalité de l’événement, l’enregistrement de l’émission nous offre am­plement assez de prises pour élaborer des hypothèses de lecture cohérentes. On sait depuis les travaux ethnopoétiques de Dell Hymes que le cadre choisi (setting ou scene en anglais) fait pleinement partie de l’événement de parole, qu’il conditionne autant qu’il est modifié par lui (Hymes, 1991, p. 193). On sent ici dans le soin apporté par Sun Ra à l’équilibre thématique et sonore entre chaos et cohérence une volonté de créer un événement signifiant relativement au cadre choisi. On entend par là, d’abord, le cadre temporel de Noël. Si l’artiste ne reprend évidemment pas tel quel le dérou­lement rituel de la messe célébrant la naissance du Christ, il distille de multiples éléments qui prennent une signification et une puissance prag­matique toutes particulières en cette circonstance. Ceci n’a rien de surpre­nant pour qui est familier de l’univers de Sonny. Il faut citer notamment à la pièce d’Amiri Baraka A Black Mass, datée de 1966, à laquelle notre jazzman a participé aux côtés de son Myth-Science Orchestra. Cette per­formance à la fois poétique, dramatique et musicale a d’ailleurs sa place dans la généalogie de Blue Genesis, avec son contenu verbal imprégné de mythe et de ritualité, ainsi que ses didascalies musicales qui pourraient tout aussi bien décrire la performance radiophonique de 1976 : « Music can fill the entire room, swelling, making sudden downward swoops, screeching », « Sun-Ra music of shattering dimension », (Szwed, 1998, p. 211).

A Black Mass n’est pas une occurrence unique. Sun Ra jouait très ex­plicitement dans les années 1970 du parallélisme entre concerts et messes, comme l’indique bien la déclaration d’intention, en 1974, d’Ihnfinity, Inc., une association qu’il vouait avec ses camarades à“establish spiritual energy refilling houses (churches) where people can come to refill themselves with spiritual energy and to seek their ‘natural Creator’ (God)” (ibid., p 242), notamment lors d’immenses concerts rituels tenus à Central Park au grand dam des forces de police. Tel un prêtre, Sonny citait au quotidien des paroles de Jésus tirées de la Bible en réponse à des situa­tions de la vie de tous les jours (ibid., p. 347). Au vu de ce rapport constant au texte biblique, on imagine aisément que le titre de l’émission Blue Genesis « la Genèse bleue », sachant que le mot blue renvoie en anglais états-unien à l’univers des musiques africaines américaines, lui ait paru particulièrement sérendipien. La poésie de Sonny porte la trace d’une enfance sudiste marquée par le poids de la religion mais aussi par le déve­loppement d’un rapport profondément hétérodoxe et anticonformiste à cette dernière. Sa mère, plutôt croyante mais libre penseuse, lui répétait souvent d’« inventer son propre paradis et son propre enfer » (make your own heaven and hell), tandis que sa grand-mère plus fervente l’amenait avec elle à la messe – dont la dimension rituelle le fascinait, mais dont il questionnait très jeune déjà le contenu théologique (ibid., p. 9). Les poèmes et fragments de textes hétéroclites sélectionnés pour Blue Genesis mettent en évidence une connaissance du dogme chrétien et de la symbolique de Noël autant qu’une volonté de les subvertir profondément. On songe à l’idée d’incarnation, et en particulier, d’incarnation du verbe, à la promesse d’espoir et de Salut, de renouvellement aussi bien spirituel que vital, de rédemption, mais aussi de réunion de la communauté des Chrétiens offerte par le rite calendaire du vingt-cinq décembre. On est aussi frappé dans la performance par l’allusion à l’idée de naissance et par la mention structurante de dieu (présent dès le début de la performance à travers des interrogations, puis revenant en son milieu, dans le neuvième fragment, et à la fin dans une allusion à la Bible, comme une série de réponses à la question initiale). Cette attention à la circonstance, festive en l’occurrence, est renforcée par des paroles pouvant être perçues comme des allusions au médium radiophonique en tant que tel (vibrations, waves of sound…), elles-mêmes tirées vers des significations spirituelles. Les composantes hétérogènes du moment, de l’événement (fête calendaire, émission radiophonique) sont reliées entre elles dans un esprit de totalisation, qui tend vers la métaphore et la métaphysique.

Les éléments de métacommunication (Bateson, 1977), qu’il s’agisse de messages concernant la date de Noël, le médium qu’est la radio, ou la musique et la poésie elles-mêmes, sont ici essentiels au fonctionnement de l’événement poétique. Nous ne sommes pas en présence d’une pièce radiophonique structurée selon certaines conventions d’ordre narratif ou formel, mais d’une performance qui suit sa propre logique, nourrie par la philosophie contre-culturelle de l’afrofuturisme.

D’où un appel exigeant à l’écoute active, qui consonne avec la mise en cause du conformisme passif associé dès les premiers mots prononcés par Sun Ra au rite religieux institué. Il est ici indispensable de recouper les dimensions verbales formelles, verbales thématiques, et musicales pour identifier des éléments d’ordre dans le désordre – l’ordre et le chaos étant eux-mêmes des thèmes métaphysiques centraux du contenu poétique. Plus on écoute Blue Genesis, plus on y décèle des ratios, des esquisses d’ordre, à la fois dans le matériau verbal et le matériau sonore, comme si Sun Ra nous invitait à nous faire mentalement acteurs d’une sorte de combat cosmique de l’ordre et du chaos. C’est ainsi que, même s’il serait excessif de délimiter des « parties » au sens des actes d’une pièce de théâtre par exemple, l’on finit par déceler dans la temporalité de l’événement des inflexions, des moments de changement dans la continuité, qui dessinent cinq grands mouvements.

4.        Les bases de la performance

Nous commenterons plus longuement le premier temps, situé du début à la quatrième minute, car il met en place les fondements de la perfor­mance. Ce moment se caractérise par une suite de sept poèmes courts enchaînés sur un fond musical dominé par la contrebasse et la batterie, avec un riff de basse simple en ré mineur naturel où ressortent les notes carac­téristiques de la tonalité, ré, fa et do. On entend le sobre saxophone dessiner au début une mélodie quelque peu orientalisante qui génère un sentiment d’altérité, comme pour nous préparer à un bien plus grand dépaysement, avant de s’estomper temporairement. Du côté verbal, nous sommes face à des généralités philosophiques sur le thème du cosmos et de l’humanité, avec une première personne quasi-absente (elle n’apparaît en tout et pour tout qu’une seule fois pour introduire une déclaration formulaire). Le débit est lent et appliqué, presque scolaire, ménageant quelques pauses dans les vers, allongeant certaines syllabes pour souligner des mots (as it “iiis”, they knooow) en jouant malicieusement du fameux twang traînant qui caractérise l’accent du Sud des États-Unis. Les fragments poétiques com­posant cette entrée en matière comme le reste de la performance sont issus de lieux, d’époques, et de publications multiples5. “Planes of Nature6 (Sun Ra, 2005, p. 304) met en place les conditions d’une « contre-messe » de Noël en désignant un they conformiste, attaché aux rites institués, pour mieux préparer l’entrée en scène du « je » et surtout du « nous » qui affirmeront dans le mouvement suivant de nouvelles normes (the other wisdom-ignorance-myth). La thématique implicite de Noël est amorcée par ce they qui peut être compris, en raison de la circonstance, comme renvoyant aux personnes qui sont en train de fêter Noël pendant que les happy few réunis autour de leur poste de radio écoutent la performance de Sun Ra. Ailleurs, l’artiste a exprimé ce jugement sur la fête calendaire conventionnelle sur un mode beaucoup plus explicite, comme quand il affirmait au détour d’un jeu de mots que “‘X-mas’ is a mass for the dead” (Szwed, 1998, p. 303).

Lexicalement parlant, le mot planes (« plans », au sens de niveaux) introduit ici sera l’un des éléments récurrents de toute la performance, évo­quant les déclarations de Sonny dans ses entretiens : “I am dealing outside conventional wisdom. I want to explore the ultra dimensions of being” (Spady, 1993). On peut même dire que ce début de performance rejoint les débuts de Sun Ra lui-même, puisque ce fragment constitue une évolution ou une reformulation de son tout premier poème connu, “Music the Neglected Plane of Wisdom” (1955). Vient ensuite “Cosmic Query”7 (Sun Ra, 2005, p. 113) qui évoque la fête de Noël à travers une question sur l’incarnation (“Why should a God visit Earth?”). L’enchaînement avec ce qui précède et la circonstance de la performance créent du sens en tant que tels, puisque le they du premier fragment peut être lu comme désignant les Chrétiens croyant au dogme de l’incarnation ici discuté. Du reste, à moins d’être en possession du livre poétique de Sun Ra et de connaître parfaitement son œuvre, ce qui est peu probable, on est amené ici à recevoir ces deux poèmes comme une seule et même parole, ce qui éclaire leurs sens respectifs d’une manière unique, propre à l’événement. Du point de vue énonciatif, il faut noter que Sun Ra interpelle ici l’auditeur, avec une dimension rhétorique forte. Il répète en outre les deux premiers vers interpellatifs consacrés à l’incarnation divine à la fin du poème, ce qui ne correspond pas au poème tel qu’il a été publié. La réitération du mot slave, utilisé dans un sens métaphorique, évoque de façon subliminale l’histoire des Africains-Américains, introduisant discrètement le fil social qui se poursuivra dans les fragments suivants.

“Cosmos evolution8 ” (ibid., p. 117) effectue plus clairement cette mise en relation du discours métaphysique avec un propos social, notamment par le biais d’un jeu de mots sur le mot « frère » (“when men are brothers”). L’anglais brother peut en effet être entendu aux États-Unis, surtout en contexte africain-américain, comme désignant les hommes noirs. La modification apportée par Sun Ra dans la performance accentue l’am­bivalence entre lecture métaphysique, universelle, et discours social des­tiné aux Noirs américains, puisque le vers “they are not my brothers if they are not brothers” devient “they are not my brothers if they are not my brothers”. Cette ambiguïsation du discours communautaire, outre qu’elle a du sens dans le contexte de WXPN où des acteurs culturels blancs complices de Sun Ra facilitent son entreprise, témoigne d’une radicali­sation d’un principe central de son écriture, celui consistant à parler de la condition noire métaphoriquement et implicitement en évitant les registres contemporains de la poésie engagée. Le fragment suivant, “The Black Rays Race9” (ibid., p. 83), précise encore ce propos à la faveur d’un jeu de mots entre race « race » et rays « rayons » qui symbolise la potentialité infinie des êtres humains afrodescendants projetés vers un futur utopique, resignifie le stigmate racial de la couleur noire en l’associant à des visions spatiales, et joue subrepticement avec le cadre radiophonique. La rhétorique interpellative du “See how…” initial rejoint celle de la question répétée dans “Cosmic Query”, semant dans l’événement des repères énon­ciatifs pour l’auditeur pour mieux lui rendre présents à l’esprit les cadres que nous évoquions en introduction. La présence du pronom they, égale­ment, crée du liant au sein du flux verbal (“they are not understood”), ce qui se perpétuera tout au long de l’émission (“No Room in the In”, “The Sub Dwellers”, “The Foolish Foe”…). L’enchaînement de ces premiers fragments pose également un principe qui sera respecté jusqu’au terme de la performance : à intervalle régulier – tous les quatre fragments environ – on trouve un poème qui tisse subtilement le discours mythique au discours politique, distillant quelques éléments interprétables comme des commen­taires sociaux, avant de revenir à un haut degré d’abstraction.

Le reste des courts poèmes qui s’enchaînent en ce début de performance reviennent justement à un propos plus abstrait, tandis que l’accompagne­ment musical évolue, projetant sur les paroles une coloration différente. Dans “The No End” on perçoit le retour du saxophone, avec des sonorités free qui font écho au thème du chaos abordé ici (“chaos is the immeasu­rable”, “the no-end, cosmic chaos”) ainsi qu’à la formule de “state of ecstasy”. Le mot composé No-end est un autre jalon verbal structurant disposé par Sun Ra, puisqu’il reviendra en fin de performance aux frag­ments 17 (“The End”) et 19 (“Endless Universe”). Ce jeu autour des formes et du chaos verbal et sonore se poursuit dans “When you Meet a Man10” (ibid., p. 424) où l’idée d’être humain comme équivalent d’un poème (“a scheme of words”, une combinaison ou une disposition de mots) répond à la formule “formless as to the idea of form” et au thème du chaos au moment même où le saxophone free prend plus de place. “The Feat of Fate11” (ibid., p. 167), enchaîné comme s’il s’agissait d’un même poème, est interrompu en son milieu, donnant l’impression qu’il était temps de passer à une autre phase de la performance sans plus attendre. Ceci est d’autant plus intéressant du point de vue performatif que l’instrumentation évolue vers davantage de déstructuration, et que la déconstruction du son se trouve préparée par les paroles qui précèdent. C’est dans ces moments que l’auditeur peut ressentir une première inflexion qui justifie la délimita­tion interprétative d’un deuxième mouvement.

5.        Une antimesse de paroles et de musique

Ce mouvement, qui va de la quatrième à la troisième minute (ce qui correspond aux fragment 8 à 11), se distingue par un changement de son, des fragments plus longs, et l’introduction spectaculaire d’un « je » et d’un « nous ».

Comme pour le premier temps, on débute par une thématisation du motif calendaire de Noël. Le très long et progressif “No Room in the In” renvoie à la mention dans évangile selon Luc du fait que Marie a dû donner naissance à Jésus dans une étable car « il n’y avait pas de place pour eux à l’auberge » (“there was no place for them at the Inn”). Cet intertexte biblique déguisé en jeu de mots cryptique entre in (l’intérieur) et inn (auberge) est accompagné d’un commentaire sur le thème de la renaissance propre à la fête de Noël, une fois de plus adressé à l’auditeur de manière interrogative : “is life temporary?” L’oreille est interpelée par un change­ment musical, comme une mue, une expansion et une transcendance : les sons du synthétiseur évoquent alors un grésillement lointain, une machine dont le moteur peinerait à se rallumer, un vaisseau spatial. On est aussi frappés par l’irruption énonciative de la première personne (du singulier comme du pluriel). Sun Ra retisse rapidement le propos métaphysique au thème social en employant le mot alien [4 :45], et c’est à ce moment précis que le son devient réellement arythmique, inflexion préparée par une série de pauses inhabituellement longues dans le débit verbal. Cette démusica­lisation de la musique, qui désoriente l’auditeur et l’invite à focaliser son attention sur la sonorité des mots, atteint un point de non retour sur “we are we” (Sun Ra, 2012, p. 70), autre fragment de ce second mouve­ment. C’est cette fois un grondement, un bourdonnement de sons, qui accompagne cette longue méditation cosmique conclue par le retour du thème semi-implicite de Noël et de l’incarnation du verbe, la tension vers le son pur allant jusqu’à un effet sonore d’octavisation de la voix, comme si le locuteur poétique avait pro­duit son double cosmique dans ce nouvel environnement détaché de l’ici-bas.

Il n’est pas possible de détailler ici sur l’ensemble de la performance ces jeux de recoupement entre paroles et accompagnement instrumental, mais nous allons en synthétiser les éléments les plus saillants. Après trois poèmes encore qui approfondissent ces thèmes, surtout “The Universe sent me to converse with you12 ” (Sun Ra, 2005, p. 403) où le je qui s’affirme dans ce mouvement se révèle comme le prophète et l’incarnation de ce Noël afrofuturiste, on entre dans un troisième mouvement13 que distinguent l’omniprésence du thème du son en même temps qu’un travail proprement sonore sur les limites de ce dernier, proche d’une esthétique bruitiste. Les instruments ici préparent les thèmes abordés par la parole, avant que celle-ci ne leur rende la pareille. Dans “The Sub-Dwellers14” (Sun Ra, 2005, p. 364), où ressurgit le pronom they, la métaphysique est à nouveau tissée au thème politique. Le son dramatise la parole, comme quand une pause du synthétiseur souligne les mots “dwell, they… the sub-dwellers”, évoca­tion d’une possible communauté du rituel. Le mot “vibration” est répété pour thématiser l’idée d’une communauté imaginée que relient les ondes de la radio, tandis que ressort un son unique comme venu du fond du cosmos, évoluant au fil des mots, appelant peut-être l’idée de devenir. Le prolixe “The Sound Image15” (ibid., p. 350), morceau médian de la perfor­mance consacré au même thème du son, est serti d’accords dissonants plus marqués, tandis que la voix se fait plus intense et chargée en réverb, étirant longuement la matière verbale comme un voyage pour l’audi­teur (conformément à une formule prononcée par Sun Ra, “The Music is a journey”). Sur “The Pivoting Planes of Sound” (ibid., p. 300), le lien entre son, métaphysique et questions sociales s’articule autour de la question déjà amorcée de l’incarnation du verbe (“when the word was spoken”), tandis que la réverb s’intensifie encore. Le quatrième mouvement16, plus bref, délaisse ce fil conducteur musico-thématique du son pour évoquer le désir et la transformation du monde, mis en tension avec une immobilité spirituelle et cosmique dont la matérialisation sur le plan social serait l’aliénation. Les termes comme potential, new, possibi­lities, dream, hope, et desire tissent un lien verbal entre ces fragments, tandis que sur le plan sonore, un paroxysme de la réverb est atteint sur “The End17” (Sun Ra, 2012, p. 118), à un point où les mots deviennent presque inintelligibles. Cet effet sonore rejoint la pensée présentée par la parole poétique, dans le sens où la tension des mots vers une pure matière sonore est perçue comme les libérant du conformisme social pour ouvrir des horizons utopiques. Fasciné par le prologue de l’Évangile selon Jean (« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. / Il était au commencement auprès de Dieu. […] Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. »), Sun Ra invente ici un rituel musico-poétique ad hoc où les mots sont énergisés, tirés hors d’eux-mêmes vers une autre forme de langage, de nature musicale. Cela n’a rien d’étonnant pour lui qui chantait “The elasticity of words / The phonetic-dimension of words /The multi-self of words / Is energy for thought” (“Words And The Impossible”, Sun Ra, 2005, p. 431). La musique est pour lui vibration, rêve mystique d’un langage suprême qui permet de transcender le présent, comme on l’entend ici dans “The Universe sent me to converse with you” et “The Pivoting Planes of Sound ”. Mais cet horizon utopique ne va jamais sans temps faibles. Sur le dernier texte de ce mouvement, “The Foolish Foe18 ” (ibid., p. 174) le retour cyclique du thème du doute, de l’aliénation, de l’acceptation du monde tel qu’il est s’accompagne d’un son inquiétant et menaçant évoquant le jeu direct sur les cordes du piano. Une pause inhabituellement longue et un ralentissement amorcent la fin de la performance.

Un fragment correspondant au poème “The Endless Universe19” (ibid., p. 149), mais avec une longue partie centrale coupée lors de la performance pour respecter ses rythmes propres, inaugure le cinquième et dernier mou­vement, sorte de coda en prose sur la musique cosmique et la révélation afrofuturiste venue remplacer la wisdom du début au terme de ce rituel déréalisant. Le débit verbal, moins rapide, plus articulé et aéré par des pauses, dramatise le retour du thème religieux, Sun Ra ironisant sur la Bible (“the good book”) pour mieux concrétiser la communauté dissidente de cette antimesse. “All Creative Art is Music20 ” (ibid., p. 452), extrait d’un essai et non d’un poème, sonne comme un commentaire sur l’événement qui touche à sa fin, reliant ce dernier au propos métaphysique qui fait l’objet du sermon jazzistique. Si la voix est marquée par plus de réverb encore qu’auparavant, elle est intelligible, et des amorces de mélodie en arrière-plan donnent le sentiment d’un chaos cosmique qui se structure un peu. “The Air Spiritual Man21” (Szwed, 1998 p. 329), également de forme prosaïque et essayistique, résonne comme une sorte de coda pour toute la performance. Dans un point marquant la culmination autant que l’auto­destruction de l’espace-temps à part généré par la performance radiopho­nique, l’accompagnement instrumental se dénude peu à peu. Il ne reste plus que la basse pour porter les derniers mots, et la musique qui s’interrompt mime le propos du poète : quand la musique cesse, tout s’arrête (“When the music stops the earth will stop and everything upon it will die”), sym­bole d’un cosmos en constante vibration pour lequel l’immobilité est synonyme de mort (« the earth cannot move without music », entend-on à 17:33). La communauté spirituelle afrofuturiste rêvée et performée sur les ondes était littéralement une « société de vibration » (Mackey, 2015, p. xi), selon la belle formule du poète Nathaniel Mackey, grand admirateur de Sun Ra.

Pour rester dans le registre de la vibration, ce dernier avait inventé la belle expression de « synonyme vibratoire », vibrating synonym en anglais (“The Skilled Way”, Sun Ra, 2005, p. 341). Passionné par la kabbale, il aimait décomposer les vocables pour leur donner de nouveaux sens, jouer sur la recombinaison, à fonction exégétique, des mots mais aussi des textes sacrés22. Le « synonyme vibratoire », c’est le devenir d’un mot, l’utopie du mot libéré de sa signification sociale normée. Cette idée rejoint le thème central, quoiqu’en partie implicite, de notre messe de Noël afrofuturiste. La naissance (“A concepted being / Whose very birth conception is called”) et l’incarnation du verbe contiennent aussi la promesse de la mort et de la résurrection. Les mots sont ici eux-mêmes comme tués et ressus­cités en étant tirés vers leur matérialité sonore – notons pour nourrir cette analogie que Sun Ra aimait rappeler que le terme anglais son (« le fils », ici le Christ) s’écrit comme le mot français « son » (Steingroot, 1988, p. 50). Ce tra­vail se fait à de multiples niveaux, lexical certes, en défiance du “good book” qui est à la fois la Bible de la religion conventionnelle et le dictionnaire, mais aussi au niveau structurel de cette « matière » verbale disposée et performée de manière unique au sein de l’événement de parole où les mots, refusant de « faire œuvre », se trouvent tirés vers leur limite, pro­pulsés sur les ondes pour aller toucher des âmes par voie auditive et tester les possibilités d’un autre « nous » en testant celles de l’événement lui-même. L’ethnopoéticien, même s’il sait que les mots ne peuvent pas ne pas porter en eux une part au moins de normativité sociale, se doit de décrire l’idée vers laquelle tend cette performance poétique en tant que moment social situé dans le temps, même si cette idée dans son abstraction fonda­mentale est déni du social et du temps.

Conclusion

La messe afrofuturiste produite en contexte de néo-oralité de Sun Ra opère la convergence originale entre une messe subvertie, expression de l’oralité première et de la communication directe en performance, et sa transposition en contexte de communication médiatisée par la radio. Cet événement de paroles articule le discours métaphysique et social au sein d’un continuum de paroles poétiques et de musique jazz qui trouve son sens et la signification de son déroulement dans un contexte à la fois im­médiat et plus large, pour ne pas dire historique. La performance de Sun Ra se prête pour cette raison à merveille à l’écoute ethnopoétique, attentive au déroulement de l’événement, de l’interpénétration du verbal, du musical mais aussi du conceptuel, sensible aux éléments de cohérence et de corres­pondance autant qu’aux paradoxes et aux ambivalences de la parole.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

    • Bateson, Gregory (1977), « Une théorie du jeu et du fantasme » (1954), Vers une écologie de l’esprit (1972), Paris, Seuil, 1977, p. 247-264.
    • Delbreilh, Fanny (2012), « Les notions de speech event et literacy event dans l’ethnographie de la communication et les Literacy Studies », Langage et société, n° 139, p. 83-101.
    • Derive, Jean et Baumgardt, Ursula (2008), Littératures orales afri­caines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 439 p.
    • Dery, Mark (1994), “Black to the Future: Interviews with Samuel R. Delany, Greg Tate, and Tricia Rose”, Flame Wars. The Discourse of Cyber Culture, Durham et Londres, Duke University Press, p. 179-222. [Première édition 1993].
    • Dupont, Florence (2010), « Introduction », La Voix actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, dir. Claude Calame, Florence Dupont, Bernard Lortat-Jacob et Maria Manca, Paris, Kimé, p. 7-20.
    • Edwards, Brent Hayes (2017), “The Race for Space: Sun Ra’s Poetry”, Epistrophies. Jazz and the Literary Imagination, Cambridge et Londres, Harvard University Press, p. 120-153.
    • Hymes, Dell (1991), Vers la compétence de communication, trad. France Mugler, Paris, Les Éditions Didier, 219 p.
    • Lavender III, Isiah (2019), Afrofuturism Rising: The Literary Prehistory of a Movement, Columbus, Ohio State University Press, 240 p.
    • Lista, Marcella (2006), L’œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, Paris, CTHS/INHA, 356 p.
    • Mackey, Nathaniel (2015), Blue Fasa, New York, New Directions.
    • Mayer, Ruth (2015), “‘Africa as an alien future’: the middle passage, afrofuturism, and postcolonial waterworld”, Postcolonial studies: an anthology, dir. Pramod K. Nayar, Hoboken, Wiley-Blackwell, p. 211-220. [Première édition 2000].
    • Scott, David (2004), Conscripts of Modernity: The Tragedy of Colonial Enlightenment, Durham, Duke University Press.
    • Steingroot, Ira (1988), “Sun Ra’s Magical Kingdom ”, Reality Hackers n°6, hiver 1988, p. 46-51.
    • Sun Ra (2005), The Immeasurable Equation, dir. Hartmut Geerken et James L. Wolf, Wartaweil, Waitawhile, 530 p.
    • Sun Ra (2012), This Planet Is Doomed: The Science Fiction Poetry of Sun Ra, New York, Kicks Books, 119 p.
    • Spady, James (1993), “Sun Ra Brings Solar Precepts to Phree Music and Back”, Philadelphia New Observer, 9 Juin 1993, p. 17.
    • Strait, Kevin M. et Holman Conwill, Kinshasha (2024), Afrofuturism: A History of Black Futures, Washington, Smithsonian Books, 216 p.
    • Szwed, John (1998), Space is the Place: The Lives and Times of Sun Ra, New York, Pantheon, 504 p.
    • Tchiemessom, Aurélien (2005), Sun Ra : Un Noir dans le cosmos, Paris, L’Harmattan, 276 p.
    • Vettorato, Cyril (2023), « Transcender la matière : musique et poésie dans l’œuvre de Sun Ra », Quand les écrivains de jazz (s’)écrivent, dir. Pierre Fargeton et Yannick Séité, Paris, Hermann, p. 339-349.
    • Womack, Ytasha L. (2013), Afrofuturism: The World of Black Sci-Fi and Fantasy Culture, Chicago, Lawrence Hill Books, 224 p.
    • Zumthor, Paul (1972), Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 612 p.

 

 

 


 

 

Notes:

1  Sur le paradigme de l’œuvre d’art totale, voir Lista, 2006.

2  Traduction de la formule de Dell Hymes, “speech event”. Voir Delbreilh, 2012.

3  Ces mots sont tirés du poème “Infinity is the Language”, Sun Ra, 2012, p. 73.

4  Sur ce point, voir Womack, 2013, Lavender, 2019 et Strait et Holman Conwill, 2024.

5  Immeasurable Equation (72 p.) et Immeasurable Equation, volume II: Extensions Out (144 p.) publiés en 1972 par Sun Ra et Alton Abraham dans leur structure Ihnfinity Inc. / Saturn Research, à Chicago, puis réédités sous diverses formes au fil des années par Omni Press, la microstructure éditoriale des frères John et Peter Hinds qui imprimait le magazine Sun Ra Quarterly à Millbrae en Californie. Puis on a deux livres autoédités en 2005 qui portent presque le même titre : The Immeasurable Equation, 2005, imprimé en Allemagne et coordonné par Hartmut Geerken et James L. Wolf avec l’aval de Michael D. Anderson et Irwin Chusid, les conservateurs des archives Sun Ra (529 p.) ; et Sun Ra: Collected Works Vol. 1: Immeasurable Equation, édité par Phaelos Books, la microstructure d’autoédition du fils d’ Alton Abraham Adam Abraham, basée à son domicile en Arizona (276 p.). Depuis, la microstructure new yorkaise Kicks Books a fait paraître avec l’assentiment de de Michael D. Anderson plusieurs livres dont le plus complémentaire aux volumes « historiques » cités est This Planet Is Doomed: The Science Fiction Poetry of Sun Ra.

6  [0:00].

7  [0:33].

8  [1:09].

9  [1:45].

10  [3:04].

11  [3:20].

12  [10:54].

13  Fragments 12 à 14, de [13 :14] à [20 :26]

14  [13 :14].

15  [15:34].

16  Fragments 15 à 18, de [20:26] à [25:48].

17  [22:46].

18  [23:14].

19  [25:48].

20  [28:34].

21  [30:47].

22  Voir “Words and the Impossible”, Sun Ra, 2005, p. 421. Edwards, 2017, p. 124, p. 145. Tchiemessom, 2005, p. 184.

Enjeux de l’oralité dans les pratiques socioculturelles : le zaka « parole de gestion sociale » à Madagascar

 

 

Hanitra Sylvia Andriamampianina

Inalco – Plidam

 

 

Résumé

Cet article aborde les enjeux de l’oralité dans la gestion des conflits sociaux dans le Sud-Ouest de Madagascar. Le sujet est traité à travers le cas du  zaka, une forme de discours pratiqué dans le cadre de joutes oratoires. Cette pratique socio­culturelle qui est inscrite dans l’oralité et qui recourt à la littérature orale est ques­tionnée afin de comprendre les raisons de sa pérennisation. Ceci conduit à la pré­sentation du contexte socioculturel, à l’observation de la performance, à la comparaison aux autres formes de médiation sociale, et à l’illustration analytique d’un cas de zaka qui s’est déroulé en septembre 2023 à Ambalatsiefa (Ampanihy).

Mots-clés:  Oralité, littérature orale, pratiques socioculturelles, joutes oratoires, zaka, média­tion sociale

 

Summary

This article addresses the challenges of orality in the management of social con­flicts in the South-West of Madagascar. The subject is dealt with through zaka, a form of discourse practiced in the context of oratorical jousting. This sociocultural practice, which is inscribed in orality and which uses oral literature, is questioned in order to understand the reasons for its perpetuation. This leads to the presenta­tion of the sociocultural context, the observation of performance, the comparison with other forms of social mediation, and the analytical illustration of a zaka case that took place in September 2023 in Ambalatsiefa (Ampanihy).

Keywords: Orality, oral literature, sociocultural practices, oratorical jousting, zaka, social mediation

 

 

Introduction

L’oralité développe des pratiques socioculturelles qui ont des fonctions très diverses. L’une d’elles consiste à intervenir dans la gestion des conflits sociaux. C’est le cas du zaka, pratiqué dans le Sud-Ouest de Madagascar : des discours sous forme de joutes oratoires sont organisés dans l’espace public pour constituer des « tribunaux » devant lesquels des litiges de dif­férents ordres sont arbitrés.

Nous nous intéresserons à cette pratique en situation de performance pour en définir les enjeux1. À titre d’illustration, nous présenterons un cas de zaka qui s’est déroulé le mardi 12 septembre 2023 à Ambalatsiefa, dans la commune d’Ampanihy. Ce zaka inscrit dans l’actualité a été observé par Andriamanantena Razafiharison qui nous autorise à le présenter2.

1.        Le contexte socioculturel

Pour situer le zaka, revenons d’abord sur les communautés du Sud de Madagascar, plus précisément sur celles du Sud-Ouest et de l’Extrême Sud dans lesquelles il se pratique. Il s’agit de deux groupes ethniques, les peuples originaires de la région, les Ntandroy (« Ceux-de-la-région-des-épineux ») et les Mahafale (« Ceux-qui-font-plaisir »)3. Ces groupes sont dits cousins, tant il y a des similarités dans leurs pratiques culturelles. Ces similarités pourraient s’expliquer par la proximité spatiale et le partage d’un même environnement, mis à part le fait que l’Androy, région des pre­miers, est connue pour sa sécheresse, alors qu’Ampanihy et ses environs, zone d’habita­tion des seconds, connaissent parfois des inondations lors des crues des fleuves qui les traversent.

1.1.         Le zaka, pratique et pérennisation

Le zaka figure parmi les pratiques culturelles partagées par ces deux groupes ethniques. C’est un genre de l’oralité qui procède du discours tel qu’on l’entend en littérature, mais un discours énoncé dans le cadre d’échanges dont le but est de gérer des conflits sociaux. Il s’énonce donc uniquement dans les parlers locaux : le ntandroy ou le mahafaly, car le vécu social et les expériences émotionnelles s’expriment difficilement dans une langue empruntée, en l’occurrence le malagasy standard et le français, et les proverbes traduits perdent parfois de leur saveur et authenticité.

Quels sont les enjeux du zaka qui font qu’il perdure dans des sociétés du XXIe siècle où ont été instaurés des systèmes modernes de gestion sociale ?

Pour notre étude, nous nous focaliserons sur la société mahafale, en prenant en compte quelques éléments qui permettront de comprendre les enjeux du zaka, ceux-là même qui conduisent à sa pérennité, et par la même occasion, d’identifier ses fonctions dans les sociétés contemporaines du Sud malagasy. Dans cette perspective, nous analyserons la nature du zaka, son contexte d’énonciation et les actes des mpizaka – c’est-à-dire de ceux qui formulent le zaka.

1.2.         Les circonstances

Les réalités culturelles du Sud de Madagascar rattachées aux traditions orales nous permettent de définir le zaka comme une parole spécifique pro­férée dans une situation initiale de trouble pour conduire à une situation finale d’ordre. Ici, la parole n’a rien d’anodin car d’elle dépend l’ordre social de l’instant présent et à venir. Proféré uniquement dans une situation problématique, le zaka a en effet des résultats ou des impacts pouvant per­durer plusieurs années. Les décisions qu’il entraîne, telles les sanctions à l’égard des perturbateurs, valent loi et font jurisprudence. Les lois émises à travers les sanctions sont alors archivées dans la mémoire collective afin de servir de référence lors de prochains conflits. Le zaka est considéré comme une « parole d’or ».

Mais concrètement qu’est-ce qu’un zaka ? Pour définir le zaka avec plus de précision, il faut se tourner vers sa raison d’être et son contexte d’énonciation.

Le terme zaka désigne à la fois l’« assemblée » qui se tient pour résoudre le problème – une forme de procès – et les « prises de parole » durant la réalisation de cet évènement. Mettant l’accent sur la première désigna­tion, l’anthropologue Andriamanantena Razafiharison (2016) présente le zaka comme étant un tribunal social. En effet, un zaka s’organise lorsque des mésententes, des désaccords ou des conflits dépassent la possibilité d’un simple arrangement. Lorsque le litige implique plus que deux indivi­dus ou deux familles et perturbe toute la vie clanique et sociale, ou encore risque de s’étendre dans le temps et atteindre les générations futures, un zaka s’impose pour les résoudre en énonçant les sanctions infligées au fau­teur de trouble. C’est la sollicitation d’un plaignant qui le déclenche, suite à la soumission du sujet conflictuel à des autorités traditionnelles ou des notables.

2.        La performance

La tenue d’un zaka découle d’une organisation communautaire impor­tante et d’une procédure qui parfois peut être longue. Le regroupe­ment demande une organisation dont l’importance dépend de l’affaire à traiter (vol, flagrant délit d’adultère, fuite de responsabilité, transgression d’un interdit, refus de se soumettre à des règles sociales établies, actes d’outrage aux membres de la communauté, mise en danger de celle-ci, etc).

2.1.         Les énonciateurs : les mpizaka, « maîtres de la parole »

Pour que l’assemblée ait lieu, il faut réunir plusieurs acteurs : les ora­teurs ou mpizaka ; les participants influenceurs qui par leur simple pré­sence peuvent orienter les échanges à l’avantage du proche ou du parent en procès ; les notables qui assisteront à la séance de prise de décision finale à laquelle tous les participants n’ont pas accès ; les détenteurs de la connaissance traditionnelle (les historiens du clan et du groupe ethnique) qu’il faudra consulter en cas d’impasse ; les participants observateurs.

Un zaka « assemblée » peut durer plusieurs jours, comme c’est le cas d’un zaka qui s’est tenu au mois de juillet 2023, à Ambalatsiefa, dans la commune urbaine Ampanihy, chef-lieu de la région où vivent les Mahafale. Il s’est déroulé pendant deux jours après le constat du comportement désobligeant d’un groupe voulant participer à des cérémonies mortuaires. Le zaka a ensuite duré cinq jours, pour une séance de trois heures à une demi-journée par jour. L’affaire traitée lors de ce zaka concernait la décision à prendre à propos du lieu d’enterrement d’un défunt, dont la famille du côté paternel réclamait le corps, ce à quoi la famille maternelle s’était opposée. Après deux premiers jours d’échanges sans réussir à trancher, il a été décidé de faire venir les notables du clan maternel vivant à une centaine de kilomètres du lieu, afin de s’enquérir de quelques faits claniques et histo­riques pouvant avoir des liens avec le litige et par la suite, prendre la meil­leure décision.

Quant au zaka « parole », il exprime certaines valeurs de la culture dans la mesure où il recourt à des formes d’expression spécifiques notamment rhétoriques.

Ce point sera traité en troisième lieu.

Le contexte du zaka étant ainsi circonscrit, citons quelques termes, pro­verbes et expressions liés au zaka et qui illustrent son importance sociale.

2.2.         Le déclenchement d’un zaka, une décision collégiale

Tout d’abord, la décision d’organiser un zaka, d’appeler un procès, est annoncée par la phrase : Ndao hozakaigne « Allons soumettre [l’affaire] au zaka ». Ensuite, lorsque cette décision est prise, il s’agit d’en informer les notables qui, eux-mêmes, vont informer le comité des sages, ainsi que l’accusé. Cet acte est dit mikaiky zaka ou « appeler un zaka ». L’accusé est alors désigné par le terme voan-jaka ou « atteint de zaka », comme on le dirait d’une maladie ou d’un malheur. L’affaire est qualifiée de zakaigne ou « traité en zaka ». L’action de prendre la parole dans un zaka est dite mizaka (mi– est un préfixe verbal actif ; dans une francisation du mot, on pourrait dire « zaker »).

2.2.1.      Le zaka en contexte traditionnel et contemporain

Une personne qui se comporte de manière à provoquer une sanction sociale ou la désapprobation du plus grand nombre est désignée par l’ex­pression tranonjaka « foyer de zaka ». C’est une personne aux comporte­ments répréhensibles et qui donne envie de prononcer un zaka. Cette ex­pression est utilisée quand on s’énerve contre la personne et qu’on lui fait des remontrances : « tu es un vrai foyer de zaka ! ». Zaka am-bazaha signifie littéralement « zaka chez les Blancs », ou pourrait se traduire par « zaka modernes ».

C’est l’expression utilisée concernant des affaires traitées au tribunal, à la police ou à la gendarmerie, auprès des autorités non traditionnelles. Depuis l’apparition de cette expression, son pendant zaka an-drazagne, lit­téralement « zaka chez les ancêtres», tend à s’utiliser de plus en plus pour désigner le zaka qualifié alors de « traditionnel »», d’ « ancien », mais tou­jours vivant.

Quand les affaires sont résolues lors des échanges de zaka, celui-ci est un folake zaka. Le terme folake désigne « ce qui est cassé », s’il s’agit d’os humain ; ce qui fléchit, s’il s’agit du jour (l’après-midi ou folak’andro est le jour « folake » ; andro signifie jour) ; dompté, s’il s’agit d’un animal sauvage. Associé au terme zaka, il pourrait être traduit par « en phase ». Quand les échanges ont permis de trouver un terrain d’entente, de rétablir l’ordre par une annonce de peines, d’amendes, et autres sanctions, acceptée par les deux parties, le zaka est dit « en phase », accordé comme les cordes d’un instrument de musique. Si cela n’arrive pas, la procédure va plus loin, et les verdicts à ce niveau deviennent plus graves et irréversibles. En effet, comme dans le cas où, dans un tribunal, un protagoniste non satisfait des résultats d’un procès fait appel, un zaka non-folake remonte plus haut et entraîne un rituel redoutable, le sangy que nous expliquerons ci-dessous.

Citons quelques proverbes dans lesquels apparaît le mot « zaka » :

      • Ty voan-jaka tsy mikaiky sangy, littéralement « celui qui est atteint de zaka n’appelle pas un sangy». Le sangy est à la fois la procédure résul­tant d’un appel suite à l’énoncé de la décision du zaka et l’extrême sanc­tion infligée à celui qui n’a pas accepté de se soumettre à celle décidée lors du zaka. Le sangy est un rituel pendant lequel la personne consi­dérée comme coupable doit jurer sur quelque chose de sacré (de l’or, du lait) pour affirmer son innocence. Si la personne commet un parjure, quelque chose de grave lui arrive, à lui-même ou, surtout, aux membres de sa famille. Le zaka étant socialement considéré comme infaillible, quelqu’un qui l’a subi n’a pas intérêt à y surseoir. En termes juridiques, le proverbe signifie : « Celui qui est condamné lors d’un zaka n’a pas intérêt à faire appel. »
      • « Tsy zaka ho toignegne fa anatse hatao an-troke». Littéralement : « Ce n’est pas un zaka pour que (je) réplique, mais des corrections à mettre dans le ventre ». C’est un proverbe utilisé par la personne qui a reçu des réprimandes à travers des conseils. Pour exprimer son consen­tement et plaider la culpabilité, elle reconnaît ne pas avoir à se lancer dans des pourparlers et promet de retenir et de réfléchir sur ce qui lui a été dit (le ventre est le lieu des émotions et de la réflexion, « ventre » signifiant, ici, « le cœur, l’intérieur, le fond ». Quelqu’un qui est « malio troke » ou « qui a un ventre propre » est quelqu’un qui a un bon cœur et un bon fond, et qui ne fait pas l’objet de blâmes).

2.2.2.      Les énonciateurs : les mpizaka, « orateurs singuliers »

Durant un zaka, les protagonistes (plaignant et accusé) n’ont pas droit à la parole. Ils sollicitent, pour intervenir en leur nom et personne, des ora­teurs ou mpizaka (mpizaka, nom formé de mpi– préfixe servant à désigner une fonction, un métier, une habitude ou seulement une position d’agis­sant ; et de zaka). Laisser intervenir ceux qui sont directement concernés fait courir le risque de trouver difficilement une issue ou un terrain d’entente. Les mpizaka sont des sages et leur rôle principal est de mener la situation à la meilleure issue possible. Pour cela, la capacité de distancia­tion par rapport à l’objet du conflit est un outil, ainsi que la conscience de la responsabilité de préserver l’harmonie sociale. Les mpizaka s’informent au préalable sur les faits par des actes d’instruction au moment de la solli­citation. Par la suite, ils procèdent à leur propre investigation et collectent les données pour étoffer leurs interventions, étayer leurs propos et orienter les réflexions. Tout cela demande du savoir-être, du savoir-faire et des savoirs basés sur les traditions et la culture du groupe.

Un exemple de savoir-être est la capacité de se maîtriser et de garder son calme car, dit le proverbe : Tsy fahaia mirehake ty koràke, « Celui qui hausse le ton n’a pas l’art de parler ». Ce n’est pas parce que quelqu’un s’impose en haussant le ton qu’il est un bon orateur. D’autres facteurs intervenant en contexte d’oralité confortent le zaka « parole ». On peut citer la posture (genoux ramenés vers la poitrine étant assis, éventuelle­ment entourés d’un lamba4 pour assurer l’immobilité ; gestuelle de mains ; port de tête et regard posé sur l’autre mpizaka et sur l’assistance) ; l’utili­sation d’accessoires (chapeau ostensiblement posé devant soi) ; port du bracelet vangovango, car dit le proverbe : Tsy to rehake ty tsy mana vangovango an-tana « La parole de celui qui ne porte pas un vangovango5 n’est pas juste », pour signifier qu’il n’est pas écouté, car il n’a pas autorité sur un public de par son statut social bas.

Les mpizaka sont des individus qui, d’abord, font preuve de maîtrise du mental, de l’émotionnel et du physique en même temps ; ils ont le talent d’associer l’art de la parole à la connaissance pour présenter une affaire ; et, enfin, ils possèdent une compétence de gestion des faits inclus dans l’affaire traitée (les individus directement et indirectement impliqués, la mémoire clanique et historique à protéger de toute souillure, les notables qu’il faut préserver du déshonneur et de la honte, …). C’est dans les fonds culturels qu’ils doivent puiser pour élaborer un bon zaka et assurer avec succès, dans une demi-journée ou durant une semaine, le rôle crucial de détenteurs de la parole pour maintenir l’ordre social. Soit dit en passant, contrairement au mpikabary (mpi– préfixe servant à former des noms d’agent : kabary « discours » 6), le mpizaka « orateur » n’exerce pas un métier, mais un rôle qui dure le temps d’un zaka « assemblée ». Hors du zaka, il n’y a plus de mpizaka. Le mpizaka s’efface comme se démonte une scène après un spectacle. En dehors de la circonstance, il n’est plus reconnu comme tel, il revient à la société et s’y fond. Donc, en français, on ne dira jamais : « c’est un mpizaka », mais « c’est le mpizaka ».

Le rôle de mpizaka est interdit aux femmes, faisant ainsi du zaka « parole » un genre exclusivement masculin, et du zaka « assemblée » une réunion réservée aux hommes. En revanche, il n’y a pas d’âge pour être sollicité comme mpizaka, ce qui est singulier dans une société gérontocra­tique comme l’est la société malagasy. La renommée pour maîtriser le verbe et l’art de l’argumentation en particulier, et celui du discours en général, est complétée par une gestuelle appropriée et par d’autres outils d’accompagnement de la parole, et renforcée de connaissances du passé clanique et historique (liens de parenté, actes héroïques des aïeuls). La sagesse et la compétence priment sur l’âge.

2.2.3.      Les échanges avec le public, les plaignants et les accusés

Le mpizaka doit avoir les compétences d’un avocat, d’un historien, d’un rhétoricien, et les qualités d’un maître à penser, d’un référent moral. Durant le « procès », il est possible pour le mpizaka de demander à se concerter avec le groupe dont il est le mandataire. C’est l’acte de « fitolaha » qu’on peut expliquer par « concertation en groupe, en aparté, pour décider d’une stratégie, d’une démarche, d’une action ». La concertation porte alors sur la question de savoir si oui ou non les demandes de l’autre groupe sont acceptables ; sur la suite à donner aux demandes du plaignant, etc. La fré­quence du fitolaha durant un zaka est illimitée. La discussion en aparté fait encore intervenir l’argumentation. Par exemple, on peut entendre : Ekeontika fa tabirintika mihantogne amy iereo agne ka mbo ho avy ty andro hitselehantikagne aze naho avy ty andro hahadiso antika amy iereo kea – « Acceptons car c’est de la semence que nous suspendons en séchage chez eux. Viendra le jour où nous la récupérerons s’il nous arrive aussi d’être dans le tort vis-à-vis d’eux ».

De même, après les échanges publics des mpizaka, ceux-ci procèdent à l’ultime fitolaha qui est la concertation finale des deux parties pour une décision commune concernant la sanction. Ils sont appuyés par les notables de l’assemblée et le comité de sages qui prennent part à la discussion sur la meilleure décision à prendre pour préserver la paix sociale. Leurs précé­dents discours publics servent donc, non à se disputer à la place des prota­gonistes comme le feraient des avocats de parties adverses, mais à apporter le plus d’éclaircissements possibles à une situation conflictuelle et à ame­ner les notables à une sanction qui ne soit ni trop sévère pour le fautif, ni trop frustrante pour le plaignant. Car, comme le dit le proverbe en contexte de pêche en eau douce lorsque l’eau d’un barrage est déviée afin d’attraper des proies aquatiques : Tsy mila ty rano ho ritsy, fa ty amalo ho azo, « On ne cherche pas à ce que l’eau tarisse, mais juste à attraper l’anguille », soit, « On ne cherche pas à épuiser la ressource, mais à obtenir l’essentiel ».

Il est possible que la pérennisation du zaka découle, entre autres, du fait qu’il n’y a pas de corps de métier de mpizaka (et donc pas de corporation). Comme celui-ci nécessite une gestion et une administration spécifiques, il existe le risque que le genre se perde avec le temps ou qu’il devienne désuet. Cependant, l’inexistence d’une obligation de transmission de savoirs et de pratiques de mpizaka sécurise paradoxalement le zaka, car la société n’a pas à se référer à une institution sociale, mais à des individus de talent et de caractère. Ainsi, la liberté du mpizaka, le fait que son art ne se plie pas à des règles dûment prescrites et sévèrement transmises, et que le zaka, en tant que pratique socioculturelle, a la capacité et la souplesse de suivre les méandres du temps et de l’évolution sociale, préservent le zaka du déclin et de la disparition.

3.        Le zaka et d’autres formes de médiation sociale

Comme entendu plus haut, un zaka réussi est celui qui pousse au main­tien de la cohésion sociale en entretenant les liens entre les uns et les autres, protagonistes et partisans, individus et clans, et en maintenant la paix et l’ordre. De toute évidence, le zaka assure une fonction sociale, celle de sécuriser la communauté par la gestion des conflits, et par la punition des délits ou crimes. Le rôle assuré par le mpizaka y est d’une importance capitale, et sa contribution est saluée par la marque de reconnaissance qu’est l’attribution d’une part de ce que le fautif doit restituer. Si la resti­tution ordonnée par la sanction est une somme d’argent, une part de cette somme est remise au mpizaka ; s’il s’agit de plusieurs zébus, un pourcen­tage du nombre lui est donné ; si c’est un seul zébu, celui-ci est tué et la part qui revient habituellement aux mpisoro « prêtre » lui est réservée. Toutes ces considérations et reconnaissances contrastent avec le fait qu’être mpizaka n’est pas un métier mais un rôle occasionnel. Mais, en fait, derrière le mpizaka, c’est la société qui est la vraie détentrice du pouvoir de décision. Et faire du zaka un métier pourrait retirer à la société ce pou­voir de gestion de ses membres, pouvoir qui se retrouverait ainsi entre les mains de quelques individus.

Le zaka, bien que classé comme discours, présente bien des différences avec le kabary, très connu. En effet, le kabary a une structure spécifique constituée d’une excuse de prendre la parole, d’une salutation, du dévelop­pement du sujet (le corps du kabary), et de la conclusion. Un kabary appelle une réplique, et c’est ce qui fait sa ressemblance avec le zaka. Le zaka, quant à lui, n’a pas cette structure spécifique. Il débute avec l’annonce de la raison du zaka, l’historique des faits, et se poursuit avec les échanges qui développent le sujet. Il se fonde sur l’argumentation, la séduction, la persuasion et la dissuasion. Il est ainsi émaillé de proverbes, d’expressions, de faits historiques et claniques, d’allusions culturelles, tout en évitant les contraintes imposées par d’éventuels formes et canons litté­raires. Les seules contraintes du zaka sont externes. Il s’agit du temps de sa réalisation, dépendant de la disponibilité des personnes identifiées pour assurer le rôle de mpizaka, et également des jours tabous des groupes con­cernés, tels des jours où des événements malheureux surviennent au vil­lage, comme un décès.

Dans le zaka, l’utilité sociale et l’art dans le sens de la littérarité fusion­nent au point de ne plus se distinguer l’une de l’autre. L’art se manifeste dans le fait que chaque prise de parole est un agencement de phrases, un choix de mots et de proverbes, un procédé d’argumentation pour présenter la cause de la personne défendue par l’orateur, en faisant amende hono­rable pour atténuer les sanctions si celle-ci est dans ses torts, en démontrant ses droits et en expliquant ses conduites. Dans l’argumentation peuvent figurer des faits concrets, des affaires relevant du clan d’appartenance des concernés, de l’histoire, des pratiques sociales, des résultats d’anciens zaka. Mais l’argumentation s’allie les fonctions émotives et conatives d’un style percutant. Un zaka stylé peut sauver la cause d’un coupable, non en lui évitant des sanctions, car tout coupable est sanctionné par le zaka, mais en allégeant ses peines par une meilleure compréhension de ses agisse­ments. Il arrive qu’un protagoniste change de mpizaka en cours de route (c’est-à-dire, pour les séances ou les jours suivants) quand les paroles de celui-ci ne percutent pas.

Quant à l’utilité, elle se reconnaît dans le fait que, grâce au zaka, l’har­monie sociale est préservée. Le tort est sanctionné d’une manière raison­nable, les relations sociales sont assainies et préservées, les familles et les clans restent en bons termes car justice est faite. Le coupable évite le hakeo « justice immanente » qui, non annihilé par les décisions du zaka, reste comme une épée de Damoclès en suspens toute une vie et pouvant menacer également les proches. La croyance et la peur du hakeo, punition surnatu­relle pour un tort commis et non racheté et qui peut perdurer au-delà des générations, condamnant ainsi des innocents, sont toujours vivaces dans l’esprit des populations du Sud. Le hakeo est ainsi un élément adjuvant pour la pérennisation de la pratique du zaka.

4.        Un cas de zaka

Présentons, pour illustrer cette pratique, l’exemple d’un zaka qui s’est déroulé le mardi 12 septembre 2023 à Ambalatsiefa, dans la commune d’Ampanihy.

4.1.         Le conflit initial

L’élément enclencheur est le vol d’un fusil par un prisonnier qui, en phase d’être libéré, se voit octroyé l’autorisation d’assumer la fin de sa peine en travaillant chez le procureur du tribunal de première instance. Après le vol du fusil, il est attrapé par un gendarme en flagrant délit de vol de zébus. Lors des enquêtes, il révèle les noms de ses complices. Le procureur s’assure alors que le procès  des complices se traite d’abord  dans un zaka traditionnel. L’un d’eux est originaire d’Ambalatsiefa où, le lendemain même du vol, un zaka se tient. On pourrait s’étonner de la rapidité de la désignation du jour du zaka ou acte de mamolaky andro hanaova zaka « plier un jour pour réaliser le zaka ». Mais suivant l’explication du mpizaka, le procureur avait des urgences et devait quitter les lieux, d’où la décision de celui-ci de demander un zaka le len­demain même. Ce qui s’est réalisé malgré quelques réticences parmi les participants, du fait de la précipitation. Ce zaka-ci a ainsi la particularité d’être commandité par une autorité publique qui siège habituellement dans un « tribunal moderne » (zaka am-bazaha), mais attribue de l’importance au « tribunal traditionnel » (zaka an-drazagne).

4.2.         Illustration de valeurs culturelles

Entre autres, les valeurs culturelles mises en scène dans le zaka lui don­nent de l’importance et contribuent à son efficacité quant au maintien de l’ordre et à l’évitement de toute forme de récidive. Les messages transmis sont surtout d’ordre éthique, renforcés par ceux d’ordre historique, social et technique, selon le cas traité. Le concept de filongoa, c’est-à-dire « sys­tème de vie en société considérant les membres comme des parents proches », y est valorisé et appliqué. Tandis que les mpizaka eux-mêmes, par leur savoir-être, transmettent des valeurs telles que la maîtrise de soi, la sagesse et le raisonnement, l’humilité par la reconnaissance des méfaits commis en plaidant la culpabilité le cas échéant. Citons un exemple : le mpizaka porte sur lui-même, par sa parole, le méfait du coupable :

Milaly midrakadrakake, laha nihay tsy natao, fa tsy niteraky say, tsy niteraky fanahy, fa nitera-bata ; izaho ndaty be tsy ho nanao ho izay, fe ndre izay tsy ariako ty anako, fa i biby io aza maty amin’ananany handraky tena ndaty be ; anako io, babeko io. […] Ka hanao akory moa zahay fa diso, ka intoy ty hanefera’ay ze raha zay…

Nous rampons [devant vous] tels des crabes. S’[il] avait su, [il] n’aurait pas commis [ce méfait]. [Nous] n’avons pas donné naissance à l’esprit, ni à l’âme, mais au corps ; moi, en tant que notable, je n’aurais pas fait cela, néanmoins, je ne renie pas mon fils, car même les animaux meurent pour leurs petits, d’autant plus moi, un notable ; c’est mon fils, je le porte sur le dos. […] Que pourrions-nous ? Nous sommes coupables. Alors voici ce que nous allons faire en guise de purification…

Le mpizaka du plaignant réplique pour accepter la demande, son rôle social étant d’aplanir les aspérités :

Manakeo anay, hivolagna ty lolo aminay, naho handà izay zahay.

« Cela créera un hakeo de notre côté, et les morts vont nous réprimander, si nous rejetons votre offre ».

4.3.         La solution proclamée

Ce propos sous-entend : « Nous pourrions ne pas être d’accord, le rachat des fautes que vous proposez ne nous convient pas forcément, mais c’est pour éviter les torts et éviter de subir la réprimande des morts que nous allons accepter ».

Les productions zaka sont spontanées et dépendent aussi de ce que l’autre mpizaka énonce. Elles sont donc à la fois répétition, reproduction et création, des résultats de préparation mais également d’improvisation. Ceci nécessite, d’un côté et de l’autre, de la vivacité d’esprit, une promp­titude à créer, une capacité de répartie, toutes basées sur une écoute atten­tive. Il s’agit là d’une différence avec le kabary : les répliques sont prévues et prévisibles selon la structure de l’argumentation.

À la différence d’autres types de discours, le zaka possède cette spéci­ficité : ce ne sont pas les exigences formelles et stylistiques qui imposent des contraintes à l’expression du message, c’est le message à transmettre qui « plie à son service » les formes et styles imposés par les canons littéraires.

Conclusion

Retenons que le zaka est d’une importance capitale en tant que parole de gestion sociale. La recherche scientifique peut œuvrer pour la pérenni­sation des pratiques socioculturelles de l’oralité.

En effet, l’observation et l’étude du zaka permettent de montrer que l’oralité, par ses caractéristiques de persuasion, d’expression de la sagesse, de récit des temps anciens (récits claniques), de beauté du style, s’avère un outil efficace pour gérer les conflits sociaux. Elles permettent également d’en révéler le fonctionnement : d’abord la phase de « connaître / informer » ; ensuite celle de « comprendre/expliquer » ; et puis, celle de « identifier le problème/dénouer la source des perturbations » ; et enfin, la phase de « calmer la situation/recouvrer l’ordre social ». Tout cela en mobilisant les outils offerts par la discipline oralité. Ainsi, la recherche contribue à la valorisation de la culture. En effet, l’élocution, la connais­sance de la langue enracinée dans les pratiques langagières, l’utilisation de figures de style élaborées et l’emploi des proverbes soutiennent la trans­mission de la langue et des valeurs culturelles.

Ce sont quelques raisons qui amènent les sociétés contemporaines du Sud-Ouest et de l’Extrême Sud de Madagascar à recourir à la pratique du zaka dit maintenant zaka an-drazagne « zaka traditionnels », plutôt qu’au tribunal qu’on appelle zaka am-bazaha « zaka modernes » et qui n’a pas la même efficacité dans l’esprit des communautés. Aussi, celui-ci n’y reçoit-il pas la même considération et ses verdicts n’ont pas la même influence ni sur les inculpés ni sur le groupe. Cependant, les communautés qui prati­quent le zaka ne conçoivent pas l’idée qu’elles ont entre les mains un bijou des traditions orales légué par les Anciens. Quoi qu’il en soit, l’oralité, elle-même un enjeu de la modernité, est ici sécurisée par les pratiques socio­culturelles, et la recherche scientifique la renforce en amenant à une prise de conscience de ses valeurs et en confortant les acteurs de base dans le bien-fondé de leurs pratiques.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

    • Andriamampianina, Hanitra Sylvia (2024), Littératures de Madagascar : oralité et scripturalité, Moroni, KomEDIT, 191 p.
    • Baumgardt, Ursula & Derive, Jean (2008), Littératures orales africaines. Perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 439 p.
    • Derive, Jean (2007), « Place et rôle de l’oralité dans la critique littéraire africaniste », https://shs.hal.science/halshs-00347059
    • https://ich.unesco.org/fr/RL/le-kabary-malagasy-art-oratoire-malagasy-01741.
    • Organisation de l’Unité Africaine, Centre d’Études Linguistiques et Historiques par Tradition Orale, Stage sur la méthodologie de la collecte et de l’exploitation de la tradition orale (rapport final), Niamey, 1-5 Décembre 1986, 66p.
    • Razafiharison Andriamanantena (2016), « La gestion de l’environne­ment par la tradition en pays mahafale », Thèse de doctorat en anthropologie, Université de Toliara, Madagascar, 2016.

 

 


 

 

Notes:

1  Pour les questions générales de méthodologie en oralité, voir U. Baumgardt et J. Derive 2008.

2  Andriamanantena Razafiharison est enseignant chercheur, Président de l’Université de Toliara (sud de Madagascar), Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Scientifique depuis janvier 2024.

3  Voir pour une présentation des ethnies et des noms les désignant, H. S. Andriamampianina, 2024, pp. 16-17.

4  Tissu dont se drapent les Malagasy dans la mode traditionnelle.

5  Bracelet d’homme en argent massif.

6  Sur le kabary, défini comme « art oratoire malagasy », inscrit par l’UNESCO sur la « Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » en 2021, https://ich.unesco.org/fr/RL/le-kabary-malagasy-art-oratoire-malagasy-01741. Voir également dans ce numéro de la Revue des oralités du monde, l’article de Louise Ouvrard sur le kabary.

La parole qui unit : le kabary malgache

 

 

Louise Ouvrard

Inalco – Plidam

 

 

 

Résumé

La littérature orale malgache comprend les kabary, terme qui est traduit par « dis­cours coutumier », « discours traditionnel », « discours rituel » ou « joute ora­toire ». Prenant pour support un corpus audiovisuel que nous avons recueilli dans la région betsileo (partie méridionale des Hauts Plateaux malgaches) à l’occasion de funérailles traditionnelles, notre analyse s’intéressera aux conditions d’énonci­ation de ce genre littéraire, à leur forme strictement réglementée et à leur style, de même qu’au rôle qu’ils jouent dans la société et qui explique que les kabary con­tinuent à occuper une place majeure dans la vie des Malgaches.

Mots clés:  Joute oratoire, Madagascar, kabary, performance, littérature orale

 

Abstract

The word that unites: Malagasy kabary. Malagasy oral literature includes the kabary, a term that is translated as “customary discourse”, “traditional discourse”, “ritual discourse” or “oratorical joust”. Taking as a support an audiovisual corpus that we collected in the Betsileo region (southern part of the Malagasy Highlands) on the occasion of traditional funerals, our analysis will focus on the conditions of enunciation of this literary genre, their strictly regulated form and their style, as well as the role they play in society and which explains why the kabary continue to occupy a major place in the life of the Malagasy.

Keywords:  Oratorical joust, Madagascar, kabary, performance, oral literature

 

 

Introduction

À Madagascar, la littérature orale est très vivante. De nombreux genres littéraires oraux, spécifiques à l’île, continuent d’y occuper des fonctions majeures. Au sein de cet ensemble figurent les kabary. Ces discours typi­quement malgaches rythment la vie des communautés, les événements offrant l’occasion d’en produire étant multiples et fréquents.

Bien que les kabary soient présents sur l’ensemble de l’île, notre ana­lyse s’est centrée sur la région betsileo1, partie méridionale des Hauts Plateaux malgaches, située à mi-chemin entre la capitale Antananarivo et la côte sud de Madagascar. C’est dans cette région que nous avons recueilli des dizaines d’heures de corpus audiovisuels au sein desquels plusieurs productions de kabary ont été captées.

Genre très complexe, le kabary bénéficie d’une recherche dynamique qui a fourni des publications de référence (notamment Andrianarahinjaka 1987, Cousins 1960, Domenichini-Ramiaramanana 1983, Ochs Keenan 1999, Rahajarizafy 1969, Rajaona 1963, Rakotojaona 1993). Pratiqué cou­ramment dans la société malgache au sein de laquelle il bénéficie d’une forte valorisation, ce genre littéraire peut être envisagé comme représenta­tif de l’oralité. L’aborder sous cet angle, nous permettra de nous intéresser à la question de l’enseignement de la littérature orale. Pour cela, notre ana­lyse s’articulera autour des critères suivants : la performance ; la désigna­tion du genre ; les énonciateurs et l’énonciation ; le public ; les spécificités génériques : canevas et improvisation ; les fonctions et l’adaptabilité.

1.        Performance

Comme l’explique Baumgardt (2023 : 93) « (…) les performances de littérature orale ont toujours lieu en contexte de communication directe et non médiatisée. Ces performances se déroulent souvent dans la sphère familiale et à des occasions diverses (…) ».

Ainsi en est-il des kabary qui, pouvant être produits dans de nombreux contextes, ponctuent la vie de chacun de manière répétée et inéluctable. À propos des événements festifs qui conduisent énonciateur/s et public à se trouver dans le même cadre spatio-temporel, Andrianarahinjaka (1987 : 277) explique :

les prétextes à réjouissances sont multiples, voire indéfinis et imprévi­sibles : […] un soixante-dixième anniversaire, la réussite d’un enfant au baccalauréat, la naissance d’un premier fils après plusieurs filles, l’achève­ment d’une case mise en construction, l’accès à la retraite d’un fonction­naire, le fait qu’aucun décès n’a endeuillé la famille depuis deux ans, etc.

Les performances de kabary sont nombreuses et s’échelonnent de la naissance à la mort. Elles peuvent être classés en deux grandes catégories :

        • les événements familiaux, notamment le mariage et les funérailles ;
        • et les événements sociaux tels que départ en retraite, construction d’une maison, d’un bâtiment, etc.

Ces événements ont ceci de caractéristique qu’ils rassemblent un nombre important de participants : d’une part, les membres de la famille malgache qui se comptent en dizaines voire en centaines de membres ; et d’autre part, les proches, amis, collègues, etc.

Les individus appartenant à la même famille sont unis par un lien, réel ou non, qui les rattache à un ancêtre commun, appartenance qui induit une obligation de solidarité. Celle-ci s’exprime alors dans le partage de la joie ou de la douleur, par la présence au cours des différentes journées durant lesquelles se déroule l’événement ainsi que, plus concrètement, dans la gestion de l’ensemble des tâches que cet événement induit. Les journées sont ainsi jalonnées de besognes auxquelles chacun participe spontané­ment (préparation des repas, aménagement de la route, transport de maté­riel, sacrifice du zébu, etc.) ainsi que de performances de kabary qui ras­semblent l’ensemble des participants.

Les funérailles sont particulièrement propices à des performances de kabary. Ces dernières interviennent dans des lieux symboliquement mar­qués. La première se déroule dans la maison individuelle du défunt, dans la pièce où son corps repose. Le kabary est alors produit et réitéré à chaque nouvelle arrivée de participants. Ceux-ci se présentent par petits groupes (branches familiales, collègues, amis, habitants d’un village voisin, etc.) pour exprimer leur soutien à la famille. Cette première performance peut être également l’occasion de remettre une aide financière à la personne la plus proche du défunt, elle-même entourée de ses intimes. Selon les cas, il pourra s’agir de l’époux survivant, de l’aîné de ses enfants, de l’un ou l’autre de ses parents. Une deuxième performance de kabary intervient devant la maison familiale avant que le corps du défunt ne la quitte pour être placé dans le tombeau. Ce kabary relate la vie de la personne décédée, sa généalogie ou la naissance du village dans lequel se trouve le tombeau. Le troisième kabary est prononcé devant le tombeau alors que le corps du défunt vient d’y être placé. Ce kabary permet de clore l’événement tout en remerciant tous ceux qui y ont participé.

2.        Désignations du genre

Tout discours ne peut recevoir la dénomination de kabary. Comme l’ex­plique en effet Andrianarahinjaka (1987 : 273) : « pour pouvoir mériter d’être dénommée au sens strict par ces termes, la manifestation verbale doit avoir un caractère “rituel”, “officiel” […] c’est-à-dire être positi­vement régie par le protocole traditionnel. »

Genre littéraire oral très profondément ancré dans la société malgache, le kabary est pratiqué dans toutes les régions de Madagascar, dans des milieux aussi bien ruraux que citadins. C’est un genre qui s’est maintenu dans la diaspora : les communautés malgaches vivant à l’étranger conti­nuent à le pratiquer, notamment lors de mariages ou de deuils.

Cependant, et selon les régions de Madagascar, le mot kabary permet de désigner d’autres réalités. Comme l’explique Andrianarahinjaka (1987 : 272) :

le mot kabary a pris, au sein du monde malgache, […] diverses significa­tions dont les nuances vont de “ennuis” […] à “proclamation solennelle” […] tandis que dans certaines régions une expression comme kabaro­nareo ? litt. “votre kabary ? “ équivaut à […] “quoi de neuf ?”

L’étymon de kabary signifie “nouveauté” (Domenichini-Ramiaramanana, 1983 : 499).

Ce mot kabary fonctionne dans une aire géographique étendue, allant de l’Indonésie, où kabar signifie « information » (Beaujard, 1998 : 382), à l’Afrique de l’Est. En swahili, habari peut être employé pour saluer (« bon­jour ») ou pour demander des nouvelles (habari ? « Comment allez-vous ? »). Au sein de l’Océan Indien, il est attesté aux Comores sous la forme de habari « information » (Beaujard, 1998 : 382) et est également présent dans plusieurs créoles (Bollée, 1993 : 167-168). Dans cette zone, des sens spécifiques se sont dessinés. À La Réunion, kabar/kabare a le sens de « sorte de fête, réunion où l’on chantait et dansait ». Le dictionnaire stipule que ce mot est « de plus en plus employé pour désigner une céré­monie religieuse en l’honneur des ancêtres (malgaches). » (Bollée, 1993) Aux Seychelles, kabar/-e signifie « causer ». Le dictionnaire précise expli­citement que ce mot est à rapprocher du malgache kabary et le traduit par « discours public, proclamation » (Bollée, 1993). Il indique cependant que deux sens sont à distinguer :

        • l’un provenant du malgache dans les expressions seychelloises « céré­monie religieuse ; demande en mariage ; réunion ; conversation »,
        • l’autre du « cabaret » français et ayant l’acception de « soirée spec­tacle ; soirée culturelle ».

3.        Énonciateurs et énonciation

Le kabary est un héritage des temps anciens où il fonctionnait comme mode de communication entre les autorités et le peuple – les premiers kabary permettaient à l’administration royale de diffuser les décisions prises – et, dans un second temps, plus généralement entre les communautés.

Comme l’explique Domenichini-Ramiaramanana (1983), énoncer un kabary est alors le privilège des nobles : les andriamanjaka sont tompon’ny kabary (Les souverains sont les maîtres du kabary)2 (ibid. : 414). Sur cette relation entre la notion de « maître du kabary »et celle de maître du royaume, Rahajarizafy (1969 : 13) précise :

On voit ici le propre du kabary : il y a un maître des paroles et il y a quelqu’un qui répond. C’est ce maître des paroles qui dirige le royaume ; quant à celui qui répond au kabary, c’est la preuve publique qu’il est soumis.3 

Le kabary est produit par des mpikabary4, fonction prestigieuse, tradi­tionnellement transmise de génération en génération à l’aîné de la famille5, comme l’illustre le proverbe suivant : « Celui qui possède un aîné est débarrassé du problème de la parole ; celui qui possède un cadet est débar­rassé du problème des paquets.6 » (de Veyrières et de Meritens, 1967 : 130). Considéré comme le plus sage et le plus expérimenté, l’aîné est de ce fait, le plus respecté.

Les mpikabary doivent faire preuve d’une aptitude à l’improvisation. C’est en effet dans leur faculté à ajuster leur discours à l’événement qu’ils vont pouvoir montrer leur talent, leurs capacités à cet égard étant constam­ment sollicitées au fil du discours. Leur art repose également sur la puis­sance de leur mémoire. Celle-ci est mobilisée tout autant sur le long que sur le court terme. Sur le long terme, les mpikabary doivent assimiler le canevas général du kabary, ainsi qu’un grand nombre de proverbes qu’ils placeront à bon escient au fil de leur discours. À court terme, ils ne doivent omettre aucune des images, métaphores, mais aussi questions de leur interlocuteur : sur chacune d’elles, ils devront rebondir sans en omettre aucune. Dans leur performance orale, plus généralement, les mpikabary doivent :

        • parler lentement afin d’être compris de tous ;
        • parler avec fermeté, leur assurance témoignant de la justesse de leur propos ;
        • être diplomate afin de faire prévaloir les intérêts[7] de ceux qu’ils repré­sentent sans pour autant heurter leur interlocuteur comme l’illustre le proverbe Toy ny voatavo : manan-doha fa tsy manam-bava « être comme la citrouille : posséder une tête mais pas de bouche » (de Veyrières et de Méritens, 1967 ; 365), en référence aux mauvais ora­teurs qui ne sauront ni soutenir, ni défendre une cause ;
        • posséder une véritable érudition et une faculté d’adaptation pour ne jamais être à court d’inspiration.

Même s’il n’y a pas de rémunération instituée, les mpikabary reçoivent en général, à l’issue de l’événement au cours duquel ils ont pris la parole, un cadeau ou une petite somme d’argent en guise de remerciement.

4.        Public

Le kabary est produit sur un ton déclamé. Durant la production du kabary, la disposition des participants révèle de manière explicite les rôles de chacun. La différenciation entre mpikabary et auditoire est très nette. Les mpikabary sont debout face à l’assistance qui est assise, y compris les personnes que les mpikabary représentent. Ces dernières ne sont pas iden­tifiables et n’occupent pas une place spécifique. Une faible distance sépare les mpikabary de leur auditoire.

Tandis que l’auditoire conserve globalement les yeux baissés, le regard des mpikabary reste dirigé vers l’horizon. Il ne croise ni les yeux du public ni les yeux des autres mpikabary. C’est ainsi que, bien que dialoguant, les mpikabary ne se font pas face et ne se regardent pas. Pendant que l’un des mpikabary discourt, l’autre (ou les autres mpikabary) l’écoute les yeux baissés. Dans ce dialogue, « chaque orateur est le porte-parole d’un groupe ou d’une catégorie de personnes, on peut dire que le kabary est une sorte de dialogue élargi aux dimensions du groupe social. » (Andrianarahinjaka, 1987 : 275)

Au cours du kabary, aucune interaction n’a lieu entre les mpikabary et l’auditoire, qu’elle soit visuelle, gestuelle ou verbale. Celui-ci reste silen­cieux, concentré, attentif et respectueux des compétences déployées. Il n’est jamais interpellé ni pris à témoin. Les mpikabary s’écoutent attenti­vement, ne s’interrompent jamais. Lorsqu’ils prennent la parole à leur tour, ils rebondissent point par point sur les images, les comparaisons ou les proverbes qui étayent le discours de leur interlocuteur pour construire leur propre développement. Cette succession d’interventions peut donc durer des heures, la longueur contribuant à la qualité du kabary :

Comme dans tout dialogue, les interlocuteurs prennent successivement la parole et on peut penser qu’il serait théoriquement impossible de prévoir le nombre d’interventions de chaque partie. (Andrianarahinjaka, 1987 : 275)

Le kabary terminé, l’auditoire se lève et se disperse. Aucun commen­taire n’est adressé aux mpikabary sur leur performance. Eux-mêmes n’at­tendent aucun retour de la part du public ou de la part des membres de la famille qu’ils ont représentés, au sujet du kabary qu’ils viennent de produire.

5.        Spécificités génériques : canevas et improvisation

Performance orale, le kabary est totalement improvisé, jamais préparé par écrit, lu ou appris par cœur. Il n’en est pas moins un texte très structuré, organisé en différentes parties qui, comme l’explique Andrianarahinjaka (1987 : 274), doivent impérativement être respectées et s’enchaîner selon un ordre inaltérable :

le kabary est l’un des genres les plus strictement réglementés du système littéraire traditionnel […] À cet effet, le protocole traditionnel fixe les prin­cipaux points du développement pour chaque espèce de kabary tant dans leur consistance que dans l’ordre de succession des interventions, de sorte que tout kabary repose sur un canevas fondamental à peu près immuable.

Par ailleurs, son esthétisme repose notamment sur les images choisies : « Le kabary […] se présente, apparemment du moins, comme une suite d’images et de sensations regroupées en comparaisons et en allégories. (Rajaona, 1963 : 34)

Ces images prennent la forme de métaphores ou de proverbes. Ces der­niers occupant une place centrale dans cette recherche stylistique, ils ponc­tuent de manière très régulière le discours. Comme l’explique Dubois (1938 : 1255) : « Les proverbes sont à un discours ce que les pierres précieuses sont à une couronne : plus il y en a, mieux ils sont placés, plus la couronne a de prix. »

La première partie du kabary porte le nom d’ala sarona, « retrait du couvercle ». Elle permet de souhaiter la bienvenue à l’assemblée et prend souvent la forme d’une parole poétique comme l’illustre l’exemple ci-dessous :

        • Isa ho ny amontaña ko roa ny aviavy soa fa tonga hoe tsa ñisy nañavy
        • Tafavory eto aby atsika mianakavy
        • Koa anaro ny anahy tsy indraika izay fa indroa fa lehe intelo ko be soasoa
        • Un l’amontaña, deux l’aviavy8, félicitations pour être arrivés sans être malades, [félicitations]
        • que nous tous la famille, ayons pu nous réunir ici,
        • et si l’on va jusqu’à trois, c’est trois [ce dernier énoncé signifiant que l’introduction s’achève ici].

À cette première partie relativement courte s’enchaînent immédiate­ment des excuses (fialan-tsiny) :

La première mesure qu’observe un Malgache qui va prendre ou à qui on donne la parole lors d’une circonstance rituelle ou cérémonielle est […] la présentation d’excuses auprès de l’assistance. Le mpikabary […] s’excuse tout d’abord auprès des instances supérieures, pour que celles-ci ne pensent pas qu’il est en train d’usurper un droit. Mais il n’omet pas non plus de signaler la présence de ceux qui lui sont hiérarchiquement inférieurs (les « cadets »), car faire abstraction de leur personne équivaudrait à ne pas prendre en compte l’importance de leurs fonctions respectives dans la bonne marche de la vie de la communauté. Il ne trouvera que des qualités chez ceux qui l’écoutent, ray aman-dreny9ou “cadets”. (Nativel et Rajaonah, 2009 : 140-141)

Ainsi, ces excuses sont organisées de manière hiérarchique : elles sont tout d’abord adressées à Dieu, puis aux autorités, au fokon’olona10 pour finir par la famille. Elles répondent à deux objectifs :

        • exprimer son respect de la structure sociale et être ainsi symbolique­ment autorisé à prendre la parole ;
        • se faire pardonner par anticipation d’éventuelles erreurs ou maladresses qui pourraient être commises au cours de la prise de parole.

Viennent ensuite les salutations et les remerciements, arahaba sy hasina, organisés également de manière hiérarchique. Au cours de cette partie, le mpikabary justifie ses remerciements. Dieu est remercié car il a donné la terre, les générations précédentes, cette belle journée, le soleil, il fait pousser les plantes, etc. Le gouvernement l’est aussi car il donne la liberté de se réunir, de se réjouir ensemble, il protège la population. Si des représentants du gouvernement sont présents, ils sont remerciés et leur nom est cité.

Le corps du kabary (ranjan-kabary, « ossature du kabary ») peut main­tenant se développer après une très courte introduction :

Voalohany indrindra ny tsipoy matin’ina ny vorona maty fa nahoana fa avadibadiho fa ao ny feriny

« Pourquoi la perdrix est-elle morte ? Il y a une raison qu’il faut chercher. »

Cette image – ou tout autre du même type – permet au mpikabary de justifier le rassemblement, qui n’est jamais dû au hasard, et donc le corps de son discours.

C’est à partir de là que le développement proprement dit commence : on va circoncire tel garçon, on va fêter la construction de telle maison, on va ensevelir telle personne, etc. Une fois la motivation de l’événement ex­primée, le mpikabary organisera son discours autour des éléments suivants :

        • s’il s’agit d’une circoncision, il cite le nom de l’enfant, sa date de nais­sance et le décrit ;
        • si une maison vient d’être construite, il explique par exemple à quel moment les fondations ont débuté, si la maison est en pierres ou en briques, à quel endroit le matériel a été acheté, les besoins de la famille, l’entraide qui s’est mise en œuvre car la construction d’une maison n’est pas l’affaire d’une seule personne, etc ;
        • s’il s’agit de funérailles, il indique l’âge de la personne décédée, depuis combien de temps elle était malade, les médicaments qui ont été achetés, ses éventuels séjours à l’hôpital, etc.

Là encore, les images convoquées sont nombreuses, comme lors d’un décès, celle du savon qui retire les taches mais n’empêche pas la déchirure.

Au cours du famaranan-teny, dernière partie du discours, le mpikabary remercie les gens qui sont présents, qui ont laissé leur travail et leurs obli­gations par amour et grâce auxquels on ne se sent pas seuls. Lorsqu’il s’agit de réjouissances, il exprime le souhait qu’il y en ait plus souvent de la sorte. Si ce sont des funérailles, il souhaite une longue vie et une bonne santé à tous, en commençant par les plus jeunes et en terminant par les personnes âgées. C’est à ce moment et au cours du kabary clôturant l’événement, que le mpikabary souhaite un bon voyage de retour à tous les participants.

6.        Fonctions, acte de parole

Comme l’explique Baumgardt (2023, 94),

Au cours de ces performances, […], la langue, la littérature et avec elles les valeurs culturelles sont transmises. Les performances en contexte d’ora­lité créent en même temps du lien social. Ce sont ces occasions et les pra­tiques langagières relevant de l’oralité qui, tout en renforçant le lien social, assurent la transmission des langues africaines, des littératures et des valeurs culturelles qu’elles expriment.

L’un des fondements de la société malgache est le maintien de l’har­monie sociale, donc le refus de toute confrontation directe, celle-ci étant synonyme d’impolitesse et d’irrespect. « La norme sociale traditionnelle dans les Hautes-Terres de Madagascar est […] d’éviter la confrontation franche et directe avec l’autre. » (Dahl, 2006 : 220-221)

Ce principe s’applique également lors des performances de kabary alors que ce genre littéraire reçoit parfois, en français, la traduction de « joute oratoire », Ainsi et même si le contexte impose aux mpikabary de défendre des intérêts contraires, ce qui peut être le cas lors d’un kabary de mariage par exemple, la joute oratoire n’aboutira pas à l’identification d’un perdant ou d’un gagnant. La rivalité entre les mpikabary se situe « uniquement » au niveau du discours, que chacun d’entre eux cherche à rendre esthétique­ment le plus parfait possible.

7.        Adaptabilité

Apparu il y a 600 ans à Madagascar, le kabary, « genre “oratoire” par excellence » (Andrianarahinjaka, 1987 : 272), continue de jouer un rôle social et culturel majeur à Madagascar. Comme toute autre société humaine, la société malgache est ouverte sur le monde et en constante évo­lution. Ainsi, et même si le kabary comporte une part d’immuabilité, sa vitalité s’exprime également au travers de différentes évolutions. Celles-ci touchent tout autant à la forme du kabary qu’aux conditions d’énonciation ou de transmission de cet art oratoire.

Le kabary intègre maintenant et de manière systématique des références chrétiennes explicites bien que, comme l’explique Rajaona (1963 : 23), ce genre préexistât à l’implantation de cette religion sur l’île : « Ces kabary […] sont parmi les derniers vestiges de l’époque antérieure à l’introduction du Christianisme et de la pensée occidentale. »

Alors que traditionnellement, la règle voulait que ce soit l’homme aîné de la famille qui assume la fonction de mpikabary, au fil du temps, cette règle s’est toutefois assouplie : elle est désormais ouverte à d’autres personnes en fonction de leur aptitude à remplir ce rôle. En tant que porte-parole en effet, les mpikabary doivent être à la hauteur, dignes de cette fonction majeure qu’ils occupent et de ceux qu’ils représentent. Ainsi, et lorsque, pour des raisons diverses, elle ne peut être assumée par celui à qui elle reviendrait de droit, cette fonction peut se voir confiée à un cadet et plus rarement à une femme.

Les événements donnant lieu à la production de kabary se sont diversifiés, s’élargissant à de nouveaux contextes comme celui par exemple de l’Université où des performances de kabary peuvent se dérouler à l’issue d’une soutenance par exemple.

Alors que le kabary était traditionnellement transmis de manière informelle grâce à une exposition régulière dès le plus jeune âge, un autre vecteur de transmission s’est développé récemment. Des associations ayant pour but tout à la fois l’enseignement et la valorisation de ce genre, se sont créées et en ont formalisé la transmission au travers de l’enseignement qu’elles proposent. Elles font preuve d’une grande pugnacité en organisant différents événements, des concours annuels et en publiant des ouvrages didactiques (Ambarion-kabary‎, Fimpima, 2009). Cet engouement a suivi la diaspora et il est tout à fait possible de suivre des cours de kabary ou de participer à un concours de kabary hors de Madagascar. Depuis quelques décennies, les maisons d’édition malgaches s’intéressent elles aussi aux kabary. Une importante littérature se développe axée sur les caractéristiques de ce genre littéraire, la fonction de mpikabary ou la transmission de cet art oratoire (Rakotojaona, 1993).

Conclusion

Le kabary fait l’objet d’une grande fierté nationale. Mettant en scène une langue malgache la plus parfaite possible, tant au niveau de la forme que du fond, il jouit d’une importante valorisation à Madagascar. Il est d’ailleurs, depuis 2021, inscrit sur la liste représentative du patrimoine cul­turel immatériel de l’humanité.

Le prestige du kabary a ainsi franchi les frontières de Madagascar tant grâce à cette reconnaissance qui lui est attribuée que dans les pratiques des Malgaches hors de l’Île. En témoigne le fait que la diaspora produit régu­lièrement des kabary. Les performances se déroulent alors plutôt en inté­rieur et rassemblent bien moins de participants qu’à Madagascar, la communauté étant plus restreinte. Cette pratique permet néanmoins d’entretenir et d’exprimer les fortes relations qui lient les membres de la diaspora et contribue à maintenir partage et cohésion autour de valeurs culturelles et sociales transmises explicitement ou implicitement par le kabary.

Ce prestige dont jouit le kabary est également clairement perceptible à l’Université. Dès la 1ère année de leur cursus, les étudiants en études malgaches à l’Inalco sollicitent d’être formés à la compréhension et à la découverte de ce genre, de pouvoir accéder, grâce à internet par exemple, à des performances, d’en lire des retranscriptions. Mais, outre le fait qu’as­surer cet enseignement suppose une connaissance précise, il impose égale­ment à l’enseignant l’accès à des sources fiables. Il n’est pas toujours facile de les obtenir.

 

 


 

 

Références bibliographiques

    • Andrianarahinjaka, Lucien X. Michel (1987), Le système littéraire betsileo, Fianarantsoa, Ambozontany, 993 p.
    • Baumgardt, Ursula (2023), « Pour un enseignement spécialisé de la littérature orale : réflexions conclusives », Revue des Oralités du monde 2, pp. 91-104.
    • Beaujard, Philippe (1998), Dictionnaire malgache-français. Dialecte tañala, Sud-Est de Madagascar avec recherches étymologiques, Paris, L’Harmattan, 890 p.
    • Bollée, Annegret (éd.), (1993), Dictionnaire étymologique des créoles français de l’océan Indien, t. 2, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 391 p.
    • Condominas, Georges (1961), Fokon’olona et collectivités rurales en Imerina, Paris, orstom Éditions, 234 p. [rééd. corrigée 1991].
    • Dahl, Øyvind (2006), « Signes et significations à Madagascar. Des cas de communication interculturelle », Paris, Présence Africaine, 309 p.
    • De Veyrières, Paul & Méritens, Guy de (1967), Le livre de la sagesse malgache. Proverbes, Dictons, Sentences, Expressions figurées et curieuses, Paris, Éditions maritimes et d’Outre-mer, 663 p.
    • Domenichini-Ramiaramanana, Bakoly (1983), Du Ohabolana au Hainteny. Langue, littérature et politique à Madagascar, Paris, Karthala, 661 p.
    • Dubois, Henri (1938), Monographie des Betsileo (Madagascar), Paris, Institut d’ethnologie, 1510 p.
    • Fikambanan’ny mpikabary eto Madagasikara (2009), Ambarion-kabary. Boky 1, Antananarivo, Fimpima, 162 p.
    • Nativel, Didier & Rajaonah, Faranirina V.  (éds), (2009), Madagascar revisitée – En voyage avec Françoise Raison-Jourde, Paris, Karthala, 624 p.
    • Rahajarizafy, Antoine de Padoue (1969), Ny kabary : ny tantarany, ny fombany, Fianarantsoa, Ambozontany, 151 p.
    • Rajaona, Siméon (1963), « Aspects de la psychologie malgache vus à travers certains traits des “kabary” et quelques faits de langue », Annales de l’Université de Madagascar. Série lettres et sciences humaines1, p. 23-37.
    • Rakotojaona, Job (1993), Mahay mikabary, Antananarivo, Haral, 91 p.

 

 


 

 

Notes:

1  Le mot betsileo désigne tout à la fois la région, la variante régionale qui y est parlée et ses habitants.

2  Andriamanjaka « souverain, roi, reine » et tompo « maître, propriétaire ».

3  « Dia hita eo ny fomban’ny kabary : misy tompon’ny teny, dia misy mamaly. Izay tompon’ny teny no mitondra ny fanjakana ; ary ny olona kosa mamaly kabary, fanehoana fa mpanoa. »

4  À partir du radical kabary sont construits le verbe dérivé mikabary « discourir » et le nom d’agent mpikabary « celui qui fait un kabary, un discoureur ».

5Cette règle s’est cependant assouplie (cf. 7. Adaptabilité).

6  « Manan-joky, afak’olan-teny ; manan-jandry, afak’olan’entana. »

7  C’est notamment le cas dans les kabary de mariage.

8.  Deux arbres imposants de type figuier, des Ficus de la famille Moracea, qui compte pas moins de 23 espèces à Madagascar, dont 14 endémiques. Leur signification semble importante : des arbres royaux. Ils symbolisent la force de vie et incarnent le pouvoir. Leurs fleurs s’épanouissent et portent des fruits avant leurs feuilles, qui n’apparaissent que lorsque le fruit est mûr, comme pour le protéger du soleil.

9  Litt. « père et mère », mais par extension tous les aînés.

10  Le fokon’olona est « un clan (ou parfois un lignage) de type patrilinéaire ou patrilocal unissant sur un même territoire (fokontany) les descendants d’un même ancêtre » (Condominas, 1961 : 24). Le fokon’olona régit les relations entre les jeunes et leurs aînés, entre les hommes et les femmes, etc.

n° 3-4 éditorial

 

Éditorial

 

 

Le comité de rédaction de la Revue des oralités du monde (Rom) adresse ses plus chaleureuses félicitations aux Cahiers de littérature orale (Clo) fondée par Geneviève Calame-Griaule et qui fêtera son cinquan­tième anniversaire et son n° 100 en 20251. Les Clo ont inspiré plusieurs générations de chercheurs en littérature orale.

La Rom se situe en complémentarité aux Clo. Conçue en articulation étroite avec la formation universitaire et la recherche autour du master Ora­lité créé par Ursula Baumgardt et Frosa Bouchereau en 2014 à l’Inalco, la Rom s’inscrit dans la perspective disciplinaire de l’oralité qui inclut la littérature orale.

Notre approche est avant tout transversale. Nous nous intéressons à l’oralité dans tous les contextes socioculturels et historiques, aussi bien les sociétés ayant choisi l’oralité comme principal mode de communication que celles où l’oralité et la scripturalité coexistent et celles d’où l’oralité semble avoir disparu.

La Rom prend en considération toutes les langues, quels que soient leurs statuts sociolinguistiques.

Elle s’inscrit dans le dialogue entre les disciplines et les cultures, entre le monde de la recherche et l’application de l’oralité dans différents champs professionnels2. Elle cherche à offrir un espace de publication à la fois pour les chercheurs confirmés, pour les jeunes docteurs et pour les doctorants. L’alternance entre les numéros thématiques et varia3 contribue à cet objectif. La discipline académique « oralité », que nous déclinons ici, en « oralités du monde », est en voie de reconnaissance institutionnelle. Elle demande encore un réel effort de développement et de consolidation, processus auquel la Rom cherche à participer. L’équipe de l’Inalco, Pluralité des langues et des identités, didactique, acquisition et médiation (Plidam) apporte son soutien à cet effort.

Ce numéro 3-4 de varia, composé de sept articles, s’inscrit dans ces choix. Les deux premiers proposent des éclairages historiques et méthodo­logiques à portée transversale. Quatre études de cas portent sur plusieurs facettes de l’oralité : la littérature orale, les pratiques langagières, le fonc­tionnement et les fonctions de la parole lors de performances dans des cadres formalisés. Enfin, une approche disciplinaire innovante de la néo-oralité est mobilisée lors d’une écoute ethnopoétique d’une émission radiophonique.

Ramazan Pertev, « Histoire de la recherche en oralité kurde », apporte des informations sur une situation complexe analysée de manière détaillée. Sa contribution souligne l’importance de la démarche historique pour des oralités et rappelle l’une des priorités à laquelle devra répondre la disci­pline, celle d’établir son histoire.

Ursula Baumgardt et Fatima El Aïhar définissent dans leur article « Méthodologie de la recherche documentaire en littérature orale », à travers plusieurs exemples et de manière non exhaustive, les difficultés de la recherche documentaire, parmi lesquelles la grande dispersion des données. Elles proposent une méthode de documentation sous forme de panorama organisé par langue.

L’un des traits définitoires de la littérature orale, la variabilité, est étudié dans ses dimensions intra- et interculturelles, dans le conte marocain « Aïcha des Cendres », par Abdellah Abdenbaoui.

Cédric Ondo Obame s’intéresse dans « L’injure onomatopéique » à une forme d’expression de l’insulte. Il se réfère à son observation des pratiques langagières dans plusieurs populations du Gabon. Pour l’auteur, il s’agit d’une forme de violence langagière.

Le kabary malgache est abordé par Louise Ouvrard dans son article sur « La parole qui unit » en prenant en compte la performance, la forme et les fonctions sociales de cette catégorie de grands discours.

Hanitra Andriamampianina, « Parole performative et régulatrice, le zaka », analyse une autre pratique sociale de Madagascar fondée sur l’oralité, la gestion des litiges par les tribunaux traditionnels.

Cyril Vettorato, « Néo-oralité et ethnopoétique (États-Unis) » illustre l’un des fondements de l’ethnopoétique, à savoir l’attention accordée à la voix, à la musique et à leurs interactions. Il analyse les mots à trois niveaux : comme des unités lexicales au sein d’un discours, comme des stimuli sensoriels au sein d’une expérience qui se veut totale, et comme des repères dans le propos mi-philosophique et mi-science-fictionnel du musicien.

Ursula Baumgardt, directrice de publication

 


 

Notes:

1  Voir l’appel à communication in Fabula : https://www.fabula.org/actualites/121678/ colloque-du-cinquantenaire-des-cahiers-de-litterature-orale-carcassone.html

2  Les Journées du patrimoine culturel immatériel (JPCI) organisées le 4 et le 5 octobre 2023 à l’Inalco ont réuni, par exemple, des conteurs et des chercheurs travaillant sur le conte.

3  Rappelons que les articles pour les numéros non-thématiques sont reçus au fil de l’eau par les directeurs de publication (voir « Ligne éditoriale »).

Revue des oralités du monde – Appel à contribution n° 5

 

Appel à contribution

 

Notre prochain numéro aura pour thème la méthodologie de la transcription des textes de littérature orale, dans une visée pratique. Les articles porteront, entre autres, sur l’état des lieux critique des différentes options de transcription, la variabilité linguistique et les problèmes orthographiques, les stratégies d’annotations, les problèmes de typographie, etc. Pour plus d’informations, cf. « Ligne éditoriale » et « Note aux auteurs » dans la revue ou sur le site des Odm :

Les articles sont reçus au plus tard le 15 mai 2025 par : Ursula Baumgardt: ursula.baumgardt@inalco.fr et César Itier: cesar.itier@inalco.fr

Varia 2024

.
.

.
.
.

 

.

.

.

 

 

 

 

 


 

 

Sommaire1

 

 

Éditorial 11

Ramazan PERTEV

Histoire de la recherche en oralité kurde. 

 

13

Ursula BAMGARDT et Fatima-Zohra EL AÏHAR

Méthodologie de la recherche documentaire en littérature orale.

29

Abdellah ABDENBAOUI

Variabilité interculturelle : « Aïcha des Cendres »,  un conte oral des tribus Béni Zemmour (Maroc)

 

53

Cédric Ondo OBAME

L’injure onomatopéique, une forme de violence langagière au Gabon.

67

Louise OUVRARD

La parole qui unit : le kabary malgache.

79

Hanitra Sylvia ANDRIAMAMPIANINA

Enjeux de l’oralité  dans les pratiques socioculturelles :  le zaka « parole de gestion sociale » à Madagascar

91

Cyril VETTORATO

Écoute ethnopoétique d’une performance radiophonique de Sun Ra.

103

 

 


 

Note:

1  Pour plus d’informations sur les auteurs, voir « Annuaire des oralistes » sur le site des Odm : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/annuaire-des-oralistes/.

WordPress et site Oralités du monde - hébergé par Huma-Num © 2020