Ursula Baumgardt
Professeure des universités, Inalco – Plidam
Résumé
La littérature orale est un moyen important permettant la transmission des langues, des identités et des valeurs culturelles. Dans de très nombreuses cultures et pour des raisons complexes, la transmission de la littérature orale recule. Face à cette situation, l’enseignement devient crucial. Or, de nombreux obstacles s’opposent à l’enseignement intégré de la littérature orale en tant que discipline. À travers l’exemple des cursus universitaires dans plusieurs pays francophones de l’Afrique occidentale, cet article tente d’en évaluer l’un des risques majeurs, qui est la mise en place d’une dynamique négative : perte de connaissances culturelles attestées, mais assimilation insuffisante de contenus culturels nouveaux. Sous forme de conclusion prospective, l’article est un appel à la reconnaissance, à l’enseignement et au développement de l’oralité, notamment dans l’enseignement supérieur : un enjeu majeur est d’empêcher la constitution progressive d’un vide culturel.
Mots-clés
Transmission ; langues africaines ; identité culturelle ; littérature orale ; enseignement universitaire ; francophonie ; Afrique occidentale
Abstract
Towards a special teaching method for Oral Literature: Prospective Conclusions—Oral literature is an important vehicle for the transmission of languages, identities, and cultural values. In many cultures, and for complex reasons, the transmission of oral literature is diminishing. In the face of this situation, teaching becomes crucial. A number of obstacles hinder the systematic teaching of oral literature as a discipline, however. Drawing on examples curricula from several francophone West African universities, this article seeks to evaluate a major risk: the establishment of a negative dynamic in which existing cultural knowledge is objectively lost, while new cultural content is also inadequately assimilated. Adopting the form of a prospective conclusion, this article represents a call for the recognition, teaching, and development of orality, particularly in higher education. The most important purpose is to prevent the gradual spread of a cultural vacuum.
Key words
Transmission, African languages, cultural identity, oral literature, university teaching, francophone, West Africa
Introduction
Cet article participe des réflexions collégiales menées dans une perspective transversale, méthodologique et théorique concernant le Master Oralité de l’Inalco, les projets de recherche « Encyclopédie des littératures en langues africaines » (Ellaf) et « Oralités du monde » (Odm1), de même que la préparation de la Journée d’Études qui a eu lieu le 15 octobre 2019 à l’Inalco. Je voudrais faire de ma contribution une conclusion prospective, un appel à la reconnaissance, à l’enseignement et au développement de l’oralité, notamment dans l’enseignement supérieur.
Une telle démarche reste nécessaire, car malgré les efforts entrepris à plusieurs niveaux et malgré les résultats obtenus par une recherche dynamique, l’enseignement de la littérature orale n’est pas – encore – une pratique pédagogique et scientifique courante2. Je me réfère ici à plusieurs pays francophones de l’Afrique de l’Ouest pour illustrer quelques-uns des obstacles à l’enseignement universitaire de cette discipline. Ces exemples ne sont pas isolés et ne peuvent évidemment pas être abordés en termes de « stigmatisation ». Cependant, ils sont représentatifs de difficultés plus générales auxquelles est confronté l’enseignement de la littérature orale. Or, ce dernier devrait se situer dans une approche positive, innovante et dynamique du domaine.
En effet, les enjeux liés à l’enseignement et au développement de la littérature orale sont nombreux et dépassent la simple défense d’un « patrimoine en voie de disparition ». Ainsi, les risques et les conséquences néfastes d’une politique en défaveur de l’oralité soulignent quelques-uns des enjeux socioculturels concernant son enseignement.
Jean Derive rappelle à juste titre la charge implicitement ethnocentrée dans la dénomination « littérature orale » dans le chapitre introductif du présent numéro. J’utilise le terme malgré ces réserves que je partage, dans une perspective de politique culturelle et scientifique pour désigner un objet protéiforme difficilement perceptible et désigné par une terminologie déroutante et divergente, par folklore, littérature populaire, orature ou aurature, entre autres. Cette situation contribue à fragmenter voire à éclater le domaine. Or, il me semble nécessaire de définir l’objet en tant qu’expression spécifique, caractérisée par une extraordinaire diversité.
1. Une recherche dynamique
L’Afrique de l’Ouest a élaboré une réelle tradition de recherche en oralité. Cette recherche est organisée dans différents pays par les centres internationaux comme l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (IFAN) à Dakar et les deux autres universités sénégalaises, à Ziguinchor et à Saint-Louis ; le Centre d’études linguistiques et historiques par tradition orale (CELHTO), à Niamey ; le Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines (CERDOTOLA) à Yaoundé et l’École normale supérieure (ENS) à Maroua ; le Groupe de recherches sur la tradition orale (GRTO), à Abidjan ; l’université de Ouagadougou, ou le Laboratoire universitaire de la tradition orale et des dynamiques contemporaines, à Libreville. La liste n’est pas exhaustive.
D’éminents spécialistes de la littérature orale ont appartenu à ces institutions, parmi lesquels Amadou Hampâté Bâ, Diouldé Laya, Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng. Les universités comptent de nombreux chercheurs. Je ne pourrai citer que quelques noms : Amade Faye, Ibrahima Wane, Abdoulaye Keïta, Amadou Sow, Oumar Ndiaye, Alpha Oumarou Ba, Mamoussé Diagne (au Sénégal) ; Sié Alain Kam, Alain Sanou (au Burkina Faso) ; Fatimata Mounkaila, Ibrahima Yahaya (au Niger) ; Angèle Ondo, Léa Zame et Marlène Milébou (au Gabon). Plusieurs d’entre eux se situent dans la continuité des recherches de Geneviève Calame-Griaule3 ou de Jean Derive4.
1.1. Fonctions essentielles de la littérature orale
Ici, je ne retiens que les fonctions qui reposent sur la modalité de communication et sur la nature de la parole dont je rappelle la pratique en simplifiant légèrement la présentation. Indépendamment de l’organisation sociale, les performances de littérature orale ont toujours lieu en contexte de communication directe et non médiatisée. Ces performances se déroulent souvent dans la sphère familiale et à des occasions diverses : les cérémonies (naissance, baptême, mariage, deuil, etc.), les travaux quotidiens (piler, moudre du grain) et les veillées. Dans ce cas, ce sont généralement les femmes qui produisent les textes. Elles transmettent l’art verbal aux enfants de la famille élargie et plus particulièrement aux filles. Celles-ci acquièrent ainsi une culture de l’oralité de façon non institutionnalisée. Les garçons, quant à eux, partagent ces séances jusqu’à un certain âge et assistent par la suite aux manifestations réservées plutôt aux hommes.
Au cours de ces performances, qui sont plus ou moins régulières, la langue, la littérature et avec elles les valeurs culturelles sont transmises. Les performances en contexte d’oralité créent en même temps du lien social. Ce sont ces occasions et les pratiques langagières relevant de l’oralité qui, tout en renforçant le lien social, assurent la transmission des langues africaines, des littératures et des valeurs culturelles qu’elles expriment. De ce point de vue, l’oralité a des fonctions sociales structurantes. Par ailleurs, en contexte d’oralité vivante et dynamique, la fréquence et la régularité des performances contribuent à diversifier et à moduler les points de vue. En effet, l’oralité ne fonctionne pas comme un ensemble rigide, elle ne produit pas une idéologie unique, monolithique ou prescriptive, comme on le laisse parfois entendre.
Au contraire, elle est complexe, plurielle et en mouvement. Cette réalité est illustrée par les veillées de contes ou par les répertoires de conteurs, pour ne citer que ces références. Ainsi, un conte seul ne fait pas « loi », il est modulé, contredit, différencié par d’autres qui sont dits dans la même séance ou dans d’autres séances. De même, un proverbe n’est pas utilisé seul : il participe d’une situation d’énonciation spécifique et s’inscrit dans un contexte culturel complexe5. Pour que le répertoire, individuel et/ou familial puisse exprimer la diversité, s’entretenir, s’enrichir et se développer, il lui est nécessaire d’être pratiqué en contexte d’oralité première, i.e. de communication non médiatisée.
La littérature orale représente une richesses culturelle indéniable. Elle pose des défis considérables à l’analyse et à la théorie littéraires, quant à la production, la circulation, l’intertextualité, la variabilité et la réception, entre autres. Son importance est clairement argumentée par la recherche. Cependant, dans la pratique culturelle, plusieurs facteurs perturbent le bon fonctionnement de l’oralité.
1.2. Facteurs perturbant le fonctionnement de l’oralité
Je ne mentionnerai que les facteurs les plus saillants.
Dans de nombreuses sociétés africaines, en raison de l’exode rural et de l’urbanisation rapide, les structures familiales se transforment profondément, la famille nucléaire ayant tendance à remplacer la famille élargie. De même, la scolarisation a tendance à éloigner les enfants du contexte familial.
Pour ces raisons, les occasions de réaliser des performances de littérature orale se raréfient. La littérature orale s’en retrouve affaiblie, car la transmission en contexte d’oralité est perturbée voire interrompue. Cette réalité est parfois présentée comme s’il s’agissait de la disparition lente et inévitable de la littérature orale, qui serait inhérente à la mort inexorable de l’ancien, comme s’il s’agissait du remplacement de la « tradition » par la « modernité ».
Or, ces changements ne sont pas une fatalité. Au contraire, dans un contexte où la transmission de la littérature orale est perturbée, deux niveaux d’action sont envisageables pour atténuer l’impact négatif du processus : agir en faveur de la transmission, et travailler de manière concomitante et complémentaire sur son enseignement – qui a une importance accrue dans ces conditions. Pourtant, à ma connaissance, il n’existe pour ce qui concerne l’Afrique francophone que peu de recherches sur l’enseignement de la littérature orale en tant que matière6. En effet, la littérature orale et/ou les langues africaines sont abordées en termes de ressources à mobiliser, non pas pour elles-mêmes, mais pour « une exploitation efficiente de la littérature orale dans l’enseignement-apprentissage du français » (Sawadogo, 2005 : 31). Cette approche renvoie au programme « École et langues nationales » (Elan), initié par l’Organisation internationale de la francophonie (Oif7) :
« Le programme Elan-Afrique a été mis en place dès 2011 pour promouvoir dans les pays partenaires du programme l’usage conjoint des langues africaines et de la langue française afin d’améliorer la qualité et l’efficacité de l’enseignement primaire en Afrique subsaharienne francophone ».
Il faut expliciter ici que les langues africaines, elles, ne sont en général pas enseignées. Quant au volume African Oral Literature and Education. Interactions and Intersections édité par Daniela Merolla (2016), il s’agit d’un recueil d’articles non focalisés sur l’enseignement, mais plutôt sur la valeur éducative de la littérature orale.
On est dans une situation paradoxale. L’importance du domaine est définie et reconnue8, des ressources existent et peuvent être développées, mais il faut reconnaître l’évidence : l’enseignement de la littérature orale et des langues, dans lesquelles elle s’exprime, est largement absent du débat scientifique. Ici, se pose la question de déterminer les obstacles que rencontre l’enseignement intégré de la littérature orale dans un cursus disciplinaire autonome9, complet et diplômant.
2. Obstacles à l’enseignement intégré de la littérature orale
Dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, ces obstacles relèvent essentiellement des choix politiques en matière de culture, d’éducation et de recherche. À ces facteurs s’ajoute un manque important de moyens.
2.1. Langues minorées, langues et oralités dépréciées
Les choix politiques ont un impact direct sur le statut des langues africaines10 : elles sont en général des langues minorées, non officielles et non enseignées.
Minorées, les langues africaines sont dépréciées à deux niveaux au moins. À un premier niveau, il s’agit d’un point de vue « extérieur » : les langues africaines sont définies, dans les cas de l’Afrique « francophone », dans une comparaison permanente à la langue internationale, anciennement coloniale et dans cette fonction, à l’époque, prétendument la seule à assurer l’accès à la « civilisation ». Une telle perception se manifeste sous de multiples variations ayant comme élément commun l’idée que les langues africaines « orales » souffriraient d’un « déficit culturel ». Ce point de vue s’exprime dans les politiques linguistiques mises en place après les indépendances. Ainsi, la dépréciation initialement venue de l’extérieur, se retrouve à l’intérieur, dans les pays africains eux-mêmes, victimes d’une certaine aliénation culturelle, provoquant des hiérarchies sociales nouvelles fondées sur le critère linguistique.
Quelles en sont les conséquences pour les locuteurs eux-mêmes ? À ma connaissance, il n’existe pas d’étude approfondie consacrée spécifiquement à cette question. Cependant, on peut formuler l’hypothèse qu’un tel faisceau d’idées dévalorisantes laisse des traces à tous les niveaux. Il semble fonder certaines représentations que se font les locuteurs de leurs langues. En effet, il n’est pas improbable que ces idées aient des répercussions sur l’adhésion des locuteurs à leurs langues, sans que celles-ci ne soient situées explicitement dans un rapport hiérarchique à la langue officielle de référence qui fait « autorité ». Il se peut qu’au fond s’opère un mouvement difficilement perceptible, une érosion culturelle qui a des répercussions profondes sur les locuteurs dans leur subjectivité : si ces langues sont dépréciées, dévalorisées et niées dans leur essence, les locuteurs sont probablement amenés à prendre une certaine distance affective par rapport à elles et ont alors tendance à les parler moins aisément. Cette tendance est sans doute renforcée par le fait que, dans les pays francophones, les enfants locuteurs de langues africaines apprennent, encore actuellement, à lire et à écrire souvent dans une langue qu’ils ne parlent pas ou imparfaitement. Dans cette situation, les enfants font l’expérience d’apprendre quelque chose qui débouche sur quelque chose d’autre, qui ne leur est pas forcément compréhensible.
Or, c’est ici que convergent les conséquences néfastes d’une minorisation des langues, car elles affectent directement l’oralité. En effet, les performances en contexte de communication directe sont la condition sine qua non de l’existence même de la littérature orale, que celle-ci soit fixée, pérennisée ou « modernisée » sous forme d’oralité seconde ou de néo-oralité : l’oralité ne vit que dans et à travers la pratique. Or, le plaisir potentiel partagé par l’énonciateur et le public est induit par les ressources dont dispose l’oralité : l’utilisation spécifique de certains procédés stylistiques (allitération, rythme, jeu de mots, onomatopées, modulation de la voix, mimique, gestuelle, accompagnement musical, interactions directes avec le public) sont autant de niveaux d’expressivité et de créativité réelles. Car, en oralité, pour que l’énonciateur soit écouté, il doit être présent et surtout adhérer entièrement à son discours au moment où il le produit11.
La dévalorisation des langues a des répercussions inévitables sur l’oralité. Elle agit contre cette forme d’expression culturelle qu’elle « définit » par des séries de « déficits » : « absence d’écriture, de création, de valeur culturelle », expression de la « tradition12 ».
2.2. Catégorisation : oralité « première » et « seconde », « néo-oralité »
Dans un tel contexte d’enchevêtrement d’affirmations non fondées, de présupposés et de points de vue erronés, la définition des différentes catégories de l’oralité reste utile. Certains chercheurs proposent des idées nouvelles, mais sans une analyse préalable et approfondie du fonctionnement de l’oralité. Par exemple, on peut concevoir que l’apparition des « nouveaux médias » est l’incarnation de la « modernité » et qu’ils sont le moyen de « sauver » l’oralité (Cheikh Sakho, 2017 : 49-56). Or, de telles options risquent de remettre en cause les fondements mêmes de l’oralité, la communication non médiatisée, et elles contribuent ainsi en fait à l’affaiblir encore davantage, sans que les auteurs en aient l’intention. Cette question nécessite un débat scientifique dont participe la discussion terminologique.
Il est généralement admis que le terme « oralité première » désigne les œuvres produites en contexte de communication directe, en présence du ou des énonciateur/s et du public, i.e. en situation de « performance », à l’occasion de cérémonies, de rituels ou de fêtes, entre autres, mais toujours dans un cadre social. En revanche, les termes d’« oralité seconde13» ou d’« oralité médiatisée » désignent les textes collectés en contexte d’oralité et fixés sur différents supports : les enregistrements audio et audio-visuels, la transcription et l’édition des textes, fidèles aux textes recueillis. Ainsi, l’oralité seconde, tout en utilisant la langue d’origine, rend possible la circulation des textes en dehors de leur contexte de production, de même que leur analyse. Cependant, une certaine ambiguïté peut se construire à propos du terme que j’emploie, « oralité médiatisée », car il peut renvoyer en fait à l’utilisation des médias de grande diffusion. Or, en « oralité seconde », la parole « médiatisée » se distingue de la parole « immatérielle » seulement parce qu’elle est fixée sur un support par l’enregistrement et la transcription.
Quant à la néo-oralité, Geneviève Calame-Griaule (1991) s’est intéressée au mouvement des « néo-conteurs » en France. La définition de la « néo-oralité » concerne des textes inspirés de l’oralité et transposés dans d’autres contextes de réalisation que ceux de l’oralité première : concerts, festivals, séances de contage, émissions en direct à la radio ou à la télévision, production de disques, etc. Ces manifestations impliquent souvent la traduction14 des textes originaux en version monolingue.
2.3. Enseigner une réalité culturelle fondamentale, méconnue et méprisée
Face à des politiques publiques défavorables et face à la difficulté de consolider la discipline, faire vivre un enseignement de la littérature orale est un réel exploit. En effet, l’enseignement de la littérature orale dans les universités de l’Afrique francophone rencontre de nombreuses difficultés. Ainsi, confrontés à des manques de moyens et malgré les efforts et l’engagement de nombreux universitaires dans les pays concernés, les enseignements – s’ils existent – portant sur la littérature orale sont souvent associés à des cursus de littérature française ou francophone.
Le contexte peu propice au développement de l’oralité et de la littérature orale pose des questions cruciales : comment envisager d’enseigner des contenus qui, socialement, ne sont pas reconnus ? En effet, pour apprendre, que ce soit à l’école primaire ou dans le supérieur, un minimum de désir est nécessaire. Le vecteur peut être l’envie de savoir et de découvrir du nouveau, l’identification à un modèle ou, au contraire, la prise de distance avec ce qui est connu, par exemple. Pour que la littérature orale puisse être enseignée valablement, la condition minimale est que l’oralité puisse être perçue comme pertinente, importante, incarnant des valeurs culturelles et porteuses d’avenir.
La revalorisation de la littérature orale est dans ce cas une condition incontournable pour son enseignement. Seule une politique culturelle volontariste peut contribuer à inverser la dynamique négative mise en place et à en installer une autre, positive, qui définisse les fonctions fondamentales de l’oralité. Minimiser et négliger cette nécessité peut avoir des conséquences socioculturelles néfastes et comporter des risques importants.
3. L’absence de l’enseignement et ses conséquences : un vide culturel
Nous venons d’identifier quelques éléments du faisceau de facteurs agissant contre les langues, contre la littérature orale et contre son enseignement : perturbation de la transmission, dévalorisation des langues minorées, méconnaissance, voire mépris de l’oralité. Ces facteurs opèrent à tous ces niveaux et ils sont d’une « efficacité » redoutable. En effet, l’un des risques majeurs de cette dynamique négative est le suivant : les fondements culturels des sociétés sont minés, depuis la colonisation et certainement encore plus depuis les indépendances : de ce fait, la présence de la langue française et le recul des langues africaines s’accentuent, malgré de sérieux efforts pour en assurer l’enseignement. Le corrélat inévitable en est un conflit tragique entre le modèle externe qui reste inaccessible, et la dévalorisation radicale de la réalité culturelle interne. Le risque engendré par cette dynamique négative est l’érosion et la disparition des valeurs culturelles incarnées par les sociétés africaines15.
Le mécanisme suivant se met en place : les langues et les littératures produites dans ces langues sont moins bien connues des locuteurs. Or, leur pouvoir structurant est attesté. En même temps, la langue et les contenus culturels enseignés en français sont difficiles d’accès. Leur connaissance reste livresque, abstraite, non vérifiée.
La convergence des deux phénomènes aboutit à une spirale descendante, à une perte progressive de savoirs structurants et de contenus culturels. Le terme de « vide » n’est pas utilisé ici dans le sens que lui donnait la colonisation, mais comme le résultat d’un processus conjuguant perturbation voire perte de la transmission et la quasi-inexistence de l’enseignement. C’est dans ce sens que l’emploie Lucy Mushita (2018), qui constate que « les jeunes Africains d’aujourd’hui savent très peu de choses de leur patrimoine traditionnel. » et elle poursuit :
« la littérature orale traditionnelle disparaît de notre scène culturelle. Quand j’étais jeune – dans le petit village de Rhodésie du Sud, l’actuel Zimbabwe, où j’ai grandi au temps de l’apartheid – j’ai vu mon identité et mes besoins culturels être nourris de la littérature transmise par les anciens à travers les histoires qu’ils nous contaient à la nuit tombée. Mêlant théâtre, chant et danse communautaires, ces ‘cours’ ont complété notre éducation formelle. » (…) « notre jeunesse est déconnectée à la fois de notre tradition et des œuvres des auteurs et penseurs contemporains africains ».
4. Enjeux socioculturels de l’enseignement de la littérature orale
Si l’analyse ci-dessus est juste, les enjeux socioculturels majeurs de l’enseignement de la littérature orale portent sur les risques engendrés par le vide culturel provoqué, entre autres, par la dépréciation des langues africaines et de l’oralité.
Dans un tel contexte, l’Unesco recommande de promouvoir les cultures locales, dont l’oralité, qui peuvent « combler le vide culturel et psychologique ressenti par une partie de la jeunesse autochtone16». La déclaration de l’Unesco (2005)17 préconisant la sauvegarde de la diversité culturelle est reprise par l’Union Européenne dans la Déclaration de Bruxelles en 2009 (M. Kühner, 2012 : 12).
Mis ainsi en perspective, l’enseignement de la littérature orale à l’université et la recherche dans le domaine sont une urgence et prennent toute leur importance : ils doivent être poursuivis et développés, car ils peuvent aider à pallier les dangers d’un vide culturel et à agir pour la réhabilitation de la littérature orale. Ceci passe par des politiques scientifiques mieux appropriées, des moyens mobilisés et des approches critiques approfondies. Ainsi, un changement de perspective semble indispensable. Il s’agit de remettre en cause la perception de la littérature orale à partir de la seule littérature francophone ou, plus généralement, écrite en langues européennes. De même, il est nécessaire d’interroger une politique scientifique qui finance des recherches sur des « langues en danger » et appartenant au patrimoine mourant. Ce faisant, cette recherche se mobilise-t-elle pour soutenir le patrimoine verbal luttant pour sa survie et son développement ?
5. Perspectives
Il ne s’agit pas de dresser une liste de « recettes », mais simplement d’indiquer quelques pistes à partir des difficultés repérées pour appréhender des objectifs nouveaux.
La réflexion pédagogique devrait être renouvelée et prendre en considération, par exemple, certaines approches du local learning18 qui a pour objectif d’éviter toute discrimination. Un tel objectif de l’enseignement abordé en termes politiques et démocratiques permet de problématiser le fait qu’on établisse des hiérarchies « de valeur » entre langues et modalités d’expression littéraires. Dans ce cas, il devient désormais envisageable d’explorer des alternatives écartées jusqu’ici sans discussion et de manière dogmatique. Il importe de réexaminer les articulations entre transmission et enseignement, non en termes d’exclusion mais de complémentarité : comment créer les conditions pour maintenir et consolider le fonctionnement des textes oraux, pour favoriser la pratique de la littérature orale et pour la valoriser ; selon quelles modalités peut être expérimentée l’introduction de l’oralité dans l’enseignement ?
La recherche se trouve devant des défis nouveaux : elle est appelée à définir l’oralité par rapport à la littérature écrite non plus seulement en langues européennes, mais également dans les langues africaines, ce qui permet un changement de point de vue. Le développement d’approches transversales favorise l’intégration des réflexions méthodologiques sur l’enseignement de la littérature orale élaborées dans d’autres aires culturelles19. De même, une réflexion concertée sur l’enseignement en contexte plurilingue, ailleurs qu’en Afrique, permet de décloisonner la recherche pour appréhender les réalités sociolinguistiques de manière plus ouverte. Par ailleurs, une priorité est de mieux articuler la recherche et l’enseignement : mener la recherche pour l’enseignement et répondre aux questionnements soulevés par l’enseignement d’un côté, et impulser de nouvelles pratiques pédagogiques, de l’autre. Ainsi, si elle est résolument transversale et pluridisciplinaire, la recherche permet d’intégrer l’élaboration de matériaux d’enseignement des langues à partir des textes littéraires ; les méthodes existent, elles impliquent une coopération étroite entre la littérature, la linguistique et le traitement automatique des langues. La convergence des deux composantes améliore les conditions pour l’enseignement de la littérature orale et prépare de réelles retombées pour les sociétés concernées20.
Dans le contexte d’urgence pour l’enseignement de la littérature orale à l’université, il fait sens d’interroger la volonté politique des gouvernements en faveur de la défense d’un enseignement plurilingue et inclusif et pour sa mise en œuvre. Une éventuelle objection en termes de « moyens insuffisants » ne serait aucunement convaincante. En effet, à titre de comparaison, les choix pédagogiques et scientifiques opérés à l’université du Rojava à Qamişlo fondée en 2016 sont très significatifs : comme le précise Gulistan Sido (2020), le Département de langue et littérature kurde intègre d’emblée l’oralité dans le cursus. Ce choix témoigne de la détermination et de la volonté politique d’assurer l’équité des deux modalités d’expression littéraire, et ceci dans les conditions et le contexte extrêmement difficiles du Nord de la Syrie21.
Conclusion
Si l’on prend en considération les ressources et les compétences qui peuvent être réunies, et malgré quelques difficultés, dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, les conditions pour l’enseignement intégré et spécialisé de la littérature orale dans une perspective transversale, méthodologique, théorique et en tant que discipline sont bonnes. Il est ainsi possible d’articuler sa transmission et son enseignement, en mobilisant une réflexion pluridisciplinaire constructive et créative. L’une des priorités est certainement de fédérer tous les efforts de l’enseignement et de la recherche au service du soutien et de la réhabilitation de la littérature orale. C’est à cette condition que la richesse culturelle représentée par la littérature orale dans les langues africaines peut être mieux comprise et investie positivement par les locuteurs, au lieu qu’elle ne soit dénoncée comme un frein au développement. La solidité des cultures et des valeurs qu’elles expriment sont des facteurs déterminants pour l’équilibre des sociétés concernées. Les choix culturels et la mise en œuvre d’une politique d’enseignement et de recherche en faveur de la littérature orale sont une urgence. Laisser entendre ou affirmer le contraire consisterait à valider le statu quo. Or, étant donné les risques de déstabilisation culturelles majeures, une telle attitude ferait preuve d’une absence flagrante de clairvoyance politique.
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- Journal of Folklore and Education : https://locallearningnetwork.org/.
- Oralités du monde (Odm) : https://oralites-du-monde.huma-num.fr/.
Notes:
1 Les deux projets de recherche ont développé chacun un site internet, respectivement http://ellaf.huma-num.fr/ et https://oralites-du-monde.huma-num.fr/.
2 Pour la définition de « littérature orale », je me réfère à Baumgardt et Derive (dir.), 2008, Baumgardt (dir.), 2014, p. 5 et au Dictionnaire des concepts, Ellaf http://ellaf.huma-num.fr/. En ce qui concerne l’Europe, le Master Oralité de l’Inalco est la seule formation disciplinaire intégrée comprenant les niveaux M1 et M2 et pouvant mener au doctorat.
3 Geneviève Calame-Griaule, 1965 et 1970 ; Ursula Baumgardt, 2019.
4 Jean Derive, 1987 et 2012 ; Alain Sanou, 2015.
5 Voir Jean Derive (2023), qui présente ce fonctionnement dans un recueil de proverbes ; voir également, dans ce numéro, l’article de Marie-Rose Abomo-Maurin.
6 À ce propos, on signalera comme une exception concernant l’Amérique du Nord, l’ouvrage de L. Asimeng-Boahene et M. Baffoe, 2014 ; voir aussi infra, la notion de « Local Learning », note 1, p. 101.
7 Oif, https://www.francophonie.org/enseignement-bilingue-elan-18.
8 Voir par exemple, la Déclaration de l’Unesco, en octobre 2003, sur la « Sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ».
9 Très souvent, les enseignements portant sur la littérature orale sont dépendants des cursus de littérature française, francophone ou comparée.
10 Voir pour un aperçu sur les langues africaines et leur statut, Henry Tourneux, Dictionnaire des concepts sur le site d’Ellaf.
11 Goggo Addi a exprimé clairement ce ressenti : elle était une conteuse heureuse et aimait conter quand elle n’avait pas de soucis matériels ou relationnels (U. Baumgardt, 2000 : 25-42).
12 Voir à ce sujet, par exemple, le n° 1 de Revue des oralités du monde.
13 W. J. Ong (1982, 1989) ; P. Zumthor (1983).
14 Différentes formes de néo-oralité, médiatisée ou produite en présence de l’énonciateur et du public sont analysées par Marlène Milébou-Njavé, 2016, à propos du répertoire du conteur et chanteur gabonais Brice Senah Ambenga.
15 À ce propos, on signalera comme une exception l’ouvrage de L. Asimeng-Boahene et M. Baffoe, 2014. Les auteurs réfléchissent à l’inclusion de la littérature orale africaine dans l’enseignement en Amérique du Nord.
16 Symposium de l’Unesco, Identités autochtones: paroles, écrits et nouvelles technologies, 15 – 18 mai 2001 : http://unesdoc.unesco.org/images/0015/001590/159063f.pdf
17 UNESCO, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Paris, 20 octobre 2005 : http://www.unesco.org/new/fr/culture/themes/cultural-diversity/cultural-expressions/the-convention/convention-text/
18 « Local Learning does not and shall not discriminate on the basis of race, color, religion (creed), gender, gender expression, age, national origin (ancestry), disability, marital status, sexual orientation, or military status in any of its activities or operations », Selina Morales (ed.), 2020, Journal of Folklore and Education, p. ii. www.locallearningnetwork.org
19 Voir, par exemple, Journal for Folklore and Education, note 18.
20 Il s’agit de réels apports de la recherche, non « retombées sociétales », exigence définie comme objectifs dans des projets de recherche financés; cette définition est des plus imprécises.
21 Voir pour plus de détails l’article de Ramazan Pertev et Gulistan Sido dans ce numéro.