Journée du patrimoine culturel immatériel : oralité

 

 

INALCO

Journées du patrimoine culturel immatériel

Oralité

En partenariat avec la Maison des cultures du monde – CFPCI et la Fondation Inalco

 

Les Journées du patrimoine culturel immatériel (JPCI) mettent à l’honneur les pratiques culturelles vivantes transmises de génération en génération et classées par l’UNESCO, en lien avec les aires culturelles de l’Inalco.

A travers un programme de conférences, tables-rondes, projections de documentaires et spectacles, ces journées visent à présenter au public la diversité de ces pratiques culturelles, terrain d’études à l’Inalco. 

L’Inalco organisera chaque année les Journées du patrimoine culturel immatériel autour d’une thématique, cette première édition portera sur l’oralité.

 

Oralité

 

Le « Patrimoine culturel immatériel » (PCI) défini par l’UNESCO en octobre 2003 comprend, entre autres, les langues, les savoirs et leur transmission par la parole et en contexte oralité. C’est justement le caractère immatériel de la parole qui fonde la communication directe et qui nécessite la présence de tous les participants.

L’oralité comprend la communication quotidienne, de même que l’acquisition de la parole et celle du langage. Elle donne lieu à des créations artistiques : en musique, à travers le chant et la chanson… ; en art verbal et en « littérature orale », elle comprend de nombreux genres, comme l’épopée, le conte, le proverbe, la poésie, ainsi que des genres nouveaux relevant de la musique urbaine, de la néo-oralité et du théâtre improvisé.

Elle est attestée en Afrique, aux Amériques, en Asie et en Europe, entre autres. Relevant de la communication à travers les langues articulées, elle est en fait universelle et s’exprime dans des formes d’une extraordinaire variétés et richesse. Elle relève des « oralités du monde ».

Plusieurs facettes de l’oralité sont abordées durant les deux « Journées du Patrimoine culturel immatériel », dans des formes qui favorisent la communication entre le public et les intervenants :

* Discussions avec le public ;

* Tables Rondes et échanges entre spécialistes confirmés, doctorants et artistes :

– collecte des données, enregistrement et édition comme résultats de recherches de terrain ; 

– étude des musiques par l’ethnomusicologie ;

– discussions sur les enjeux du patrimoine culturel immatériel et de l’oralité dans l’enseignement et la recherche ;

– présentation d’un recueil de proverbes bilingues selon les exigences de l’édition scientifique, qui donne accès à la dimension satirique et ludique de ce genre très répandu de la littérature orale.

* Manifestations artistiques :

– le concert ;

– l’expérimentation du contage dans les langues des conteuses et des conteurs professionnels ou amateurs en résumés simultanés.

*Référente scientifique : Ursula Baumgardt, Professeure d’oralité et littérature africaine (INALCO / PLIDAM), co-responsable du Master ORALITE de l’INALCO, directrice de publication de la Revue des oralités du monde.

 

 

 


 

 

 

Mercredi 4 octobre 2023

 

 

Auditorium

 

11h00 – 12h00 – Conférence introductive

Notions et enjeux du patrimoine culturel immatériel

 Par Alice Fromonteil, Responsable du Centre français du patrimoine culturel immatériel

 

14h00-16h00 – Projection de documentaire-débat

« Sauver une langue » de Liivo Niglas (74’)

L’oralité concerne toutes les langues articulées et utilisées en communication directe.

Le documentaire concerne une langue rare et illustre plusieurs initiatives pour essayer de la sauver.

 

Indrek Park est un linguiste estonien qui étudie les langues amérindiennes depuis plus de dix ans. Il travaille sur la langue du peuple Mandan qui vit dans les prairies du Dakota du Nord, sur les rives du fleuve Missouri. Mais il manque de temps : Edwin Benson, le dernier locuteur natif de mandan, est âgé de 84 ans. En outre, les projets d’Indrek sont plus ambitieux que le simple enregistrement de la langue pour les générations futures. Il veut faire revivre le mandan afin qu’il soit à nouveau transmis comme langue maternelle.

Prix du patrimoine culturel immatériel à la compétition internationale du Festival Jean Rouch en 2020.

Débat : intervenants à venir

 

16h00-18h30 – Table ronde

Oralité et ethnomusicologie

 

Organisée et présidée par Mélanie Nittis

 

Johanni Curtet

Chant diphonique de Mongolie

 

Estelle Delavennat

 Chants polyphoniques ukrainiens

 

Mukaddas Mijit

Musique ouighoure

 

Mélanie Nittis

 Distiques improvisés de Karpathos (Grèce)

 

19h00-21h00 – Concert

Artiste à venir

 

 

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Hall du 2ème étage

(Horaire à définir)

 

Exposition sur les berceuses en collaboration avec la Maison des cultures du monde

 

12h30 – Représentation de la chorale Inalco

 

Stands :

 Maison des cultures du monde – Centre français du patrimoine culturel immatériel

Enrichir la connaissance des diverses formes du patrimoine culturel immatériel et de leurs origines, à travers la recherche, la documentation et la programmation d’expressions du monde entier.

 

Association Calliope

Encourager la création, la diffusion, la formation et la recherche des arts de la parole et du récit.

 

La Maison du conte

Accompagner des projets de création avec des conteurs ou artistes de la parole et œuvrer à leur rayonnement régional, national et international.

 

Presses de l’Inalco

Présentation et vente d’ouvrages en lien avec l’axe Oralité.

 

La grande oreille

Découvrir les contes dans toute leur diversité (contes de tradition orale, mythes, légendes, contes urbains et contemporains…)

 

L’Harmattan

Présentation et vente d’ouvrages en lien avec l’axe Oralité.

 

Médiathèque de l’Inalco

Présentation de la médiathèque et d’une sélection de films sur l’Oralité

 

Chiffres du monde
Initiative porté par Chanyueh LIU, enseignant de taïwanais et de chinois à l’Inalco

 

 

 

Galerie

 

 

Projet pédagogique et culturel porté par Chanyueh Liu, enseignant de taïwanais et de chinois de l’Inalco

 

Le dispositif permet aux lecteurs, au lieu d’emprunter des livres de conte, d’« emprunter » une personne qui raconte réellement un conte chinois en chinois ou en français en face d’eux. En parallèle, une dimension sur l’art des techniques des conteurs/conteuses est ajoutée afin de développer un contexte théâtral.

 

 

 

 


 

 

Jeudi 5 octobre 2023

 

 

 

Auditorium

 

11h00 – 12h30 – Table ronde

Recherches de terrain en oralité : retours d’expérience

Modération

César Itier

 

Saly Diémé

Poésie orale féminine de mariage wolof (Sénégal)

 

Kévin Mba-Mbegha

Légendes fang du Gabon

 

Louise Ouvrard

Récits de vie malgaches

 

Gulistan Sido

Contes de la Montagne Kurde (Syrie)

 

Hadidja Konai 

Filmer des conteuses peules (Cameroun)

 

Kang Seongwoo

Oralités bretonnes

 

Discussion

 

PAUSE

 

14h00 – 16h00 – Table ronde

Enjeux de l’oralité

Modération

Ursula Baumgardt et César Itier

 

Allocution de Rima Sleimane (à confirmer)

Vice-présidente de la Recherche de l’Inalco

 

Frosa Pejoska-Bouchereau

Enseignement : le parcours du Master Oralité

 

César Itier

Recherche : Revue des oralités du monde :

Présentation du numéro 1 paru le 8 avril 2023, et du n°2 – sortie, le 5 octobre 2023

 

Patrice Pognan

Outils numériques : Les sites ELLAF et ODM

 

Aliou Mohamadou

Édition : publier et diffuser les textes de l’oralité

 

Discussion

 

PAUSE

 

16h30 – 18h00 – Conférence de Jean Derive

Collecte et édition de proverbes oraux : un exemple africain

Modération

Aliou Mohamadou

 

18h30 – 20h – Performances d’art verbal

Les oralités du monde par le conte

Tour de table

Présentation des conteuses et de conteurs

 

Antonietta Pizzorno

Italien

 

Gulistan Sido

Kurde

 

Chanyueh Liu

Chinois (Mandarin, Taïwanais)

 

Chrysogone Diangouya

Kikongo Laari

 

RETOURS DU PUBLIC

 

20h – 21h – Pot de clôture

 

 

Foyer

 

 

Groupe de recherche sur les oralités du monde [ODM]

Revue des oralités du monde

Présentation et vente des deux premiers numéros

 

Encyclopédie des littératures en langues africaines (ELLAF)

 

ELLAF Editions :

Des publications de textes oraux en langues africaines, dont :

Le recueil de proverbes présenté lors de la conférence de Jean DERIVE

 

 

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Hall du 2ème étage

(Horaire à définir)

 

 

Exposition sur les berceuses en collaboration avec la Maison des cultures du monde

 

Stands :

 Maison des cultures du monde – Centre français du patrimoine culturel immatériel

Enrichir la connaissance des diverses formes du patrimoine culturel immatériel et de leurs origines, à travers la recherche, la documentation et la programmation d’expressions du monde entier.

 

Association Calliope

Encourager la création, la diffusion, la formation et la recherche des arts de la parole et du récit.

 

La Maison du conte

Accompagner des projets de création avec des conteurs ou artistes de la parole et œuvrer à leur rayonnement régional, national et international.

 

Presses de l’Inalco

Présentation et vente d’ouvrages en lien avec l’axe Oralité.

 

La grande oreille

Découvrir les contes dans toute leur diversité (contes de tradition orale, mythes, légendes, contes urbains et contemporains…)

 

L’Harmattan

Présentation et vente d’ouvrages en lien avec l’axe Oralité.

 

Médiathèque de l’Inalco

Présentation de la médiathèque et d’une sélection de films sur l’Oralité

 

Chiffres du monde
Initiative porté par Chanyueh LIU, enseignant de taïwanais et de chinois à l’Inalco

 

 

 

Galerie

 

 

Projet pédagogique et culturel porté par Chanyueh Liu, enseignant de taïwanais et de chinois de l’Inalco

 

Le dispositif permet aux lecteurs, au lieu d’emprunter des livres de conte, d’« emprunter » une personne qui raconte réellement un conte chinois en chinois ou en français en face d’eux. En parallèle, une dimension sur l’art des techniques des conteurs/conteuses est ajoutée afin de développer un contexte théâtral.

 

Accès libre dans la limite des places disponibles

La littérature orale en contexte de guerre
en Syrie (2011‑2022) : une expérience de contage dans la Montagne Kurde

 

 Gulistan Sido

Doctorante Lauréate du programme Pause

Inalco – Plidam

 

 

 

Résumé

Le conte, un genre de la littérature orale présent dans de nombreuses cultures, est souvent raconté lors de veillées, dans une ambiance conviviale et de détente.

Cet article relate une expérience de contage en plusieurs situations et en plusieurs périodes en contexte de guerre en Syrie (2011-2022). Il s’agit des contes de la « Montagne Kurde ». Le contage dans des situations marquées par une extrême violence et par des traumatismes peut avoir des fonctions différentes de celles ob­servées habituellement.

L’article est illustré par le résumé du conte « Le cheval à trois pattes », dit à un public d’enfants.

Mots clés: Syrie, kurde, conte, contage, Montagne Kurde, guerre, littérature orale kurde, fonctions du conte

 

Abstract

Oral Literature in the Context of the War in Syria (2011-2022): Experimental Storytelling in the Kurdish Mountains. Stories represent an oral literary genre present in numerous countries that are generally recounted during social assem­blies in a friendly and relaxed environment. This article, however, discusses a sto­rytelling experiment using the stories in the Kurdish Mountains in several settings and times during the war in Syria (2011-2022). The stories were told in situations characterized by extreme violence and trauma and in which storytelling can have atypical and unexpected functions. The article is illustrated using the story “The Three-legged Horse” being told to an audience of children.

Key words: Syria, Kurdish, story, storytelling, Kurdish Mountains, war, oral Kurdish litera­ture, functions of stories

 

 

 

 

Carte de la Syrie montrant la région autonome kurde du Rojava1

 

 

Introduction

Cet article relate, rend visible, décrit et analyse une expérience de con­tage en plusieurs situations et en plusieurs périodes en contexte de guerre en Syrie (2011-2022). Il s’agit des contes de la « Montagne Kurde », Jabal al-Kurd, Kurd Dagh ou selon le nom local Çiyayê Kurmênc2, terme dési­gnant la région située à l’extrême angle nord-ouest de la Syrie3 (voir la carte). La Montagne Kurde4 tient son nom de sa population entièrement kurde. C’est une zone montagneuse, couverte de champs d’olivier. La région est composée de sept districts dont la superficie, selon les sources officielles, est de 2050 km2 5. Sa population est majoritairement sunnite. La région comprend 363 villages dont 22 villages de Kurdes yézidis et une minorité alaouite dans le district de Mabata. Afrine est le nom d’une vallée et d’une ville, et est utilisé par extension pour désigner toute la région. Celle-ci dépend administrativement du gouvernorat d’Alep.

J’évoquerai la situation de la littérature orale kurde dans cette région, et je retracerai dans un deuxième temps, mon expérience de contage en contexte de guerre. J’écris cet article en tant que témoin de cette guerre, étant moi-même originaire de la région d’Afrine. Je vais me référer à mon expérience vécue ainsi qu’à mes recherches de terrain effectuées entre 2009 et 2011 (collectes, entretiens), mes observations personnelles, et éga­lement les études écrites par des spécialistes de différents domaines.

1.        La littérature orale kurde en Syrie

1.1.        Le statut de la langue kurde en Syrie

Sous le mandat français, de 1920 à 1947, le français et l’arabe étaient les langues officielles de la Syrie, selon l’article 14 du communiqué adressé au conseil et aux membres de la Société des Nations, à Genève le 12 août 1922. En revanche, le kurde n’était pas reconnu comme langue officielle. De ce fait, l’enseignement du kurde était confronté à plusieurs difficultés. Celles-ci aboutirent à des revendications culturelles présentées dans un document établi par des notables, des lettrés et des chefs de tribus kurdes. Le document revendiquait la reconnaissance du statut distinct de la langue et de la culture kurdes par rapport aux autres cultures.

Plus tard, la parution du premier numéro de la revue Hawar / L’Appel le 15 mai 1932 à Damas marqua l’émergence d’un réel mouvement culturel kurde. Aidés par des orientalistes comme Roger Lescot ou Pierre Rondot, les frères Bedirxan publièrent le premier numéro de Hawar en kurde et en français à Damas. Ils y précisent les fondements du programme et les quatre objectifs de la publication de la première revue littéraire et linguis­tique. La renaissance du folklore figurait comme troisième mission urgente « Cette partie de notre programme sera la plus fertile. Elle prendra soin de la publication des légendes, contes et chansons Kurdes. Une partie de ces publications sera traduite en français » (Bedirxan, 1932, p. 1).

1.2.        Le contexte politique

Les Kurdes constituent la deuxième ethnie en Syrie6. Mais sous la république arabe syrienne et avec l’arrivée au pouvoir du parti Baas en 1961, et surtout après la domination de la dynastie El Assad (Hafez el Assad, de 1970 à 2000, puis Bachar el Assad), ils ont été confrontés à des politiques de répression à plusieurs niveaux : négation de leur identité, de leur culture, dévalorisation et marginalisation. Les mesures se sont multi­pliées afin de dominer et interdire des pratiques culturelles, et des modes de vie :

« Dès la fin des années 1950, les Kurdes subissent de sérieuses discri­minations en raison d’un nationalisme syrien fondé sur l’arabité qui exclut les autres ethnies. Ainsi la réforme agraire, mise en œuvre dans le reste de la Syrie, n’est pas appliquée dans les régions kurdes, car elle aurait dépos­sédé les propriétaires arabes au profit des paysans kurdes. L’expropriation des Kurdes et la redistribution des terres à des Arabes venant d’autres régions commence dans le cadre de la politique de la « ceinture arabe » dès 1961 (cette politique vise à arabiser les zones frontières avec la Turquie pour faciliter leur contrôle et éviter la formation d’une région homogène kurde) Par ailleurs, associations et partis politiques ne peuvent pas légale­ment faire référence à la culture kurde. » (Dorronsoro et al., 2020, p. 59-60)

Le 19 juillet 2012, date considérée comme le début de la Révolution de Rojava7, connue d’ailleurs « la révolution de la langue kurde », constitue un tournant historique qui voit la fondation d’un système d’éducation et d’enseignement en kurde, et l’émergence d’un mouvement culturel et de revitalisation de la littérature orale entre 2011-2018 à Afrine8. Ce mouve­ment s’est renforcé depuis 2014 après la déclaration de l’auto-administration démocratique, date à partir de laquelle la langue et la litté­rature kurdes sont enseignées9.

1.3.        L’oralité : modalité de communication dominante et pratique de la littérature orale

Il ne s’agit pas ici de définir de manière détaillée les genres oraux tels que j’ai pu les observer, mais de donner une vision globale, une idée géné­rale de la pratique de l’oralité et de son importance dans la vie de la population.

Dans un long processus, une société présentant des coutumes, des tra­ditions, un mode de vie et des caractéristiques culturelles propres s’est formée dans la Montagne Kurde. Dans cette région10, l’usage de l’oralité est vital pour subsister en tant qu’entité culturelle et linguistique distincte.

L’épopée en fournit un exemple. Des épopées11 dont la récitation et la transmission étaient assurées par les dengbêj12 traversaient la frontière entre le nord et le sud de la Montagne, (entre la Syrie et la Turquie). Ainsi, Memê Alan, qui est l’histoire la plus célèbre, est très récitée dans toute la région. Pour avoir le statut de dengbêj et être qualifié de professionnel, les récitants qui pouvaient être des hommes ou des femmes devaient avoir la maîtrise de la récitation de quatre épopées : Memê Alan, Derwêșê Evdî, Siyad Eĥmedê zilîfî et Delal. De manière plus générale, les maîtres de la parole littéraire ont un statut particulier : ils sont respectés et bénéficient d’une grande estime de la communauté ; ils sont considérés comme des maîtres car ils ont des disciples.

Par ailleurs, dans les années 1950, les habitants de la Montagne se déplaçaient à Alep. Dans cette ville, les Kurdes s’installaient dans les quar­tiers situés sur les collines les plus hautes pour y résider, travailler et étu­dier. Il s’agit de deux quartiers : Achrafiyé et Cheikh Maqsoud, appelé aussi « La montagne d’Al Sayda13 ». Ce mouvement de population entre l’espace rural et l’espace urbain maintenait ainsi le lien entre la Montagne et la ville, la circulation de la littérature orale, le sentiment de cohésion sociale et la transmission des connaissances entre les générations. À Alep, à partir des années 1960, les premiers enregistrements de littérature orale ont été effectués sur des phonographes.

La pratique de l’oralité sous plusieurs formes dans plusieurs champs culturels, y compris le champ religieux14, occupe une position centrale dans cette partie kurde de la Syrie. Cette pratique a d’ailleurs plusieurs fonc­tions : c’est un acte de résistance contre l’interdiction de la langue, contre les tentatives d’assimilation et la négation de l’identité culturelle.

La pratique de certains genres a reculé. En revanche, le conte reste le genre narratif le plus pratiqué. La performance n’exige pas de cadre spéci­fique. Les textes de longueur variable sont accessibles et peuvent être facilement mémorisés. Hommes, femmes et enfants peuvent raconter. Les veillées peuvent débuter tôt le soir et finir tard la nuit. Un conteur com­mence et les contes s’enchaînent. Un bon conteur peut attirer l’attention des auditeurs des villages lointains. Une séance de contage crée un con­texte d’échange, et d’apprentissage.

1.4.        Collectes, sauvegarde et publications

L’oralité, la modalité d’expression littéraire la plus fréquente, et la diversité des genres traditionnels transculturels mais également localement spécifiques, ont été rarement l’objet d’études et de recherches, ou d’une collecte systématique. En effet, il n’existe pas de structures de recherche et d’enseignement dans le domaine. En revanche, on peut observer des ini­tiatives personnelles de collecte et de publication dont l’objectif est la sau­vegarde du patrimoine culturel. Cependant, de nombreuses archives ne sont pas transcrites ni publiées. Parmi les rares recueils publiés, on peut citer cinq exemples.

Cemîl Kinê a publié en 1958 à Alep un recueil de proverbes transcrits en alphabet et traduits en arabe, collectés par lui-même, حكم وأمثال كردية ومغازيها, [Ḥikam wa-’amṯāl kurdiyya wa-maġāzīhā ‘Maximes et proverbes kurdes et leur sens’]15.

Bîlal Hesen16 a publié Pîr û Pendî, ji wêjeya gelêrî [‘Proverbes de la littérature orale’] en 2012, en Allemagne. Il s’agit d’un recueil de 795 pages, considéré comme une encyclopédie de proverbes17. Sur une période de 30 ans, il a pu collecter plus de 20 000 proverbes qu’il a regroupés dans un ordre alphabétique. Il est également l’auteur d’un dictionnaire arabe-kurde18.

Bêrîvana Cindî, Çend Dastan û Serhatiyên Devera Efrînê (Rojavayê Kurdistanê) [Quelques épopées et récits de la région d’Afrine (Kurdistan de l’ouest)] est un recueil de treize épopées enregistrées auprès de dengbêj professionnels par Mihemedê Cezawîr Hemkoçer19 et publié par l’Institut de la tradition kurde, à Dihok, en 2012.

Celîlê Celîl20 a voyagé plusieurs fois en Syrie pour collecter de la litté­rature orale dans les régions kurdes, et notamment dans la Montagne Kurde et il a réuni tous les textes dans un ouvrage intitulé ЗАРГОТЬНА К’ӦРДЕ СУРИАЕ [Zargotina Kurdê Suriayê ‘Le folklore des Kurdes de Syrie’], publié à Yerevan en alphabet cyrillique en 1985. Le recueil a été publié en alphabet latin en 1989 (Uppsala, Suède).

Mamed Jemo présente une recherche consacrée aux parlers kurmandji du nord-ouest d’Alep : Les parlers de la Montagne kurde en Syrie, Paris, 1999. Les particularités linguistiques de la Montagne sont abordées à partir d’un corpus de littérature orale transcrit mais qui n’est pas traduit.

Dans le cadre d’une mission de recherche soutenue par le Cerlom21 dans l’objectif de faire du terrain dans la Montagne Kurde et collecter du maté­riel pour préparer un master 2 en littérature orale kurde sous la direction de Christophe Balaÿ, j’ai effectué ma recherche de terrain entre 2009 et 2011 pour collecter et filmer surtout des séances de contage en situation de performance. J’ai réalisé les enregistrements entre la Montagne et le quar­tier kurde d’Alep.

2.        Le contexte de la guerre

Dans le contexte de ce qu’on appelait « les printemps arabes », des sou­lèvements pacifiques contre les régimes de dictateurs ont eu lieu dans plu­sieurs pays22. En Syrie, un tel mouvement de contestation s’est manifesté le 15 mars 2011. Il avait pour objectif d’amener la chute du régime de Bachar Al Assad. Le mouvement était porté par toutes les composantes de la société syrienne, dont les Kurdes. Le régime bassiste d’Assad au pouvoir a violemment réprimé les revendications des contestataires.

Cette répression a été suivie par une internationalisation de la crise syrienne. La Russie, principal soutien du régime d’Assad, s’est engagée militairement. En effet, la région gérée par l’Auto-Administration Démo­cratique, déclarée le 20 janvier 2014 dans le nord-est du pays, mais non reconnue par le régime syrien ni sur le plan international, était devenue la cible des attaques qui durent jusqu’à maintenant23. Ces attaques sont menées par les forces armées du régime soutenues par la Russie. Dès 2013 s’y sont ajouté, par ailleurs, la terreur exercée par l’État Islamique et les djihadistes, à travers, entre autres, des attentats perpétrés par les cellules dormantes et par le minage du territoire – de très nombreuses mines ne sont toujours pas désactivées.

La Syrie se transforme en un champ de bataille, une arène pour les con­flits internationaux et régionaux. La guerre fait toujours rage, causant des pertes quotidiennes. Au carrefour des incertitudes, l’avenir du pays est encore instable. Dans cet article, je ne peux pas analyser cette guerre dans toute son ampleur et sa complexité. J’ai moi-même vécu cette guerre, j’en mentionnerai certains impacts et conséquences désastreux sur les populations.

Le chaos et la réalité dramatique qui se sont imposés se traduisent tout d’abord par des dommages sur le patrimoine culturel syrien à la fois maté­riel et immatériel. Des sites historiques millénaires ont été rayés de la carte. Les populations subissent des traumatismes laissant de profondes cica­trices individuelles et collectives à la fois. Des générations qui vivaient ensemble ont été dispersées. La mémoire collective est fragmentée. Les communautés locales ont subi des déplacements forcés, l’occupation de territoires syriens par la Turquie, et il y a eu des dizaines de milliers de morts. La société syrienne se trouve profondément bouleversée et même ébranlée.

En décembre 2014, plus de la moitié des Syriens ne vivent plus dans leur lieu de résidence habituel, la proportion étant plus élevée dans les zones insurgées. Ces migrations affectent directement le capital social des individus : « Trois dimensions de ces transformations se révèlent particul­ièrement importantes : le capital social, les ressources économiques, et la hiérarchie ethnique. En premier lieu, le capital social de la grande majorité des Syriens diminue, car l’appauvrissement, l’exode, l’insécurité et les difficultés de communication affectent directement la capacité à entretenir des liens » (Dorronsoro et al., 2020, p.35).

3.        L’expérience de contage

Le conte est le genre narratif le plus attesté dans de nombreuses cul­tures. C’est un récit fictif qui se transmet sous une forme courte et s’adresse à des publics de tous âges. Il nous plonge dans un univers imaginaire peuplé de personnages particuliers, il aborde différents thèmes et comporte plusieurs niveaux de significations. Traditionnellement, la veillée de conte est un moment privilégié, unique et qui ne se répète jamais à l’identique. Elle réunit dans un lieu et un temps précis le conteur et son public. L’énon­ciation du conte se fait généralement lors de veillées nocturnes, dans une ambiance conviviale et de détente24.

Les contes qui s’inscrivent dans une réalité socio-culturelle donnée sont des vecteurs de valeurs, de savoirs et de messages à décoder. Ils constituent une pratique importante dans la vie culturelle des populations. Le contage est un moment d’interaction. Dans chaque société, il peut avoir plusieurs fonctions. On l’associe à l’idée de distraction et de détente, et on lui attri­bue souvent des fonctions pédagogiques. D’autres études l’abordent du point de vue de sa fonction initiatique, comme un outil d’éducation ou un moyen pédagogique, mais également comme un médiateur thérapeutique.

Cependant dans cet article, j’évoquerai deux expériences de contage : la première a eu lieu pendant les bombardements de l’armée syrienne contre les quartiers d’Alep en 2013. La deuxième se situe après l’exode des populations d’Afrine suite à l’occupation de la ville le 18 mars 2018 par l’armée turque et leur regroupement dans des camps d’évacuation.

Évoquer cette expérience de contage en contexte de la guerre, c’est d’abord la rendre visible, la décrire et l’analyser. Ce vécu nous aidera à mener une réflexion sur les fonctions des contes dans des situations mar­quées par une extrême violence et des traumatismes. Je prendrai en consi­dération les facteurs extérieurs et intérieurs qui sont intervenus dans ce contage. Je m’interrogerai sur le rôle qu’ils pourront jouer dans ce cas qui dépasse le contage traditionnel.

3.1.        Enfermement, blocus, bombardement et contage 25

Au début de l’année 2012, les quartiers sous le contrôle des opposants au régime, à l’est d’Alep, sont devenus les cibles de bombardements intenses et violents de l’armée. L’électricité et les communications télé­phoniques étaient totalement coupées en raison de la destruction massive des infrastructures. Aller au centre-ville était un risque majeur à cause de la présence de snipers26. Les conditions de vie sont devenues extrêmement difficiles. Le manque de mazout et de farine a rendu difficile le fonction­nement de la plupart des boulangeries. Les produits alimentaires ont com­mencé à manquer. Les écoles ont fermé. La vie normale s’est arrêtée et la situation s’est rapidement dégradée.

Au nord, notre quartier était encerclé. Avec le blocus et les menaces perpétuelles de bombardements, nous observions avec angoisse l’évolu­tion de la guerre et les gens se mobilisaient pour trouver des solutions contre la famine et se protéger contre les éventuelles attaques. A ceux qui habitaient aux derniers étages, il était conseillé de se rendre dans les sous-sols ou les étages inférieurs, pour ne pas être directement exposés aux ex­plosions des obus. C’était mon cas avec ma famille. Souvent nous passions les nuits chez les voisins, d’autres voisions nous rejoignaient. Nous enten­dions le bruit des bombardements des quartiers voisins27, plongés dans l’obscurité et le manque de sécurité. Afin de surmonter la détresse et de nous accrocher à la vie, nous chantions. Nous nous référions aux anec­dotes, aux devinettes. Pendant cette situation extrême, alors que ne nous y attendions pas, je me lançais à conter en encourageant les autres à faire la même chose.

Dans cet enfer, ce sont les enfants qui souffraient le plus, privés d’école. Jouer dehors représentait un grand danger. Afin que les enfants ne restent pas enfermés chez eux, nous avons utilisé les sous-sols des écoles pour faire des activités qui puissent dissiper la peur qu’ils vivaient au quotidien. En tant qu’enseignants, nous avons préparé des cours de langue kurde et de chant. Pour faire face à cette situation, nous avons fait des groupes dans tout le quartier. Ma manière préférée était de leur raconter des contes. J’ob­servais l’enchantement des enfants quand ils écoutaient28. De six à treize ans, les enfants eux-mêmes se mettaient à réciter les contes qu’ils avaient déjà appris dans leur entourage. Je remarquais que les enfants s’attachaient à moi en tant que conteuse. Ils écoutaient attentivement. Au milieu de l’horreur, la relation qui se tissait entre eux et moi par l’intermédiaire du conte avait un effet bénéfique pour nous tous.

3.2.        Conter dans une situation d’exode et de traumatisme au milieu des ruines

Après un blocus d’un an, les forces du régime ont intensément bom­bardé notre quartier. Suite aux bombardements du 29 mars 2013, un exode massif des populations civiles s’est effectué vers Afrine. Pour la première fois, nous devions quitter nos maisons. De même, la Montagne était sous un dur blocus et des menaces d’attaques terrestres des djihadistes du Front al-Nosra. En revanche, une certaine stabilité, le développement d’un sys­tème d’autogestion et la particularité montagnarde de la région ont aidé la population à faire face à ce blocus. Une tranquillité relative et une vie quasi normale ont fait de cette terre d’oliviers un refuge pour des dizaines de milliers de Syriens fuyant à leur tour les bombardements. Le 20 janvier 2018, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a lancé l’opération du « Rameau d’Olivier ». Des dizaines d’avions turcs ont bombardé la région en même temps que des attaques terrestres étaient menées par les groupes armés de l’ASL29.

Vers mi-mars, la situation devient de plus en plus dangereuse à cause des mercenaires dirigés par la Turquie qui s’approchaient du centre-ville et la continuation des bombardements. Il fallait sortir d’Afrine et se sauver. J’ai jeté un coup d’œil sur ma bibliothèque, j’ai pris mon ordinateur por­table et quelques albums de photos et je suis partie avec les autres. Un long exode vers l’inconnu recommence. Pendant l’exode vers les zones d’éva­cuations30, ils y a eu des décès, et la perte de personnes âgées en raison de dépressions31. Le 18 mars 2018, la Montagne a été complétement occupée par l’armée turque.

Dans des conditions de vie extrêmement difficiles, plongée dans mon traumatisme personnel, j’ai été témoin de scènes terriblement doulou­reuses. J’ai dû passer une semaine dans une petite mosquée avec des dizaines de familles. Avec le froid, le manque de nourriture et d’eau potable, nous avons survécu en consommant des boîtes de conserves ap­portées par des comités de secours. Avec l’afflux de la population dans ces zones, des camps pour les réfugiés ont été préparés, beaucoup de familles se sont mobilisées pour nettoyer les maisons abandonnées et détruites afin de pouvoir s’y abriter. De plus, la dangerosité de cette zone à cause des mines laissées après les combats entre le régime et l’organisation terroriste de l’État Islamique rendait tout déplacement difficile32.

Regroupées dans une maison à trois pièces, quatre familles partageaient ce nouvel espace commun. Au total, 35 personnes vivaient ensemble. Je suis restée avec ce groupe pendant cinq mois. De longues nuits dans une obscurité totale et dans une attente mêlée d’angoisse ont commencé.

La maison sans porte et sans fenêtre, à moitié détruite nous rappelait les combats durs. Tous les jours, on se posait la même question : jusqu’à quand allions-nous rester coincés ici, coupés du monde ? Quand allions-nous revenir ? Les femmes qui préparaient le feu pour cuisiner s’inquié­taient pour leurs enfants. La petite Lava, qui avait six ans, réclamait ses jouets. Ronahî se demandait quand elle allait pouvoir revenir pour conti­nuer ses études au lycée. Șêrîn, quinze ans, était triste car elle n’avait pas pu emmener sa guitare avec elle. Les adultes tourmentés, s’interrogeaient sur le sort de leurs oliviers.

Dans cette situation exceptionnelle, l’idée de faire des veillées de con­tage, n’avait pas comme objectif de distraire ou de divertir, ni de trans­mettre des valeurs, ni non plus de donner une leçon de morale. Cette volonté de dire les contes s’est manifestée pour répondre à une situation de détresse, résister aux traumatismes. Je ne possédais que les contes, ces trésors que j’avais pu sauvegarder comme moyen pour occuper les esprits des enfants plus spécialement. Pour moi cet acte était comme une stratégie de survie. Une manière de s’accrocher à une réalité culturelle.

Le public se composait d’enfants, d’adolescents, de six à dix-sept ans, filles et garçons. Le soir, pendant que les autres adultes écoutaient les actualités à la radio, on faisait un cercle dans la cour de la maison. Dans l’obscurité des soirées d’avril en 2018, j’énonçais tout d’abord les quelques formules d’introduction pour attirer l’attention des enfants. Je contais en me souvenant des procédés et du style de contage de ma grand-mère en essayant de les imiter. Malgré tout, cela me faisait plaisir de raconter, de donner. C’était l’occasion pour moi d’actualiser mes connaissances acquises par la recherche et par les collectes de terrain. Par cette invitation au conte, je voulais en même temps contenir la panique et la terreur dans lesquelles nous vivions. Conter était un moyen utile pour créer un espace d’échange avec les enfants, c’était une manière de les encourager à mémo­riser, à apprendre des contes. Je me référais au répertoire de ma grand-mère, mais je cherchais également d’autres histoires que j’avais mémori­sées. L’essentiel était pour moi de capter l’attention des enfants et d’apai­ser leur souffrance. La durée des contes était variable. Le choix des contes était spontané. Il y avait plusieurs thèmes. Par exemple, « Elî, l’enfant peureux » (Eliyê Tirsonek) raconte l’histoire d’un enfant chassé de sa maison par sa mère. Elî découvre la vie. Grâce à son intelligence, il franchit plusieurs épreuves. Il s’affronte aux dêw[33], surmonte sa peur et revient chez lui.

Les enfants préféraient le conte du « Cheval à trois pattes » (Hespî sê ling). C’est un conte de 45 minutes qui contient plusieurs histoires. Il pré­sente des personnages humains et mythiques, ainsi que des animaux, parmi eux un cheval à trois pattes qui a une force magique.

 

Le cheval à trois pattes

Étant très malade, un roi appelle ses trois fils pour leur transmettre ses der­niers vœux et leur donner des conseils. Le roi meurt. Les deux grands fils également.

Le cadet gâche la fortune de son père. Il commet des injustices. Il est chassé. Il vit avec sa sœur34 dans une grotte.

Un dêw épouse par force et en secret la sœur. Ils ont un garçon qui l’appelle Mîrza Meḧemed. Le couple essaye de tuer le frère, mais c’est la sœur qui meurt en avalant la nourriture empoisonnée.

L’oncle s’occupe de Mîrza. Le garçon part à la recherche d’une étincelle pour allumer le feu. Il croise un dêw géant dans une grotte. Celui-ci tient le soleil et la lune par des cordes. Il contrôle le jour et la nuit. Le géant a sept sœurs et veut épouser par force une jeune princesse qui habite dans un grand château dans un pays voisin. Mîrza tue le géant. Il se débarrasse d’un voleur à l’entrée du château. Le roi le récompense.

Mîrza emmène son oncle qui épouse la princesse. L’oncle a la nostalgie de son pays. Il voyage. Sur la route, il croise un cheval à trois pattes qui lui propose de lui faire une démonstration de galop. Le cheval capture sa femme et disparaît.

Mîrza et son oncle partent à la recherche de la princesse. Ils demandent à plusieurs dêw et aux animaux de la forêt où se trouve la cachette du cheval. Un vieil aigle leur indique le chemin. En traversant sept mers et sept mon­tagnes, ils trouvent le cheval. Celui-ci dévoile à la princesse le secret de sa force.

Mîrza et son oncle s’emparent du coffre dans lequel le cheval cache sa force. Ils le tuent et rentrent au pays avec la princesse.

Les enfants intervenaient pour me poser des questions. Je devais m’ar­rêter pour leur donner des explications. A leur tour, ils participaient au contage. Face à une réalité dramatique, les soirées de contage se succé­daient avec d’autres intervenants et d’autres histoires.

Conclusion

Je retiendrai de cette expérience que le contage a pu ponctuellement atténuer l’angoisse, a aidé à surmonter l’isolement des personnes qui ne se connaissaient pas et se retrouvaient enfermées dans la promiscuité. Pour moi, cela me permettait de participer à la vie de la collectivité. Je pense encore à toutes ces personnes. J’aimerais tellement raconter des contes à Afrine dans un contexte plus paisible35.

 

 


 

Références bibliographiques

Cavailles, Sylvain (2015), « La littérature comme instrument de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel des Kurdes de Turquie », Méropi Anastassiadou (dir.), Patrimoines culturels et fait minoritaire en Turquie et dans les Balkans, Anatoli, n° 6, , Paris, CNRS, Paris, CNRS Éditions, p. 157-173.

Celîl, Celîlê (1985), ЗАРГОТЬНА К’ӦРДЕ СУРИАЕ [Zargotina Kurdê Suriayê ‘Le folklore des Kurdes de Syrie’], Yerevan.

Celîl, Celîlê (1989), Zargotina Kurdê Suriayê, Uppsala, Jîna Nû, 410 p.

Dorronsoro, Gilles, Baczko, Adam & Quesnay, Arthur (2020), Anatomie de la guerre en Syrie, Paris, Éditions du CNRS, 416 p.

Hawar [Le cri] (1932) [revue kurde dirigée par Bedirxan, Celadet Alî à Damas. Vol. 1 et 2, réédités en 1998, Stockholm, Nûdem].

Hemkoçero, Mihemedê Cezawîr (2012), Bêrîvana Cindî, Çend Dastan û Serhatiyên Devera Efrînê (Rojavayê Kurdistanê), [Quelques épopées et récits de la région d’Afrine (Kurdistan de l’ouest)], Dihok, Enstîtuya Kelepûrê Kurdî, 341 p.

Hesen, Bîlal (2020), Sept, un des chiffres forts, Berlin, Éditions SerSera, 112 p.

Hesen, Bîlal (2012), Pîr û Pendî, ji wêjeya gelêrî, [Proverbes de la littéra­ture orale], sans lieu [Allemagne], sans éditions, 794 p.

Jemo, Mamed (1999), Les Parlers de la Montagne Kurde en Syrie, Paris, Institut kurde de Paris.

Kiné, Cemîl (1958), حكم وأمثال كردية ومغازيها, [Ḥikam wa-’amṯāl kurdiyya wa-maġāzīhā ‘Maximes et proverbes kurdes et leur sens’], Alep, Al Charqiya, 74 p.

Lescot, Roger (1938), Enquête sur les Yézidis de Syrie et du Djebel Sindjâr, Beyrouth, Mémoires de l’Institut Français de Damas, tome V, 277 p.

 

 


 

Notes:

1  https://www.ritimo.org/Le-Rojava-une-alternative-democratique-et-communaliste-au-nord-de-la-Syrie

2  Kurmênc/Kurmanc est un nom kurde qui désigne la population et la région qu’elle habite dans le nord-ouest de la Syrie. Le kurmandji est aussi le nom du dialecte le plus parlé parmi les Kurdes de Turquie, de Syrie et d’Iraq.

3  La chaîne de Kurd Dagh, qui se rattache au système du Taurus, est orientée du nord-est vers le sud-est ; elle est limitée au sud par la vallée d’Afrine. Seule son extrémité méridionale est située en territoire syrien.

4  Après la définition des frontières entre la Turquie et la Syrie en 1922, la Montagne s’est retrouvée divisée en deux selon un axe nord-sud. La ville d’Afrine avait été construite sous le mandat français pour devenir le centre administratif de la région.

5  Selon les statistiques officielles de 2007, on estime le nombre d’habitants à 440 000.

6  Selon les estimations du Ministère des Affaires Étrangères et de l’Europe, la société syrienne comprendrait « En 2015 12% d’alaouites, entre 74% de sunnites arabes et kurdes, moins de 10% de chrétiens, 3% de druzes et des minorités représentant moins d’1% de la population (ismaéliens, chiites duodécimains, Tcherkesses, Turkmènes et Yézidis.) »

7  Le Rojava, ou « ouest du Kurdistan » ou « Kurdistan syrien », comprend les villes majoritairement peuplées de Kurdes au nord de la Syrie (Kobanê, Afrine, et Cezîrê), où un modèle d’autogestion est mis en pratique par les populations depuis le retrait des forces armées du régime syrien.

8  Valorisation et enseignement de la littérature orale ; projet de collecte et d’archivage par le centre culturel de Cemîl Horo ; manifestations culturelles liées au patrimoine (festival de la chanson populaire, organisation des veillées de contes Șevbuhêrk).

9  En 2015, la première université kurde a été fondée à Afrine. Le département de la langue et de la littérature kurdes avait un programme de formation en 4 ans : « Grammaire, littérature orale, classique, moderne, traduction, presse kurde, et linguistique ».

10  Les montagnes jouaient un grand rôle dans l’existence des Kurdes. Elles leur servaient de refuge et symbolisaient la résistance.

11  Kilamên giran, selon l’appellation locale, signifie « Les chansons lourdes » par rapport au Kilamên sivik » Les chansons légères ».

12  Les dengbêj sont des artistes professionnels qui ont un répertoire et récitent surtout des épopées accompagnées la plupart du temps par des instruments de musique. La récitation de ces épopées longues exigeait une certaine professionnalisation et une grande connaissance. On peut citer Îbramê Tirko, Cemîl Horo, et Eliyê Kapê. La femme jouait un rôle important dans la transmission de l’art oral, on peut citer le nom de Gulîzer, l’une des plus célèbres femmes dengbêj de la région. Elle est citée dans le journal Tchrine.

13  Al Sayda « La Dame » fait allusion à la Sainte Vierge. Une communauté chrétienne y habitait surtout dans la partie est autour de leur église.

14  Au début du XXe siècle, Roger Lescot (1938, p.4) observe que la vallée d’Afrine est presque entièrement Yézidie. « Les Yézidies ignorent pour la plupart l’usage de l’alphabet et toutes leurs traditions religieuses sont transmises oralement ».

15  Cemîl Kinê (1892-1964) est une personnalité célèbre dans la région. Il est surnommé « le marin » car il a étudié à l’École de la Marine à Istanbul en 1900.

16  Bîlal Hesen (1933-) est un homme politique, écrivain, et militant. Il a consacré sa vie à la collecte de la littérature orale dans la région. Il est exilé est en Allemagne, où il a préparé un dictionnaire bilingue kurde-arabe et a publié également Sept, un des chiffres forts (Hesen, 2020).

17  Par ordre alphabétique du premier terme, quarante proverbes sur « le feu » Agir figurent au début Ex. « Agir bi agir nayê vemrandin », « Le feu ne s’éteint pas avec le feu ». Ex. « Baran dibare, erd xwe dipesine », « La pluie tombe, la terre se complimente ».

18  Je remercie l’auteur de m’avoir remis un exemplaire de ses ouvrages lors d’une cérémonie de remise des prix en Allemagne le 23 septembre 2022.

19  Lorsque j’ai fait ma recherche de terrain en 2009-2011, il était mon guide. Il m’a aidé à trouver les conteurs et m’a accompagnée dans mes déplacements entre les villages pour enregistrer et filmer.

20  Historien kurde d’Arménie (1936-), grand collecteur de la littérature orale kurde ; il vit actuellement à Vienne.

21  Centre d’étude et de recherche sur les littératures et les oralités du monde, Inalco, Paris.

22  Né en Tunisie à la fin de 2010, un mouvement inédit de contestation s’est rapidement propagé durant le printemps 2011 à d’autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Durant ce « printemps arabe », les populations protestent à la fois contre la pauvreté et le chômage, et contre la tyrannie et la corruption de gouvernements autoritaires installés au pouvoir depuis des décennies.

23  Selon certaines analyses, la répression du mouvement de contestation pacifique est devenue un « prétexte » pour mener une guerre envisagée et planifiée depuis 2014 contre la région.

24  Il y avait toujours des veillées de conte chez ma grand-mère, à Afrine, ou quand elle venait nous rendre visite à Alep, surtout pendant les fêtes, quand la grande famille se réunissait. C’était un moment paisible et privilégié de rencontre des membres de la famille pour savourer les histoires.

25  Evoquer ce vécu traumatique est difficile. Même si cette évocation va éveiller des souvenirs douloureux, il est nécessaire de témoigner, et d’esquisser les conditions de vie que nous avons subies.

26  Le père d’une amie est allé au centre-ville pour chercher son salaire, il a été victime des tireurs. On n’osait même pas aller chercher son corps pour l’enterrer.

27  Le régime syrien utilisait toutes sortes d’armes pour bombarder et détruire, à commencer par les obus et les barils explosifs largués par des hélicoptères. Leurs éclats meurtriers se dispersaient pour parvenir jusqu’à nos toits.

28  À ma connaissance, le contage en situation d’extrême conflit, voire de guerre, n’a pas été analysé.

29  L’Armée Syrienne Libre, rassemblement des groupes rebelles formé le 29 juillet 2011, est une armée d’opposition au régime syrien, dont les responsables se sont réfugiés en Turquie. Celle-ci finançait ces troupes devenus mercenaires sur demande.

30  Il s’agit des campagnes du nord d’Alep, les régions de Chahba. Il s’agit d’un vaste territoire dévasté par de durs combats.

31 Il fallait marcher des dizaines de kilomètres à travers des chemins de montagne pour arriver aux premiers villages sécurisés. L’exode était pour ces personnes âgées dépositaires de la mémoire un traumatisme difficile à supporter. Elles étaient obligées, pour la première fois, de s’éloigner de leurs montagnes et de leurs oliviers.

32  La zone d’évacuation se trouve dans la campagne du nord d’Alep. Elle était occupée par l’État Islamique et a été libérée peu de temps avant l’exode. La région était dévastée.

33  Personnage des contes et de la mythologie. Les dêw sont dépeints comme des êtres géants qui possèdent des formes différentes. Ils ont une force magique. Ils sont représentés comme des démons qui se nourrissent de chair humaine. De deux genres, ils ont plusieurs couleurs. Symbole du mal. Parfois ils aident les humains.

34  La sœur n’est pas appelée par le père mourant ; le conte la mentionne seulement à ce moment.

35  Au moment où je termine la rédaction de cet article, le 20 novembre 2022, la Turquie a lancé l’opération Claw Sword « Griffe Epée ». Ceci signifie que de nouveaux actes de guerre interviennent dans la région très durement éprouvée par l’offensive contre Afrine, début 2018.

La recherche en oralité sous la menace djihadiste : collecte de corpus oraux à Gao (Mali, 2001 à 2022)

 

Issa Maïga

Doctorant, Inalco – Plidam

 

 

 

Résumé

L’article porte sur la collecte de textes de littérature orale en songhoy com­mencée en 2002, au Mali dans la région de Gao. Sous les menaces djihadistes, cette recherche a été pratiquement arrêtée entre 2012 et 2013, puis reprise très prudemment depuis 2016: un concours de conteurs pour une radio locale (2016-2022) a été réalisé.

Mots clés: Mali, Gao, songhoy, Ahmadou Hampâté BA, littérature orale songhoy, col­lecte, menaces djihadistes, concours de contes, radio locale

 

Abstract

Research on Orality Amid the Jihadist Menace : Collecting Oral Corpora in Gao, Mali (2001-2022). This article reports an oral literature collection pro­ject centered on stories in the Songhay language. The project was initiated in 2002 in the Gao region of Mali but was largely suspended between 2012 and 2013 due to Jihadist threats. After cautiously resuming in 2016, it resulted in the creation of a storytelling contest on a local radio station (2016-2022).

Key words: Mali, Gao, Songhay, Ahmadou Hampâté BA, Songhay oral literature, collec­tion, Jihadist threats, storytelling contests, local radio

 

 

Introduction

La collecte de textes de littérature orale est tributaire du contexte socio-culturel dans lequel se situe la recherche. En effet, pour que des enregistrements audio ou audio-visuels puissent être réalisés, il est in­dispensable de réunir les circonstances permettant la pratique de la lit­térature orale en performance spontanée ou non, les conditions mini­males étant l’absence de conflits majeurs l’empêchant ou l’interdisant.

Je restitue dans cet article ma recherche en oralité au Mali : j’ai com­mencé la collecte de textes de littérature orale en 2002 ; sous les menaces djihadistes, cette recherche a été pratiquement arrêtée entre 2012 et 2013, puis reprise très prudemment depuis 2016.

1.      Le contexte (2001 à 2022)

Le Mali, vaste pays d’Afrique de l’Ouest situé au cœur de la zone sahélo-saharienne, partage ses frontières avec sept pays, notamment l’Algérie au nord, la Mauritanie et le Sénégal à l’ouest, le Niger et le Burkina à l’est et la Côte d’Ivoire et la Guinée au sud.

1.1.        Une implantation progressive de groupes djihadistes (depuis les années 2000)

Ancienne colonie française, il accède à l’indépendance le 22 sep­tembre 1960. Le pays, et notamment le nord, connaît des conflits vio­lents, voire la guerre qu’il n’est pas possible d’analyser dans le cadre de cet article. Plusieurs facteurs causent l’instabilité du pays : la sèche­resse chronique des années soixante à quatre-vingt, l’exode massif, la paupérisation des populations et la corruption, entre autres. Depuis le début des années 2000, le nord du pays est progressivement occupé par des groupes armés djihadistes.

1.2.        Tombouctou et Gao occupées (2012)

La prise de villes à la fois symboliques et stratégiques comme Gao, le 31 mars 2012, et de Tombouctou, le 1er avril, marque un tournant important dans l’instabilité du pays. La charia devient la loi dans ces villes peuplées de Songhoy, Peuls, Tamasheqs, Maures, Bambara et d’autres groupes ethniques non moins nombreux. Ces peuples qui pra­tiquent la religion musulmane dans leur immense majorité depuis des siècles acceptent de moins en moins l’application de cette loi islamique qui heurte souvent certaines pratiques ancestrales.

Les villes de Tombouctou et de Gao sont reprises des mains des djihadistes à partir de janvier 2013 grâce à diverses interventions, nationale comme internationales1.

1.3.        Une insécurité persistante

Malgré tous ces efforts, l’insécurité reste extrêmement grave : mas­sacres de civils, razzias, incendies de villages entiers, vol de bétails, enlèvements de personnes, viols de femmes, déplacements forcés de communautés entières, destructions d’infrastructures notamment : écoles, centres de santé, casernes militaires, centres de communication, braquages, pose d’explosifs, sont les facettes de cette terreur qui ensan­glante tous les pays sahéliens, singulièrement le Mali dont aucune partie du territoire n’échappe à ce fléau.

Toute cette violence et insécurité marquent d’un impact sérieux les pratiques culturelles et traditionnelles dans la partie septentrionale du pays notamment les régions de Ménaka, Kidal, Tombouctou et Gao. Les veillées de mariage ou de baptême, les cérémonies de désenvoûte­ment public connues sous le nom de holley hoorey2 ou de simples mani­festations récréatives comme le takamba3 ont été totalement interdites.

1.4.        La recherche malgré tout

Une poursuite normale des activités culturelles n’est pas possible dans un tel contexte de violence. Si à Tombouctou, la censure des djihadistes s’est matérialisée par la fermeture du centre d’étude et de recherche Ahmed Baba, l’autodafé des manuscrits des savants musul­mans et la démolition des mausolées des saints, à Gao en revanche, elle a été un peu moins violente. Quelques musées ont fermé et du matériel appartenant à des orchestres a brûlé.

Les destructions de biens culturels et les injonctions d’abandon voire d’interdiction formelle de toute activité culturelle qui ne respec­terait pas, selon les djihadistes, les prescriptions de l’islam, ont fini par décourager un grand nombre de chercheurs et d’acteurs culturels, pro­voquant leur départ massif vers d’autres contrées du pays. Dès lors, on peut parler de la mort de la culture sous toutes ses formes dans les régions septentrionales du pays singulièrement dans la région de Gao où j’ai vécu la situation.

Cependant, certains chercheurs, comme dans mon propre cas, ont poursuivi leur tâche dans la clandestinité en développant des approches qui prennent en compte les lois imposées par les maîtres du moment.

Dans les lignes qui suivent, je décrirai les méthodologies employées et les résultats auxquels je suis parvenu.

2.      Un parcours de recherche en littérature orale (depuis 2001)

Ma passion pour la recherche, la collecte et la vulgarisation du patrimoine oral africain en général et singulièrement celui de la région de Gao au nord-est du Mali remonte au colloque scientifique international organisé à l’occasion du centenaire d’Amadou Hampâté Bâ au palais des congrès de Bamako en 2001 alors que j’étais étudiant en Lettres à l’université de Bamako. L’un des temps forts de l’évènement fut la mise au jour d’une lettre que le vieux sage africain avait adressée à la jeunesse à l’occasion des premières « Journées internationales de la jeunesse » réalisées en 1985. Le texte n’avait pas été édité. C’est au cours du colloque de 2001 que la lettre a été révélée au public par Hélène Heckmann, la légataire testamentaire d’Amadou Hampâté Bâ. Elle a été lue pour la première fois à ce colloque, c’est ce qui explique les nombreuses versions. La partie que je cite est extraite du document qui nous a été distribué au colloque.

2.1.        La figure de Amadou Hampaté Bâ

Dans une partie de cette lettre, l’érudit peul interpelle la jeunesse africaine en ces termes :

On reconnaît aujourd’hui que les cultures orales africaines sont des sources authentiques de connaissance et de civilisation. […] La parole n’est-elle pas, de toute façon, mère de l’écrit, et ce dernier n’est-il pas autre chose qu’une sorte de photographie du savoir et de la pensée humaine ? […]

Combien de poèmes, d’épopées, de récits historiques et chevaleresques, de contes didactiques, de mythes et de légendes au verbe admirable se sont ainsi transmis à travers les siècles, fidèlement portés par la mémoire prodigieuse des hommes de l’oralité, passionnément épris de beau langage et tous poètes. De toute cette richesse littéraire en perpétuelle création, seule une petite partie a commencé d’être traduite et exploitée. Un vaste travail de récolte reste encore à faire auprès de ceux qui sont les derniers dépositaires de cet héritage ancestral, hélas en passe de disparaître. Quelle tâche exaltante pour ceux d’entre vous qui voudront s’y consacrer !4

Fort de cet encouragement, dès 2001, profitant des opportunités de voyage que m’offrait la radio communautaire Naata5 de Gao, créée en 1994, où je passais mes vacances à m’exercer au métier de journaliste-producteur, j’ai proposé à la direction de la station un projet d’émission orientée sur Gao et sa région pour enregistrer des récits inédits, du folklore en même temps que j’allais raconter l’histoire de la fondation et du peuplement des villages de la région de Gao. Cette collecte a été réalisée uniquement en songhoy6, l’une des langues nationales les plus parlées au Mali, au nord du pays. Mais le songhoy est aussi une langue transfrontalière parlée dans plusieurs pays du Sahel, au Niger, au Benin, au Burkina et ailleurs.

2.2.        Une collecte de textes pour une radio locale (2002)

Avec l’accord du directeur de la radio, feu Boncana Abdoulaye Maiga, qui a tout de suite compris l’intérêt du projet, j’ai entamé une première expérience au début de l’année 2002, qui m’a conduit au village d’Arhabou dans la commune rurale de Gounzourèye.

Sur place, avec l’aide du chef de village et étant moi-même ancré dans le milieu, je n’ai eu aucune peine à rencontrer les quelques personnes âgées du village. Au moyen de mes dictaphones avec mini cassette et des Nagra, j’ai enregistré différents types de textes, en songhoy. Les performances étaient sollicitées, plusieurs personnes étaient présentes. Les hommes ont dit leurs contes en présence des hommes, et les femmes en présence des femmes.

2.2.1.      Des récits dits par des hommes

J’ai enregistré auprès de plusieurs hommes, trente-six heures de contes, de légendes et d’autres récits relatifs au village en songhoy.

Je citerai parmi les contes dits dans ce contexte, par exemple :

      • « L’enfant orphelin du roi » et « Maya le pauvre Sorko7» d’Almatar Alhousseyni ;
      • « Le roi qui voulut interdire la violence » et « Le roi célibataire » d’Alassane Oumar ;
      • « Le jeune sorko et le caïman », « L’homme âgé et sa femme âgée », « L’érudit et l’analphabète » d’Abdoulaye Ibrahim.

Je présente le conte « Maya, le pauvre Sorko » d’Almatar Alhousseyni à titre d’illustration :

Un pêcheur pauvre jure de ne jamais voler ou tricher dans la vie pour manger. Une nuit au cours de son sommeil, il reçoit la visite d’un esprit. Celui-ci lui inspire le rêve d’épouser une femme aussi pauvre que lui et de fonder un foyer avec elle. Il se résout à réaliser ce rêve.

Après une longue et difficile quête, il rencontre Meya, une femme très pauvre et laide qui a un grand cœur. Lors d’une partie de chasse ordonnée par le roi du village, il respecte scrupuleusement les conseils de sa femme. C’est ainsi qu’il sauve le roi et sa famille d’une mort certaine alors que celui-ci voulait le faire assassiner sur la base d’une fausse accusation. Pour ce service rendu, le roi lui cède son trône.

Rester digne et honnête devant toute épreuve malgré les difficultés débouche toujours sur le bonheur. Et le bonheur pour un homme a un seul nom « Une épouse vertueuse au grand cœur ».

2.2.2.      Des contes dits par des femmes

 

      • « Aly le guerrier et sa sœur Aissa »;
      • « Layo et Tondi » ;
      • « Le frère riche et le frère pauvre » 
      • « Fina la fille unique » de Jaouja Salihou ;
      • « Digné » d’Alkarimatou Moussa ;
      • « Hammadi l’orphelin et son ami Hammadi le lionceau » de Bibata Mohomodou.
      • « Aly le guerrier et sa sœur Aissa », de Jaouaja Salihou.

Deux orphelins héritent d’une énorme fortune. Ali éprouve un amour incommensurable pour sa sœur. Il se dévoue à son bien-être et la couvre de toute son attention. Il l’installe à l’étage de sa maison, sans aucun contact avec le monde extérieur.

Un jour, alors qu’il surveille son troupeau, une vielle femme découvre sa sœur qui est très belle. La vieille femme s’en va révéler l’existence de cette étoile au roi d’un village lointain, réputé pour sa bravoure et sa fortune.

Les multiples missions de combat contre Ali pour lui prendre sa sœur sont toutes infructueuses. La vieille femme lui donne un puissant somnifère. Ali découvre à son réveil, l’enlèvement de sa sœur.

Il en est triste et jure de la retrouver où qu’elle puisse être sur la terre. Après des années d’errance et en proie au désespoir, il est accueilli dans un foyer dans un village lointain. Grâce à une cicatrice sur sa jambe droite, il est reconnu par sa sœur, qui n’est autre que la mère du foyer et l’épouse du roi. Ayant vu que sa sœur semble heureuse dans son ménage, il renonce à sa vengeance. Il épouse la fille aînée du roi et, à la mort de son beau-père, il devient roi.

Après le travail de montage et la diffusion du premier numéro, le public a manifesté un intérêt important pour le programme. Cette réception positive a motivé la direction de la radio à mettre des moyens conséquents à ma disposition pour un deuxième voyage de production dans les villages de Magnadoué, Koïma et Thirissoro.

2.3.        L’interruption des enregistrements pour la radio (2012)

Le succès immédiat a nourri un projet plus ambitieux, celui de consacrer des émissions à chaque forme de création et de production culturelle, notamment une soirée de contes et légendes du terroir chaque lundi soir, une autre consacrée aux devinettes chaque mercredi et une dernière intitulée « forum culturel », qui revient chaque samedi soir sur les chants du terroir et les autres aspects de la culture, notamment les musiques traditionnelles sacrées ou de réjouissance populaire.

C’est cette formidable dynamique que la guerre va freiner en 2012, l’année où la ville de Gao est occupée par les djihadistes (voir supra), ce qui entraîne entre autres, l’interdiction pure et simple de la diffusion des programmes relatifs aux œuvres culturelles déclarées non conforme à la compréhension de la religion musulmane par l’occupant. Ainsi, le conte est considéré comme « mensonge », et les chants folkloriques sont considérés comme étant haram « prohibés ».

Dans ce contexte de guerre et de son corollaire, l’insécurité, il était devenu trop compliqué et risqué d’envisager une telle opération, au point que pendant au moins deux ans, les émissions n’ont pu être organisées ni diffusées.

Cependant, dès que la situation le permit, j’ai entrepris de faire revivre les programmes de la radio, même de façon irrégulière.

2.4.        Une collecte de textes oraux dans des communes rurales (janvier 2016)

Du 08 au 24 janvier 2016, dans le cadre mon mémoire de recherche en Master Oralité8 à l’Inalco (Paris), j’ai organisé une vaste campagne de collecte de contes et de chants de mariage dans les villages de Wabaria, Sadou Koïra, Arhabou et Tacharane, dans la commune rurale de Gounzourèye, ainsi qu’à Berrah, Forgho et Hamakouladji, dans la commune rurale de Soni Ali BER et Gabéro.

Ce fut une extraordinaire expérience, une véritable occasion de découverte et d’apprentissage. Au terme de cette campagne de collecte, j’ai pu recueillir 42 contes, soit 19 heures et 25 minutes d’enregistre­ment, et plus d’une trentaine de chants. Mais en raison de la situation sécuritaire instable et la résurgence de la violence terroriste depuis 2016, il est redevenu compliqué et trop risqué de voyager sur le terrain. Pour la survie des programmes et mes besoins de recherche, j’ai opté pour des solutions alternatives.

2.5.        Concours de conteurs à la radio (2016-2022)

Depuis 2016, avec l’aide des soutiens locaux et de la mission de l’ONU au Mali, j’ai institué une compétition de contes entre conteurs professionnels, amateurs et simple bonnes volontés de toute la région. Elle a lieu tous les mois de mars et elle est dotée d’un trophée et de divers cadeaux symboliques. Le vainqueur du trophée obtient le titre de meilleur conteur pendant toute l’année de son sacre et il a droit à cet effet aux honneurs afférents à son titre.

Au mois de janvier, un communiqué radiodiffusé informe tous les potentiels conteurs de toute la région de s’inscrire physiquement pour ceux qui le peuvent, par appel téléphonique pour ceux qui sont loin ou par WhatsApp pour ceux qui en ont la possibilité, auprès du comité d’organisation qui siège pendant deux mois à la radio.

Après l’enregistrement des candidatures, le comité procède au lancement de la compétition au cours d’une cérémonie en direct sur les ondes de la radio. Un calendrier de passage est établi et communiqué à tous les participants ; il est lu à la radio.

Pendant tout le mois de mars sur les ondes de la radio, chaque soir sans répit, les conteurs rivalisent dans l’originalité et le verbe pour séduire les auditeurs et le jury composé de traditionnalistes reconnus, et de spécialistes du service public de la culture.

Le conteur qui dispose d’une heure et demie est invité non seulement à dire le conte, mais aussi à expliquer le sens profond de son récit et les leçons à en tirer. Suit une opération de vote par les auditeurs avant le verdict du jury à la fin de la soirée pour indiquer que le conteur peut poursuivre ou non la compétition.

Ceux qui ne peuvent pas se déplacer dans la grande ville sont autorisés à enregistrer leur récit sur leur téléphone et à l’envoyer par WhatsApp pour qu’il soit porté à la connaissance du public.

Le jury, sur la base des critères d’originalité, de performance verbale et de fonctionnalité du récit, en plus du vote du public, procède par élimination pour retenir trois conteurs. Ils animeront la soirée finale au cours d’une cérémonie solennelle avec la participation d’officiels de l’État, des notables et dignitaires traditionnels de la ville. Le concours est retransmis en direct pour que toute la région puisse y participer.

Après bientôt sept éditions, cette compétition de contes est devenue l’un des évènements les plus attendus dans toute la région. De 2016 à 2022, grâce à cette méthode, nous sommes parvenus à faire vivre le conte, densifier les programmes de la radio et constituer une banque de plusieurs centaines d’heures de contes, légendes et récits.

Conclusion

Cette merveilleuse entreprise reste cependant confrontée au défi de la conservation et de sa vulgarisation à travers des supports solides, comme des recueils de contes ou des bandes dessinées. Un incendie qui a ravagé les locaux de la radio dans la nuit du 19 Août 2022 a manqué de peu de consumer ce fruit de plusieurs années de labeur.

 

 


 

Références bibliographiques

Ba, Ahmadou Hampâté (1985), « Lettre à le jeunesse », L’union [journal gabonais], le 17 avril 2017.

Hama, Boubou (1968), Histoire des Songhoy, Paris, Présence Africaine, 372 p.

Maiga, Issa (2018), « Les chants de mariage en milieu songhoy de Gao, une approche ethnolinguistique », Mémoire de Master 2 Oralité, 2 volumes, Inalco, Paris.

Nicolaï, Robert (1981), Les dialectes du songhay : contribution à l’étude des changements linguistiques, Paris, Selaf, 200 p.

Rouch, Jean (2005, Les Songhay, Paris, L’Harmattan, 100 p. [1e édition 1954].

 

 


 

Notes:

1  Il s’agit de l’opération « Serval » (du 17 janvier 2013 au 1er août 2014) et, depuis août 2014, de l’opération « Barkhane ». Suite à des divergences politiques entre autorités maliennes et françaises consécutives aux deux coups d’état intervenus et suite au retrait annoncé de plusieurs autres pays occidentaux, les forces françaises se sont retirées de l’opération « Barkhane » depuis août 2022. Quant à la « Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation du Mali – minusma », elle a été mise en place en 2013.

2  Holley hoorey : c’est un terme du songhoy désignant une cérémonie au cours de laquelle des prêtres et initiés aux sciences occultes pratiquent des séances d’exorcisme sur des personnes souffrant de pathologies diverses.

3  Le terme takamba désigne une musique et une danse traditionnelle pratiquées par plusieurs groupes ethniques au Mali.

4  Amadou Hampâté BA, 1985, p.2, « Lettre à la Jeunesse », document non édité, polycopié et distribué lors du colloque scientifique international organisé à l’occasion du centenaire d’Amadou Hampâté Bâ au palais des congrès de Bamako en 2001. Le texte a été repris et édité sous différentes formes, par ex. dans le journal gabonais l’union, 17 avril 2017, à l’occasion de la 4ème édition du Salon international du livre et des arts à Libreville (Silal).

5  Naata signifie « espoir » en langue songhoy

6  Pour des ouvrages sur la langue, voir Robert Nicolaï (1981) ; sur l’histoire, Boubou Hama (1968) ; et sur la culture, Jean Rouch (2005).

7  sorko : « pêcheur ».

8  J’ai soutenu mon mémoire de Master, « Les chants de mariage en milieu songhoy de Gao, une approche ethnolinguistique », en 2018.

Le conte : une passerelle entre les mondes, l’exemple de la maladie d’Alzheimer

 

Emmanuelle Saucourt

Docteure en anthropologie diplômée de l’Université Lumière Lyon

Responsable de formation et formatrice en oralité

 

 

 

Résumé

Cet article propose de regarder le conte comme un pont tendu entre les personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et leur entourage, en considérant les réson-nances entre l’oralité et ce public spécifique. Ces observations et réflexions s’ap-puient sur une recherche menée sur l’« Évaluation des effets d’ateliers conte auprès de personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et troubles associés » qui ne veut pas faire du conte un outil thérapeutique, mais la possibilité de prendre soin par la narration orale. Ce travail se poursuit avec le suivi des conteurs et conteuses qui interviennent dans les Ehpad.

Mots clés: Maladie d’Alzheimer, conte, mémoire, mémoire des codes, relation aux autres, dialogue, communication non verbale, imaginaire

 

Abstract

Stories, Portals between Worlds : The Example of Alzheimer’s Disease. This article examines the use of stories as a bridge between patients suffering from Alzheimer’s disease and their families and friends from the perspective of resonances between oral literature and this specific population. The study was conducted by following storytellers working in retirement homes. The article’s observations and conclusions are the product of a research project on the “Evaluation of the effects of storytelling workshops for patients afflicted with Alzheimer’s disease and associated problems” whose purpose was not to envision stories as a therapeutic tool, but to uses oral narratives as a caregiving technique.

Key words: Alzheimer’s, stories, memory, memory of codes, relationships with others, dialogue, non-verbal communication, imagination

 

 

1.      Une recherche de terrain menée depuis 2007

Je voudrais évoquer à travers cet article une expérience personnelle et professionnelle de contage qui dépasse les frontières entre les espaces rural et urbain. Cette expérience vient interroger les capacités du conte à ouvrir un chemin d’écoute et de parole, de réassurance et de repères entre les personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et les personnes qui les entourent. Elle s’appuie sur une recherche de terrain menée en 20071 ainsi que sur mes observations et échanges depuis cette première recherche avec les conteurs et conteuses qui interviennent en Ehpad, mais aussi avec des soignants et des soignantes.

Nous ne parlons pas ici de thérapie par le conte ou d’art thérapie, mais nous tentons d’explorer les capacités du conte, lors de séances régulières de cercle de contage avec un conteur, à toucher la personne malade. En quelque sorte à aller la chercher dans son monde en lui montrant un accès pour se remettre en lien avec les autres qui l’entourent.

2.      Les atteintes causées par la maladie

Dans un premier temps, il est nécessaire de saisir ce qu’est la maladie d’Alzheimer pour pouvoir comprendre les chemins qu’emprunte le conte. Pour être brève, il s’agit d’une maladie neurodégénérative: des lésions ap­paraissent dans le cerveau et évoluent, engendrant une perte progressive de la mémoire et des codes de la relation aux autres. On devrait dire plus exactement perte des mémoires: perte de la mémoire immédiate, de la mémoire épisodique (événements récents et semi-récents), de la mémoire source (contexte d’acquisition de l’information), distorsions mnésiques (informations interchangeables). Elle est aussi appelée la « maladie des trois A », car elle entraîne à terme l’aphasie, l’apraxie, l’agnosie. En somme, une maladie de l’effacement progressif de soi et des autres. Dans une société du patrimoine, des commémorations, des célébrations, de la sauvegarde des données, du livre mémoire, cette maladie est un trou noir qui engloutit toute la mémoire collective, tous les repères familiaux, tous les codes culturels.

3.      Un travail préalable du conteur

Avant d’approcher ce public spécifique, dans un milieu spécifique qui est celui du soin, le conteur a un travail préalable d’apprivoisement à réa­liser, pour identifier ses appréhensions, apaiser ses émotions, modifier ses a priori. Et c’est grâce à une meilleure connaissance des enjeux non pas seulement médicaux mais humains qu’il va pouvoir trouver sa place.

3.1.        Un autre regard sur la maladie

Il est en effet intéressant de prendre en compte les capacités résiduelles des personnes, pour permettre au conte de se frayer un chemin. Comment regarder cette maladie? C’est un médecin, le docteur D. Strubel, interne du service de gérontologie du CHU de Nîmes qui m’a un jour permis de changer de point de vue. En modifiant mon regard et en dissipant mes craintes, elle m’a permis de comprendre comment les contes entrent en dialogue avec les personnes touchées par cette maladie. Il est important de prendre en compte non pas la somme des déficits, mais la somme des ap­puis possibles. Ce qui est relativement préservé d’un point de vue cognitif, ce sont: la mémoire implicite (automatismes) et la mémoire gestuelle dite procédurale. D’un point de vue relationnel: c’est la possibilité d’entrer en lien, les aptitudes émotionnelles, le désir de communiquer et la communi­cation non verbale. D’un point de vue psychique: la vie mentale, les apti­tudes émotionnelles et l’imaginaire. De plus, nous sommes en présence de personnes qui ont conscience, par instant, de leur état psychique et des dif­ficultés qu’elles rencontrent pour échanger avec le monde et les êtres qui les entourent. Cette lucidité fugace les plonge dans une infinie tristesse et parfois dans la violence. Même si elles ont une mémoire corporelle très présente, nourrie par les cinq sens (une odeur, une texture…), un imagi­naire débordant et une grande envie de partager, elles ont perdu les codes et le langage. Elles ont perdu la carte des chemins qui les mènent vers le monde extérieur, vers les autres.

3.2.        Un moment saisissant

Le conte vient précisément à ce moment pour apporter de la lumière et leur permettre de retrouver un accès vers ce monde extérieur.

Chaque fois que j’ai pu échanger avec les conteurs et conteuses qui interviennent dans les services Alzheimer, tous m’ont parlé de cet éclat, de cet instant fragile où ils ont senti que la personne était là, qu’elle était «revenue». Comme si le conte était allé la chercher, la repêcher dans les limbes de l’Hadès. Moment souvent suspendu. Moment où le conte emplit tout l’espace de la conscience, tout l’espace de l’instant. Où les soignants présents, où les aidants, où les résidents sont tous dans le même espace, celui de l’imaginaire.

3.3.        Le recours à l’imaginaire

Nous parlons d’imaginarius (lat.), une capacité humaine à représenter le monde à l’aide d’un réseau d’association d’images qui lui donne sens. Dans Voyager dans l’invisible, Charles Stépanoff (2019 p. 49) donne une définition de l’imaginaire qui permet de comprendre les enjeux déclenchés par le conte : nous avons lors de séances de contage la mise en mouvement chez l’auditoire d’une imagination à la fois guidée, menée par l’histoire narrative, tout en étant agentive ; permettant ainsi une projection active, puisque co-créative, dans l’histoire. Un récit à la fois structuré et ouvert ; un espace narratif à la fois sécurisé par les codes du genre du conte oral, qu’il soit facétieux, merveilleux ou mythologique ; un espace libéré de la contrainte des codes sociaux, qui permet d’évoluer au gré des possibles de l’imaginaire. J’aime à penser, dans la continuité de Gaston Bachelard (1960) que l’expression de la représentation du monde est notre capacité à donner sens à partir d’éléments de la perception sensorielle et sensible.

Ainsi, lorsque le conteur parle, que le conte se déploie, il ouvre pour chacun d’entre nous la porte sur un monde analogique. Là où nous nous laissons glisser consciemment dans l’imaginaire, les personnes touchées par la maladie entrent dans un réel dont elles connaissent les codes et le langage. Les codes sont : faire sens avec des images, le présent, la lecture symbolique du monde, l’écoute de leurs perceptions sensoriels. Le langage n’est plus un frein, car leur écoute de l’histoire s’appuie essentiellement sur la lecture du corps du conteur, elles accèdent directement au sens du conte par le décodage des expressions non verbales.

4.        Le dialogue entre le conte et les personnes

Le conteur n’est pas un bavard. En fait, conter c’est être dans l’éco­nomie des mots. C’est faire vivre les silences, les donner à entendre dans l’expressivité du corps du conteur qu’il a nourri par les images mentales travaillées en amont, laissant ainsi à l’histoire, au moment de l’énonciation, l’espace de vivre dans le corps de celui qui la reçoit. Quand vous assistez à un moment de conte avec ce public, vous assistez à un réel dialogue entre le conte et les personnes. Elles interviennent, prennent parti, invectivent le conteur, préviennent du danger le héros ou l’héroïne. Là où tout n’était que parole désordonnée, les mots s’organisent, se structurent, communiquent. Les émotions se libèrent, certes de façon anarchique, pleurs au lieu de rires ou rires dans la tension du suspens, une libération qui délie les corps et éclaire les regards.

5.        Un contexte d’énonciation spécifique

Ces moments sont aussi facilités par la mise en place d’un contexte d’énonciation spécifique. Il ne s’agit pas là de performance scénique, mais des moments de rencontres régulières, mettant en présence conteur et rési­dant dans un temps et un espace déterminé ; selon une forme d’installation choisie : le cercle incluant conteur et résident, sous le regard bienveillant d’un soignant. Les séances sont structurées par un rituel d’entrée et de fermeture et un enchaînement des contes et le rythme choisi par le conteur. Dans cette forme de contage, j’ai pu observer des résidents sur plusieurs séances et je peux témoigner de leurs changements. J’ai entendu des retours à la parole, souvent narratif, qui venaient partager une expérience de vie, ou même apporter une variante du conte écouté. J’ai vu des personnes entrer en dialogue avec le personnage d’un conte ou le conte lui-même, pour exprimer leur état émotionnel ou partager leur ressenti du conte.

6.        Les effets du conte sur les personnes malades

Nous avons pu évaluer lors de la recherche menée entre 2007 et 2009 sur les effets de l’atelier conte auprès des personnes atteintes par la mala­die d’Alzheimer évoluée ou apparentée², que le conte, au-delà de l’effet groupe, avait la spécificité de diminuer les troubles du comportement, la dépression et les troubles associés (perte de l’appétit, perte du sommeil etc.) et qu’il favorisait le retour à une parole narrative.

Ces observations sont depuis pour moi la source de réflexion et de recherche pour saisir au plus près la fonction soignante du conte, pour toucher à une part intrinsèque au conte traditionnel, cette particularité décrite par Claude Lévi-Strauss : l’efficacité symbolique.

 

 


 

 

Références bibliographiques

Bachelard, Gaston (1960), La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 188 p.

Lévi-Strauss, Claude (1949), « L’efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions, tome 135, n°1, 1949, p. 5-27.

Stéphanoff, Charles (2019), Voyager dans l’invisible, Paris, Empêcheurs de Penser En Rond, 468 p.

Saucourt, Emmanuelle (2016/2017), « Prendre soin des personnes malades d’Alzheimer », La Grande Oreille, n° 67-68 automne-hiver, p. 206-209.

 

 


 

 

Note:

1  Recherche menée par l’association Confluences, avec V. Aguilar, J.Martin, L. Ploton, E. Saucourt, D. Strubel, soutenue par la CNSA, Fondation Médéric Alzheimer, DRAC, Fondation de France, OIDR, ARH Languedoc Roussillon. Rapport en ligne sur le site de l’anthropologue Emmanuelle Saucourt.

Devenons des serpents : un conte quechua migre vers la ville

 

 

César Itier

Inalco – Cerlom

 

 

 

Résumé

Dans les communautés rurales andines, le conte oral contribue de façon essentielle à la transmission de modèles ou d’anti-modèles de comportement aux futurs adultes. Cet article analyse une version du conte “La jeune fille et le serpent”, recueillie auprès d’une femme d’origine paysanne qui s’est établie à Cuzco (Pérou) et a continué à recourir aux contes dans la formation de ses enfants. Nous montrons comment elle a aménagé “La jeune fille et le serpent” et lui a fait ex­primer un message très différent de celui qu’il porte en milieu rural: cette version est une incitation, adressée à ses enfants, à s’investir dans les études pour échapper au travail physique et changer de statut social. Le texte quechua est publié en annexe, avec une traduction française.

Mots clés: Littérature orale, conte, fonctions sociales du conte, quechua, Pérou

 

Abstract

Let’s become Snakes: A Quechua Tale Migrates to the City

In rural Andean communities, oral stories are fundamental to the transmission of models and counter-models of behavior to future adults. This article analyses a version of the tale The Girl and the Snake collected from a woman of peasant origin who settled in the city of Cuzco and continued to use Quechua tales to educate her children. The article illustrates how she arranged The Girl and the Snake to express a different message from the message that it conveys in rural areas. The adapted version is intended to encourage her children to invest in their studies in order to avoid manual labor and improve their social status. The Quechua text is published, with a French translation, in the appendix.

Key words: Oral literature, stories, social functions of stories, Quechua, Peru

 

 

Introduction

Dans les Andes, comme ailleurs, les contes oraux sont profondément inscrits dans le contexte de la vie rurale et ne sont donc plus guère racontés dans le milieu des « migrants », selon l’expression consacrée au Pérou pour désigner les personnes qui ont quitté les campagnes pour s’installer à la périphérie des centres urbains. L’abandon de cette pratique culturelle n’est pourtant pas total. En 2005, nous avons rencontré à Cuzco Lucía Ríos Umiyauri, alors âgée d’une soixantaine d’années, originaire de la commu­nauté de Ch’isikata, dans la province d’Espinar, et qui s’était installée dans la capitale départementale une vingtaine d’années plus tôt, avec son mari et ses huit enfants. En ville, Lucía Ríos avait continué à utiliser les contes dans l’éducation de ses enfants, comme on le fait traditionnellement dans les communautés andines. Elle nous a généreusement permis d’enregistrer quelques récits de son répertoire. Nous avons publié et étudié trois d’entre eux, en montrant les aménagements que Lucía Ríos a apportés aux thèmes traditionnels pour les rendre pertinents dans le contexte nouveau où étaient destinés à vivre ses enfants (Itier 2004 p. 129-149, 183-225). Au début des années 2000, une de ses filles cadettes, Eugenia Carlos Ríos, avait mis par écrit une partie des contes que lui avait transmis sa mère. Nous avons pris connaissance de ce corpus second en 2006, lorsqu’Eugenia Carlos nous a demandé de vérifier la graphie et la ponctuation des textes quechuas qu’elle avait rédigés. Quelques années plus tard, elle publierait une nou­velle version de cet ensemble narratif, complètement réécrite et très ampli­fiée d’un point de vue expressif (Anka Ninawaman [Carlos Ríos], 2017)1.

L’un des contes restitués par Eugenia Carlos, intitulé dans sa première version « Histoire du serpent » (« Mach’aqwaymanta »), constitue un exemple particulièrement intéressant de réemploi d’un conte traditionnel en contexte urbain. D’un point de vue thématique, il appartient au vaste ensemble des « Fiancés non humains », très représenté dans les répertoires quechuas depuis l’Équateur jusqu’à la Bolivie. Les contes de fiancés non humains mettent en scène une relation amoureuse entre un jeune homme ou une jeune fille et un animal, une étoile, un mort des temps primordiaux ou la divinité d’un lac, d’une source ou d’une montagne. Le sous-ensemble des « Fiancés animaux » se décline à son tour en de multiples contes-type, doté chacun de ses propres péripéties, en fonction de l’espèce à laquelle appartient le séducteur ou la séductrice : aigle, faucon, condor, pic-vert, renard, chien, serpent, scarabée, chauve-souris, lorsque la partie humaine est une jeune fille ; crapaud, perdrix, colombe, lorsque le protagoniste est un garçon. Autant qu’on puisse en juger par les versions publiées, ces relations se soldent toujours par un échec. Ces contes cherchent en effet à faire vivre à leurs destinataires, principalement des enfants et des ado­lescent(e)s, l’expérience imaginaire d’un mauvais choix amoureux : une jeune fille trop en chair (le crapaud) ne peut être qu’une paresseuse ; un garçon trop jeune et donc trop gracile (le faucon ou aqchi) ne sera pas un bon travailleur ; un homme extérieur à la zone d’intermariage (le condor) emmènera son épouse trop loin et la privera du soutien de ses parents ; un prétendant svelte et élégant (le serpent) est sans doute un incapable et un fainéant, qui vivra aux crochets de son épouse. Ces contes nous livrent en négatif les règles d’un mariage réussi.

En ville, comme nous le verrons, les enjeux du mariage ne sont plus les mêmes qu’à la campagne et l’avertissement exprimé par « Le fiancé ser­pent », dans sa forme traditionnelle, n’est plus très opportun. Lucía Ríos a donc apporté des aménagements à ce conte et l’a réutilisé à d’autres fins. Afin d’identifier ces manipulations créatives et d’en saisir les intentions, nous examinerons d’abord les versions de ce thème narratif qui ont été recueillies en milieu rural.

1.        « Le fiancé serpent » dans son contexte traditionnel

1.1.        Forme prototypique

Nous avons identifié dans la bibliographie neuf versions du « Fiancé serpent », provenant toutes du sud et du centre-sud du Pérou2. L’implanta­tion géographique de ce conte ne se réduit cependant peut-être pas à cette seule partie des Andes, car d’autres versions en ont été recueillies ailleurs en Amérique du Sud3. La collecte de littérature orale quechua est peu avancée dans la plupart des régions et il est fort possible que ce conte soit connu dans d’autres parties du Pérou et de la Bolivie4.

Les versions quechuas que nous connaissons varient peu dans leur trame et celle-ci peut être résumée comme suit :

Une jeune fille, enfant unique, rencontre un jeune homme dans les pâturages où elle prend soin du troupeau familial. Ils décident de se mettre en couple. Se conformant aux instructions du jeune homme, elle l’emmène chez elle, le cache dans un trou qu’elle a creusé sous le mortier et l’y nourrit à l’insu de ses parents. La nuit, il la rejoint dans sa couche. Au fil des mois, il grossit mons­trueusement (il est parfois précisé qu’il suce le sang de sa compagne). La jeune fille tombe enceinte, est interrogée par ses parents, mais nie avoir eu un amant. Ses parents consultent alors le devin guérisseur du village qui leur révèle que leur fille vit avec un serpent. Les parents suivent les instructions données par le devin : sous un prétexte fallacieux, ils éloignent leur fille de la maison et font venir plusieurs hommes pour tuer le monstre à coups de bâton et de machettes. Mais la jeune fille, prise de soupçons, revient au moment même de l’exécution. Elle supplie, en vain, que l’on épargne son compagnon et, devant cette scène atroce, fait une fausse couche et enfante une multitude de petits serpents qui sont tués à leur tour.

1.2.        Contexte sociologique

Pour être comprise, la situation doit être située dans son cadre sociolo­gique. Dans les Andes, les parents n’ont guère les moyens d’imposer à leurs enfants un époux ou une épouse à leur convenance, en sorte que les jeunes gens ont quasiment toute liberté de choisir leur conjoint, souvent après avoir vécu d’autres expériences amoureuses. Pour un jeune homme, il existe cependant une certaine urgence à obtenir une épouse, afin de pouvoir participer pleinement aux échanges de force de travail au sein de la communauté, lesquels impliquent qu’il ait à ses côtés une femme capable de cuisiner en grandes quantités pour les hommes qui viendront l’aider à travailler ses champs. Les filles, en revanche, ont intérêt à prendre leur temps avant de s’engager auprès d’un garçon et d’assumer les lourdes tâches qu’implique la formation d’une nouvelle unité domestique. C’est donc elles qui ont le plus de latitude dans le choix du conjoint. Ce choix est déterminant pour l’avenir des parents d’une fille, car leur gendre leur sera pour toujours redevable d’un « service de la fiancé », qui fera de lui un partenaire essentiel dans les tâches productives. Plusieurs versions du « Fiancé serpent » précisent en outre que la protagoniste est fille unique. Le gendre héritera donc de tout le patrimoine de ses beaux-parents et deviendra, dans leur vieillesse, leur seul soutien économique. Il est donc vital pour eux que leur fille choisisse un conjoint travailleur.

Or, c’est précisément ce que le serpent n’est pas, puisqu’il passe ses journées à dormir sous le mortier et s’alimente, sans produire, des vivres de la famille. De façon générale, dans les Andes, le serpent est une figure de la paresse : il n’a ni bras ni jambes et reste de longues heures immobile ; c’est un prédateur, qui dévore d’autres animaux, et non un producteur, contrairement, notamment, aux oiseaux, que les contes de fiancés animaux montrent toujours se livrant à des travaux analogues à ceux des humains : picorer dans les sillons est leur façon de labourer, arracher des morceaux de peau sur une charogne est leur manière de carder, etc. Le serpent, lui, ne pratique aucune forme de travail.

1.3.        Un conte adressé aux jeunes filles

Le conte du « Fiancé serpent » semble être principalement raconté aux jeunes filles par leurs mères et leurs grand-mères : six des neuf versions publiées ont été narrées par des femmes (Lira, 1992 ; Ramos, 1992 ; Taipe Campos, 2020)5 ; Godofredo Taipe Campos signale qu’une autre version lui a été racontée par une femme dans la province de Tayacaja, dans le département péruvien de Huancavelica (Taipe Campos, 2020 p. 262) ; « Le fiancé serpent » est l’un des premiers récits que nous a faits Francisca Palomino, dont nous avons publié un autre conte (Itier, 2004 p. 164-173). Elle le tenait pour un fait véridique. Aucun de nos interlocuteurs masculins ne nous a livré de version du « Fiancé serpent ». En leur faisant imaginer une expérience désastreuse et violente, ce conte prépare donc les jeunes filles à ne pas se laisser aveugler par l’amour aux dépens d’une considéra­tion cruciale : un époux doit être avant tout un bon travailleur, capable de soutenir économiquement une maisonnée.

1.4.        Le dénouement

Alors que les autres fiancées d’animaux finissent par prendre conscience de la nature de leur conjoint et de l’inviabilité de leur relation, la compagne du serpent reste aveuglée par l’amour au-delà même d’un dé­nouement effroyable. « Le fiancé serpent » se singularise donc fortement au sein de l’ensemble des contes de fiancés animaux, où la protagoniste humaine surmonte assez facilement sa déception et parfois occit elle-même l’animal. Comment comprendre l’originalité du dénouement du « Fiancé serpent » ? Dans les circonstances concrètes de la vie rurale andine, la paresse est le plus évident des défauts. L’aveuglement de la jeune fille ne peut donc s’expliquer que par la puissance de la séduction qu’exerce sur elle son compagnon. Les différentes versions soulignent d’ailleurs la beauté du jeune homme, avec son élégante minceur. Sans doute le serpent est-il, en raison de sa forme, une image du pouvoir érotique masculin : comme cet animal, un jeune homme trop attractif fascine et paralyse la proie qu’il ne cherche qu’à dévorer. Le conte met en scène la défaite du discernement subjugué par l’érotisme.

Son dénouement – peut-être le plus violents de toute la littérature orale quechua – renvoie à une situation à laquelle toute jeune fille pourrait être confrontée dans la réalité : l’avortement et l’infanticide, parfois pratiqués lorsqu’une femme se retrouve enceinte d’un homme qui ne pourra devenir son époux. Les filles-mères sont en effet très difficiles à marier, car rares sont les hommes qui accepteront de considérer l’enfant d’un autre comme égal aux siens propres au moment de transmettre son héritage (Robin, 2008 p. 224). Lorsque les parents de la célibataire seront trop âgés ou qu’ils seront décédés, elle restera donc dépendante d’un autre membre de la famille et subordonnée à celui-ci. Une telle perspective est si peu enviable, pour la jeune femme et pour sa famille, qu’il n’est pas rare que celle-ci opte pour une solution radicale. La grossesse ne pouvant guère passer ina­perçue dans la communauté, elle est mise par les parents de la jeune fille sur le compte de l’action prédatrice d’un être surnaturel ; le bébé qu’on laisse mourir est déclaré mort né. Nul n’est dupe, bien sûr, d’un tel dis­cours, mais personne n’a intérêt à mettre au ban la famille, la jeune fille ou le fauteur présumé. On s’en tient donc à cette excuse convenue (Robin, 2008 p. 225-227).

C’est évidemment l’horreur d’une telle situation que le dénouement ex­ceptionnel du « Fiancé serpent » prétend graver dans la conscience des futures femmes, afin de leur éviter de la vivre dans la réalité. On comprend dès lors pourquoi « Le fiancé serpent » appartient aux répertoires narratifs féminins : les mères et les grand-mères sont les plus à même d’aborder, même de façon détournée, un sujet aussi délicat avec leurs filles ou petites filles.

2.        La version de Lucía Ríos

2.1.        Innovations apportées à la trame traditionnelle

En ville, les migrants n’ont guère de capital productif à transmettre et misent avant tout sur l’éducation de leurs enfants. Les individus, y compris les femmes, sont plus autonomes économiquement par rapport à leur con­joint, en sorte qu’un gendre peu enclin à l’effort physique n’est plus un danger aussi définitif qu’à la campagne. Sous sa forme commune, « Le fiancé serpent » est donc moins pertinent dans la formation des nouvelles générations féminines. Lucía Ríos lui a cependant insufflé une nouvelle signification.

Sa principale intervention sur la trame commune consiste en l’ajout d’un épilogue. Alors que le conte s’achève traditionnellement sur la mise à mort du serpent et de sa progéniture, Lucía Ríos fait intervenir à ce moment un « savant » (yachayniyuq), une des dénominations des personnes expertes en divination, médecine traditionnelle et offrandes aux divinités des lieux. Le « savant » révèle à la famille que les petits serpen­teaux étaient dotés de qualités intellectuelles extraordinaires, qu’ils allaient muer, prendre forme humaine, « aller à l’école avec leur petit sac à dos » et « devenir de grands savants » (allin yachayniyuq), s’élevant ainsi au plus haut de la société. « Par miracle » (milarupaq), deux bébés ont échappé à la mort et accompliront leur destin6. La tonalité enfantine de ce dénoue­ment tranche avec la violence et l’horreur de la séquence immédiatement précédente, manifestant le caractère postiche de l’épilogue.

Alors que je l’aidais à éditer son corpus, Eugenia Carlos m’a expliqué au sujet de cet ultime épisode : « J’ai remis ce paragraphe dans le conte. Ma mère me l’avait raconté avec ce détail, mais, dans un premier temps, je l’avais éliminé. Je pensais qu’il n’était pas si important, car j’avais remarqué qu’elle l’avait rajouté à la fin du conte parce qu’il parlait d’une partie de notre vie. C’est à nous [ses enfants] qu’il faisait référence, quand nous sommes arrivés à Cuzco et avons commencé à aller à l’école avec nos petits sac-à-dos. Je pense qu’on doit inclure ce paragraphe dans le conte, mais, en même temps, il me semble qu’il donne au conte une connotation [trop] actuelle, parce que, selon ma mère, c’est un conte très ancien, que lui avaient raconté ses grands-parents. » Eugenia Carlos était gênée par cet ajout, car elle ne s’intéressait pas tant aux innovations créatives de sa mère qu’aux informations que les contes étaient susceptibles d’apporter à la con­naissance de la « cosmovision » et des « catégories de pensée » quechuas sur lesquelles elle envisageait de préparer un doctorat en anthropologie7.

Pour notre part, nous préférons étudier cette littérature pour ce qu’elle est, c’est-à-dire non comme le reflet direct d’un monde spirituel qui exis­terait indépendamment d’elle, mais comme un complexe symbolique rela­tivement autonome et dont la principale fonction est de permettre la for­mulation de discours figurés et détournés. L’épisode ajouté par Lucía Ríos est donc crucial pour comprendre le message qu’elle a voulu transmettre à ses enfants à travers sa propre version du « Fiancé serpent ».

2.2.        Pourquoi ces innovations ?

Eugenia Carlos a bien compris que les serpenteaux sont une représen­tation des enfants de Lucía Ríos, c’est-à-dire d’elle-même et de ses frères et sœurs. Contrairement à ce qui est attendu dans les versions « tradition­nelles », ceux-ci n’étaient donc pas tant censés s’identifier à la jeune fille aveuglée par l’amour qu’à ces petits animaux. Quelle leçon pouvaient-ils en tirer ?

Remarquons d’abord que l’image de la mue d’un serpent en humain n’est pas commune dans les contes quechuas. Elle provient du conte euro­péen « Le prince en serpent » (T433), dans lequel une jeune fille doit sur­monter la peur ou le dégoût que lui inspire l’animal qu’on veut lui faire épouser. La littérature orale quechua a emprunté ce conte en substituant, dans les deux cas que nous connaissons, le serpent par un autre animal, lézard (Arguedas, 1960-61 p. 142-216) ou taureau (Itier, 1999 p. 140-145). Il fort probable que Lucía Ríos connaisse une version quechua de T433 dans laquelle le fiancé serpent n’a pas été remplacé par un autre animal. En introduisant ce motif dans sa version du « Fiancé serpent », elle semble avoir voulu exprimer l’idée selon laquelle les adultes ne doivent pas réagir avec colère devant l’immaturité de leurs enfants et ne doivent pas non plus leur infliger de châtiments physiques lorsqu’ils se comportent paresseuse­ment. Contrairement à l’usage traditionnel andin, elle en fait une morale explicite, comme on en trouve dans les contes enfantins européens : « C’est pour cela qu’il ne faut jamais frapper les enfants » (Chaysi amapuni ima wawatapas maqanachu). Peut-être transmet-elle ainsi à ses propres enfants un message sur l’éducation qu’ils devront dispenser plus tard aux leurs. Mais elle leur dit surtout, nous semble-t-il : ma patience à votre égard est motivée par l’espoir que je place en vous ; même si vous êtes maintenant paresseux, comme des serpenteaux, et ne m’aidez pas dans mes activités domestiques ou économiques, ce qui compte pour moi ce sont vos études.

C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter une innovation secon­daire que Lucía Ríos a introduite dans « Le fiancé serpent ». Au moment de leur exécution, les bébés crient : « Ne me brûle pas, grand-père! Ne me brûle pas, je suis ton petit-fils, grand-père! ». Cet affreux détail semble avoir pour fonction de souligner l’énormité de l’erreur commise par les parents, en même temps que leur insensibilité. Lucía Ríos, elle, sait qu’il faut voir loin : aussi difficultueux qu’ils puissent être dans le présent, nos enfants seront un jour, grâce à leurs études, bien supérieurs à nous-mêmes.

Un tel lien symbolique entre l’enfant et l’animal est habituel dans les Andes (Urton, 1985). Un conte quechua très célèbre, « Le fils de l’ours », représente l’adolescent sous les traits d’un animal qui deviendra un être humain au terme d’un long parcours initiatique (Itier, 2004 p. 151-181). Familière de ces représentations, Lucía Ríos cherche à faire comprendre à ses enfants qu’elle agit comme la protagoniste du « Prince en serpent » : l’état d’inachèvement humain dans lequel ils se trouvent – ils sont encore incapables de participer aux tâches productives – ne lui importe pas, car elle sait qu’ils deviendront, plus tard, des personnes de grande valeur.

Ce réemploi du conte traditionnel repose sur le double potentiel méta­phorique du serpent. Dans les versions rurales, il est, nous l’avons vu, une image du paresseux. Mais dans d’autres contextes, plus éthologiques, on souligne la puissance du regard de cet animal : il parvient non seulement à paralyser sa proie, mais aussi à percer l’invisible. Dans un autre conte adapté de la tradition orale par Eugenia Carlos, le serpent est qualifié de watuq (‘devin’) qui « devine toute chose par son seul regard » (qhawaykuspalla imatapas hayk’atapas watuqmi, Anka Ninawaman, 2019 p. 111). C’est précisément ce que feront les petits serpents du conte de Lucía Ríos, qui « apprirent sans difficulté à lire et à écrire, juste en regar­dant » (liyiyta qhilqayta qhawaspalla yacharunku).

En poursuivant leurs études jusqu’à un niveau supérieur, ils accéderont à une profession, c’est-à-dire, pour Lucía Ríos, à un non-travail qui leur permettra de vivre confortablement du labeur physique des autres, comme le fait le serpent du conte et comme le font les Blancs et les métis. Avec un humour détaché, presque cynique dans sa vision de la société, Lucía Ríos fait ainsi savoir à ses enfants qu’elle souhaite les voir devenir des prédateurs. Le conte est dévié de sa fonction première et le serpent cesse d’être un repoussoir pour devenir un idéal social à atteindre, celui des « gens bien (socialement) » (allin runa), selon l’expression utilisée par la conteuse. On retrouve dans cette version la préoccupation centrale de Lucía Ríos lorsqu’elle a composé son répertoire : inciter ses enfants à la réussite sociale par l’éducation et le savoir (Itier, 2004 p. 183-188).

Signalons enfin une dernière innovation de cette version, qui doit être attribuée, cette fois, à Eugenia Carlos, l’adaptatrice du récit de sa mère. Eugenia Carlos fait dire au devin que le serpent « lui apparut sous la forme d’un beau jeune homme » (Chay mach’aqwaymi wawaykiman aparesen huq buenmozo chikuman tukuspa). Elle explique donc la relation amoureuse entre les deux personnages par une métamorphose momentanée de l’animal. C’est une particularité de cette version, qui n’est d’ailleurs guère cohérente avec le fait que la jeune fille transporte ensuite son amant dans sa jupe pour l’installer sous le mortier8. Nous attribuons cette innova­tion à une influence des contes européens sur Eugenia Carlos, qui a suivi une formation scolaire, secondaire et supérieure, et à un effacement et une incompréhension de l’idée animiste selon laquelle, au commencement, tous les êtres étaient physiquement humains.

Conclusion

Comme dans l’approche philologique d’un texte littéraire ou historique, nous nous sommes efforcés de mettre au jour « l’intention de l’auteur » et de comprendre l’usage que Lucía Ríos a fait d’un thème narratif préexis­tant. Sa version du « Fiancé serpent », ou plus exactement celle qu’a resti­tué sa fille, confirme, si besoin était, que les récits oraux, contes ou mythes, n’ont rien d’ésotérique pour ceux qui les racontent. Conter est un acte de communication et les narrateurs savent bien ce qu’ils veulent signifier à leur auditoire. Ils sont souvent très habiles pour ramener les situations vécues à des récits leur permettant d’adresser à leurs destinataires des messages qu’il serait trop délicat, ou moins efficace, de formuler explici­tement.

Dans les Andes, au moins, le conte est une forme d’éducation intégrée à la vie, qui prépare l’enfant à appréhender la complexité de celle-ci et son caractère contradictoire et problématique. Grâce à leur puissance symbo­lique, les images mentales suscitées par les contes impriment pour toujours leur contenu éthique dans les consciences. C’est cette fonction formatrice du récit que Lucía Ríos a retenu dans le nouveau milieu où, après l’instal­lation de la famille à Cuzco, elle a poursuivi l’éducation de ses enfants. En s’investissant dans les études, comme plusieurs de ses frères et sœurs, et en exploitant le répertoire maternel pour une thèse de doctorat et la publi­cation de trois recueils de récits oraux, Eugenia Carlos a donné la preuve de la puissance formatrice des contes quechuas, en particulier du « Fiancé serpent », sans doute l’un des plus marquants pour une femme.

 

 


 

 

Annexe

Mach’aqwaymanta

Histoire du serpent9

Sapa p’unchayllas huq sipascha uhata michiq. Chay michinanmansi huq q’illu kutunayuq, q’umir sakuyuq wayna aparesen. Hinamantaqa sapa p’unchayllas tupakapunku. Aswantañas chay sipascha munarakapun chay waynata. Hinamantaqa chay waynas nin « tiyakapullasunña » nispa.

Une petite jeune fille faisait paître les brebis10. Un jour, à l’endroit où elle se rendait quotidiennement, un jeune homme lui apparût, qui portait une chemise jaune et une veste verte. Dès lors, ils prirent l’habitude de se retrouver tous les jours. La jeune fille tomba bientôt amoureuse de lui. Un jour, le jeune homme lui proposa : « Mettons-nous ensemble. »

Chaysi sapa p’unchayllaña tupayakapunku. Sipas sinchitapuni chay waynata munarukusqa. Chaysi nin:

– Yanáy, urpíy, haku pusakapusayki, taytamamaywan riqsichimusayki, nispa nin.

Waynataqsi nin:

– Manan, manakáw rishaymanchu taytamamaykimanqa. Manapuni munaymanchu. Manan nuqataqa munakuwankumanchu taytamamaykiqa, nispas nin waynaqa.

– Haku pusakusaykipuni. Polleray bulsillullanpi apakusayki, nispas waynata bulsillunman winaruspa apayukun.

Ils se retrouvèrent ainsi tous les jours. Éperdument amoureuse, la jeune fille lui fit cette proposition :

– Mon chéri, mon amour, je veux t’emmener chez moi pour te présenter à mes parents.

Le jeune homme répondit :

Surtout pas, je ne peux pas me montrer à tes parents. C’est hors de question. Ils ne voudront jamais de moi.

Je t’emmène quand même. Je vais te mettre dans la poche de ma jupe, dit la jeune fille.

Elle le mit le garçon dans sa poche et l’emporta.

Sipasqa wasinman chayaruspataq kusinanman waykuruspa maran qhipallanman pakayun « kayllapi pakakunki » nispa. Sapa tutallataqsis puñukunku khuskalla. Hinamantaqa chay sipas wiksayuqña ukhuripun. Mamitantaq tapun:

– Pipaqtaq unqushankiri, wawáy? nispa.

– Manapunin piwanpas parlanichu, mamáy, nispas nin.

Chaysi mamanqa ayllukunata hatarin.

– Piwantaq ususiyri parlan? Piwanmi uywa michinapi riman? Chaymi unquq ukhuripun, nispa tapuyukushan ayllukunata.

– Manapunin piwanpas parlaqtaqa rikuykuchu. Sapallantapunin rikuyku uywa michinapiqa, nispas nimunku runakunaqa.

 A peine arrivée chez elle, la jeune fille se précipita dans la cuisine et cacha son amoureux derrière le mortier en l’avertissant : « reste bien caché ici. » Mais ils dormaient ensemble chaque nuit. Lorsque son ventre commença à grossir, sa mère lui demanda :

Ma fille, de qui es-tu enceinte ?

Elle répondit :

Je t’assure que je n’ai pas d’amoureux, maman.

La mère alla interroger les membres de la communauté :

– Ma fille est enceinte. Vous ne l’auriez pas vue avec un garçon ? Est-ce qu’elle voit quelqu’un dans les pâturages ?

Mais tout le monde lui disait :

– Non, on ne l’a vu parler avec personne. On la voit toujours toute seule dans les pâturages.

Chaysi chay sipaspa mamitan qhawaqman pasan. Qhawaqsi nimun:

– Ususiykiqa huq mach’aqwaypaqmi unquq kashan, nispa. Chay mach’aqwaymi wawaykiman aparesen huq buenmozo chikuman tukuspa. Chay mach’aqwaymi kunan kashan maran sikillapi. Chaymi ususiykipa yawarninta ch’unqaspa wirayayushan. Chay mach’aqwatan kunan llapamanta sipirunkichis. Wawaykitataq leche t’impuman sayayachinkichis, nispa nin yachaq.

Alors, la mère alla voir le savant du village11. Celui-ci lui dit :

– Ta fille est enceinte d’un serpent. Il se présente à elle sous la forme d’un beau jeune homme. En ce moment-même il est chez toi, sous le mortier. Il grossit en suçant le sang de ta fille. Mettez-vous à plusieurs pour le tuer. Puis, tenez votre fille debout, les jambes écartées, au-dessus d’une bassine de lait bouillant12.

Hinaspa llapa runamanta maranta kirpaqarunku. Chaypis wantahinaraq k’uyusqa kashasqa mach’aqway. Chaytas ranchitiwan wit’atiyarunku.

– Ama, amapuni qusayta sipirapuwaychischu, nispa sipas waqashaqta … hinaspa chay sipastañataq leche t’impuman chalqayachinku. Huqtan uña mach’aqwaykuna tantuntin hich’arikamun. Chay uña mach’aqwaykunatas chay sipaspa papan kanayun. « Ama kanawaychu, awilúy! Ama kanawaychu, nietuchaykin kani, awilúy! » nishaqta kanayapun.

Alors, toute la parentèle se réunit pour soulever le mortier. Le serpent était là, enroulé comme une grosse saucisse. Aussitôt, ils le réduirent en lambeaux avec le couvercle d’une grosse boite de sardine. En même temps, la jeune fille criait :

– Non, arrêtez ! Ne tuez pas mon mari !

Puis il mirent la jeune fille debout, les jambes écartées, au-dessus d’une bassine de lait bouillant et plein de petits serpents se mirent à tomber. Le père de la jeune fille jetait au feu tous les bébés serpents qui criaient: « Ne me brûle pas, grand-père! Ne me brûle pas, je suis ton petit-fils, grand-père! »

Hinaspas yachayniyuq hamurusqa:

– Maytaq nietuchaykikunari? Maytaq ususiykiq wachakusqanri? nispa.

– Kanarapuni qaparishaqta, nin.

Chayraqsi yachayniyuq nin:

– Imapaqtaq kanarankiri? Allin yachayniyuqmi kanan karan. Unkunta lluch’urparispa allin runan, allin reymi, quri qulqiyuqmi kanan karan.

 

Sur ce, le savant de la communauté arriva précipitamment et demanda :

– Où sont tes petits enfants ? Où sont les bébés que ta fille a mis au monde ?

– Ils criaient, mais je les ai brûlés, répondit le père.

Alors le sage dit :

– Mais pourquoi tu as fait ça ? Ces serpents allaient devenir de grands savants. Ils allaient enlever leur enveloppe et devenir des gens aisés, des rois, pleins d’or et d’argent.

Chayraqsis runaqa malayayakun. Llapanku khuyayta waqayunku. Imaynallapichá milarupaqpuni ishkay mach’aqwaykuna, huq qharicha, huq warmicha lipharukusqaku. Chay mach’aqwaychakunas liyiyta qhilqayta qhawaspalla yacharunku. Sabiyupunis kankuman. Muchila q’ipiyusqachas purishankuman. Chaysi amapuni ima wawatapas maqanachu, mach’aqwaypa wawachankunas kanman.

L’homme fut pris de remords et tous se mirent à pleurer amèrement. Mais on ne sait par quel miracle deux serpenteaux, un petit garçon et une petite fille, avaient échappé à la mort. Ces petits serpents apprirent sans difficulté à lire et à écrire, juste en regardant. Ils allaient devenir de vrais savants et aller à l’école avec leur petit sac à dos. C’est pour ça qu’il ne faut jamais frapper les enfants, car ils pourraient bien être les enfants du serpent.

 

 


 

 

Références bibliographiques

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Arguedas, José María (1960-1961), « Cuentos religioso-mágicos de Lucanamarca », Folklore Americano [México], 8-9, p. 142-216.

Arguedas, José María (1990), El zorro de arrriba y el zorro de abajo, Madrid, Consejo Superior de la Investigación Científica, XXXI + 462 p.

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Carlos Ríos, Eugenia (2015), La circulación entre mundos en la tradición oral y ritual y las categorías del pensamiento quechua en Hanansaya Ccullana Ch’isikata (Cusco, Perú), thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Culturelle dirigée par Montserrat Ventura i Oller, Barcelone, Universidad Autònoma de Barcelona, 586 p.

Itier, César (1999), Karu ñankunapi. 40 cuentos en quechua y castellano de la comunidad de Usi (Quispicanchi – Cuzco), Cuzco, Centro de Estudios Regionales Andinos ‘Bartolomé de Las Casas’ – Institut Français d’Etudes Andines, 251 p.

Itier, César (2004), La Littérature orale quechua de la région de Cuzco – Pérou, Paris, Karthala – Langues O’, 319 p.

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Lira, Jorge A. (1992), Cuentos del alto Urubamba. Edicion bilingue quechua y castellano, Cuzco, Centro de Estudios Regionales Andinos ‘Bartolomé de Las Casas’, xiii + 141 p.

Métraux, Alfred (1946), Myths of the Toba and Pilaga Indians of the Gran Chaco, Philadelphia, American Folklore Society, xii + 167 p.

Ramos Mendoza, Crescencio (1992), Relatos Quechuas. Kichwapi Unay Willakuykuna, Con un estudio sobre la narrativa oral quechua, Lima, Editorial Horizonte, 228 p.

Taipe Campos, Néstor Godofredo (2020), Historias y tradiciones orales en el devenir cultural de los kichwas del centro-sur andino peruano, Ayacucho, Ediciones Estratégicas – Pres, 315 p.

Urton, Gary (1985), « Animal Metaphors and the Life Cycle in an Andean Community », in Gary Urton (éd.), Animal Myths and Metaphors in South America, Salt Lake City, University of Utah Press, p. 251-284.

Valencia Baño, Verónica (2018), Mon père racontait. Taytiku parlankaryan. Répertoire oral de María Carmen Inga Panamá, conteuse Quichua de Cotacachi – Équateur. Recueil bilingue transcript, traduit et annoté par…, Mémoire de master 2 en Langues, Littératures et Civilisations Étrangères et Régionales, sous la direction de César Itier et Ursula Baumgardt, Paris, Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco), 86 p.

 

 


 

 

Notes:

1  Eugenia Carlos Ríos, qui est aussi poétesse, s’est faite connaître dans le domaine des lettres quechuas sous le pseudonyme de Ch’aska Anka Ninawaman.

2  Sept versions ont été recueillies dans le département de Huancavelica (Ramos Mendoza, 1992 p. 95-97; Taipe Campos, 2020 p. 261-262, 289-291), une autre dans le sud du département de Cuzco (Lira, 1992 p. 40-46) et une autre encore en zone aymara, dans le département de Puno (Ayala, 2002 p. 104-105).

3  Sous une forme presque identique, « Le fiancé serpent » est également connu loin des Andes, chez les Toba du Chaco, où il a été raconté par une femme à l’informateur d’Alfred Métraux (Métraux, 1946 p. 64-66). Celui-ci mentionne également une version recueillie par Henry Wassén chez les Emberá du Chocó colombien, que nous n’avons pu consulter.

4  Le fiancé serpent » semble inconnu dans les communautés quichuas du nord de l’Équateur : notre doctorante Josefina Aguilar Guamán, membre d’une communauté de la province d’Imbabura, dans le nord de l’Équateur, et locutrice du quichua, nous a assuré ne pas connaître ce conte. Celui-ci ne figure pas non plus dans l’important corpus enregistré dans la même région par Verónica Valencia (2018) ni dans aucun autre recueil équatorien que nous connaissions. « Quichua » est le nom habituellement utilisé en espagnol pour se référer à la variété équatorienne du quechua ; le terme « quechua » désigne à la fois la famille linguistique dans son ensemble et les variétés du Pérou et de la Bolivie.

5  Les récits recueillis par le prêtre catholique et folkoriste Jorge Lira lui ont été faits par sa servante et compagne Carmen Taripha Mamani, originaire de la communauté de Huayllapuncu, près de la ville de Maranganí, dans les « Provinces Hautes » du département de Cuzco (Lira, 1992 p. XI). José María Arguedas signale avoir entendu Carmen Taripha raconter « Le fiancé serpent » : « Carmen Taripha racontait au curé [Jorge Lira], dont elle était la servante, des histoires infinies de renards, de damnés, d’ours, de serpents et de lézards ; elle imitait ces animaux par la voix et le corps, et le faisait si bien que le salon du curé se transformait en grotte, en montagne, en pâturage ou en vallée, et on y entendait le serpent glissant lentement entre les herbes et les buissons » (Arguedas, 1990 p. 14, notre traduction).

6  Cette innovation, par rapport à la version moyenne, se retrouve dans une version entendue par Néstor Godofredo Taipe Campos (2000 p. 273) dans la province de Tayacaja, dans le département péruvien de Huancavelica : un des petits serpents parvient à survivre et devient un beau jeune homme qui protègera sa mère. Cette version cherche-t’elle à manifester ce que l’on perd en pratiquant un infanticide ? Il nous semble en tous cas probable que cet épilogue constitue, dans cette version et dans celle de Lucía Ríos, une innovation parallèle et indépendante, et non un ancêtre commun. Dans une autre version, quelques serpents parviennent à s’échapper donnant origine aux serpents du présent (Taipe Campos 2000 p. 290-291). Il est fort possible qu’il s’agisse aussi dans ce cas d’une innovation indépendante, tant il est commun, dans les Andes, qu’un conte se voit affublé d’un dénouement mythique, même quand il a été importé d’Europe (cf., par exemple, le cas du « Renard Céleste » dans Itier, 2004 p. 11-112).

7  Qu’elle a effectivement réalisé (Carlos Ríos, 2015).

8  On peut la mettre en relation avec cette assertion présente dans un autre conte traditionnel mis à l’écrit par Eugenia Carlos Ríos : « On raconte qu’en ces temps-là les animaux avaient coutume de se métamorphoser en êtres humains. » (Anka Ninawaman, 2019 p. 43). De façon révélatrice, cette phrase est un ajout de la version française, qui ne correspond à rien dans le texte quechua publié par l’autrice (Anka Ninawaman, 2019 p. 105). Il s’agit d’une tentative d’explication – à notre avis erronée – destinée au lecteur non andin.

9  Traduction de César Itier.

10  Les paysans possèdent habituellement une cabane dans les pâturages, à une, deux ou trois heures de marche de la maison familiale située dans le village ou le hameau. Ce sont généralement les adolescents, garçons ou filles, ou les hommes âgés, qui s’occupent de surveiller les troupeaux, les adultes se consacrant aux tâches agricoles, plus lourdes physiquement. Les cabanes de berger sont assez isolées les unes des autres, ce qui permet aux adolescents de vivre leurs premières rencontres amoureuses à l’abri des regards des autres membres de la communauté.

11  Sont appelés yachaq ou yachayniyuq (‘savant’) les personnes spécialistes des relations avec le monde invisible, capables, notamment, de détecter si la force vitale d’un malade est en train d’être dévorée par une entité prédatrice (montagne, mort des temps anciens, etc.), ce qui, d’une certaine façon, est le cas ici.

12  Très répandue dans les Andes est l’idée selon laquelle les serpents aiment le lait de vache et sont capable de têter les pis des vaches et les seins humains. Peut-être procède-t-elle de l’association symbolique qui est faite entre le serpent et les métis – considérés comme des prédateurs physiquement paresseux –, puisque les membres des communautés, contrairement aux métis, ne consomment habituellement pas de lait.

Entre les espaces rural et urbain: chants de mariage fang du Gabon

 

 

 

Kevin Mba-Mbegha

Doctorant chargé de cours

Inalco – Plidam

 

 

 

Résumé

Fondé au Gabon le 20 juillet, 2020, le groupe de chanteuses Les Gardiennes du temple a pour objectif la promotion de la culture fang. Le groupe vise la péren­nisation du patrimoine verbal, particulièrement celle des chants de mariage. Cet article rappelle la pratique des chants de mariage en milieu rural, et interroge la performance de ce groupe à l’occasion des cérémonies organisées en milieu ur­bain.

Mots clés: Gabon, fang, littérature orale, oralité première, néo-oralité, chants de mariage

 

Abstract

Between Rural and Urban Spaces: Fang Wedding Songs from Gabon. Created in Gabon on July 20, 2020, Les Gardiennes du Temple [The Guardians of the Temple] is a group of women singers who promote Fang culture and oral litera­ture, specifically wedding songs. This article discusses the practice of wedding singing in rural areas while also examining the group’s performances during cer­emonies in urban settings.

Key words: Gabon, Fang, oral literature, primary orality, neo-orality, wedding songs

 

 

Introduction

L’association populaire Les Gardiennes du temple, fondée le 20 juillet 2020 au quartier Nzang-Ayong de Libreville, est née du constat de la dis­parition progressive du patrimoine verbal fang, plus particulièrement celle des chants de mariage. Cette association a l’objectif de promouvoir, de dé­fendre et de diffuser la culture ékang1 à travers le chant, la musique, la danse, la cuisine et tout autre activité impliquant la culture ékang2. Elle regroupe une vingtaine de membres : des femmes qui exercent différentes activités professionnelles (femmes de ménage, responsables d’entreprises, fonctionnaires d’État, etc.).

Cet article propose d’analyser les chants de mariage produits par les Gardiennes du temple en milieu urbain. Dans un premier temps, je m’in­téresserai à la pratique des chants de mariage en milieu rural. Dans un second temps, je m’interrogerai sur la performance de ce groupe à l’occa­sion de cérémonies organisées en milieu urbain.

1.      Le mariage en milieu rural

En milieu rural, selon Nguema Mba Nguema Urbain3, on distingue cinq types de mariage: « le mariage en vue de la résolution d’un litige » (àlúk bítέ), « le mariage en vue de délivrer un captif » (àlúk bitέɲ), « le lévirat » (àlúk évinakus), « le rapt » (àlúk àbͻm), « la demande » (àlúk édzà). Je m’intéresse particulièrement aux chants produits dans le cadre de « la demande ». À propos de la poésie orale chantée à cette occasion, essentiel­lement en milieu rural, il existe très peu de documentation.

1.1.        « La demande » (àlúk édzà)

Maurice Bertaut présente dans Le droit coutumier des Boulou (1935)  le mariage basé sur la demande, qui est  le plus fréquent en milieu rural, car il est considéré comme authentique et véritable (mfàŋ àlúk).  Il repose sur deux façons de choisir l’épouse : le choix personnel, ou celui des parents. Le choix personnel consiste en la rencontre imprévue d’un jeune homme et d’une jeune fille qui, par désir mutuel, décident de se marier. Le jeune homme comme la jeune fille peuvent alors annoncer à leurs parents respectifs leur intention de se marier (A. Assoumou, 1998, 216). Quant au choix de l’époux ou de l’épouse par les parents de la fille ou du jeune homme, il repose généralement sur trois critères : le besoin de rapproche­ment entre deux familles, le crédit social de la famille du prétendant ou de la prétendante, les qualités physiques et morales de l’un ou de l’autre (A. Assoumou, 1998, p. 217).

Le mariage par « demande » comprend quatre étapes : « la cérémonie des présentations du jeune homme aux parents de la fille » (ékúlú dzâŋ) ; « la demande officielle en mariage » (édzà àlúk), le mariage (àlúk), la con­clusion de mariage et « l’accompagnement de la mariée » (yàlԑ́). C’est lors de cette dernière étape que l’on produit « les chants de réjouissance » (bià bi àlùgà) et « les chants de la bru » (bià bi mbɔ́m).

1.2.        Les chants de mariage en milieu rural : oralité première

Les chants en milieu rural sont produits en contexte d’oralité première (J. Derive, 2008, p. 19) : les participants de la communication sont tous présents lors de la cérémonie et au moment où les chants sont produits À l’occasion de la dernière étape, « l’accompagnement de la mariée » (yàlԑ́,), les deux groupes familiaux sont présents. On distingue en général au cours de cette étape deux types de chants : les « chants de réjouissance » (bià bi àlùgà) et les « chants de la bru » (bià bi mbɔ́m)..

1.2.1.     « Chants de réjouissance » (bià bi àlùgà)

Ils sont produits à plusieurs occasions.

L’étape de l’accompagnement de la mariée donne au mariage une cer­taine légitimité sociale. Elle offre à la mariée une meilleure intégration dans son nouveau cadre familial. Les « chants de réjouissance » viennent ainsi agrémenter et exprimer de la joie dans cette étape ultime du mariage4.

L’accompagnement comprend lui-même plusieurs moments : la délé­gation des parents de la mariée est accueillie, généralement en fin d’après-midi, par des « éclaireurs5 » qui sont chargés d’annoncer leur arrivée ef­fective au village. Après cet accueil, le convoi en route vers le village du marié se divise en deux : la mariée, ses sœurs et ses cousines conduites par deux femmes plus âgées se dirigent vers la maison qui lui est réservée, la « maison de la mariée » (nda mbom). Elles ne doivent pas se faire remar­quer par le village. Elles resteront ainsi cachées jusqu’au jour de la présen­tation « officielle » de la mariée.

Les autres membres de la délégation continuent la route jusqu’au vil­lage du marié. Lorsque tout le monde est arrivé et que les beaux-parents sont réunis devant un abri, « le corps de garde », la famille du marié en­tonne des chants de réjouissance qui marquent le début de la cérémonie. Pendant que les beaux-pères et les beaux-frères s’installent au « corps de garde » ou, à défaut, dans le salon du père du mari, les belles-mères et les belles-filles sont dirigées vers une maison qui a été réquisitionnée pour elles. Les chants se poursuivent jusqu’à la tombée de la nuit, jusqu’à ce que les invités rejoignent leurs chambres respectives.

Le deuxième jour, qui est exclusivement réservé aux préparatifs, ne per­met pas de consacrer suffisamment de temps aux chants. En effet, cette journée de grande animation est surtout consacrée à la construction du hangar (élik6), adjacent au « corps de garde », par les frères du mari, pen­dant que les parentes de l’époux préparent le repas nécessaire à la restau­ration de tous.

C’est surtout le troisième jour, celui de la présentation « officielle », que les chants de réjouissance sont produits. En effet, l’attente des deux groupes familiaux, réunis au « corps de garde », est animée par des chants, entonnés à tour de rôle par l’un et l’autre groupe familial. Chaque groupe profite de l’occasion pour vanter les mérites et les qualités de son fils ou de sa fille.

Pour la présentation « officielle », la mariée et ses sœurs constituent le groupe des « épouses », tandis que le mari et ses frères constituent celui des « époux ». Chacune des « épouses » et chacun des « époux » sont accompagnés jusqu’au corps de garde par quelques-uns de leurs parents. Il est à noter que chacune des « épouses » arrivera devant l’assemblée avec un ou plusieurs objets symboliques. Nous en comprendrons la pertinence dans les lignes qui suivent. Chacun des « époux » et chacune des « épouses » arrivent au corps de garde voilés, cachés par des pièces de tissus que tiennent les parents respectifs. Ce sont les hommes qui arrivent les premiers, car c’est à l’homme d’attendre la femme. Il y a généralement huit hommes et huit femmes, outre les époux eux-mêmes. La première « épouse » arrive donc après le premier « époux » devant toute l’assem­blée, et ainsi de suite (A. Assoumou, 1998, p. 226).

1.2.2.     « Chants de la bru » (bià bi mbɔ́m)

L’arrivée successive des sept premières « épouses » se caractérise par le fait qu’elles possèdent toutes un objet symbolique porteur de malheur dans le mariage. C’est pourquoi chacun de leurs « époux » respectifs les renvoie, en leur remettant une certaine somme d’argent pour assurer leur retour auprès de leurs parents. Ainsi, dans chaque cas, les sept premières « épouses » sont révoquées à tour de rôle, jusqu’à l’arrivée de la mariée qui, elle, est finalement acceptée grâce aux objets qu’elle apporte, et qui traduisent ses bonnes intentions.

Ainsi, toutes les « épouses » seront renvoyées à l’image de la première, jusqu’à l’arrivée de la mariée qui, elle, sera acceptée. En effet, les six pre­mières « épouses » arriveront les unes et les autres avec :

      • Des produits de beauté : consécration absolue de la coquetterie. Une telle épouse ne peut être admise, car elle ne prendra pas bien soin de son mari.
      • Un journal : révélation de la paresse. Une telle épouse ne saurait avoir suffisamment de temps pour s’occuper de son mari et de ses enfants.
      • Une bouteille de whisky : symbole d’alcoolisme. Une femme alcoo­lique est considérée comme irresponsable.
      • Une cigarette entre les lèvres : le tabagisme est considéré chez les Fang comme un vice très dangereux pour une femme.
      • Un sac de chaussures : signe d’une femme qui ne restera jamais à la maison, car elle affectionne les ballades.
      • Un billet d’avion : symbole d’une femme qui passera l’essentiel de son temps à voyager, plutôt que de s’occuper de son foyer.
      • Un fusil ou une machette : symbole de violence. Un telle femme risque de menacer son mari de mort lors des querelles qu’ils pour­raient avoir (A. Assoumou, 1998, p. 227-228).

Arrive enfin devant toute la communauté l’épouse elle-même. Super­bement vêtue et maquillée, parée de bijoux et de billets de banque, elle incarne le charme et la richesse. Lorsqu’elle est dévoilée, elle tient dans ses mains un objet usuel essentiel pour l’entretien de la maison. A la vue de cet objet, l’époux lui demande quel en sera l’utilité. Elle lui répond que c’est pour assurer l’entretien de la maison. Sur ces mots, le mari acquiesce et la prend dans ses bras au son des applaudissements et des cris de joie de toute l’assemblée. Une telle épouse est admise pour ses qualités. Elle saura en effet prendre soin de son foyer, entretenir un bon climat dans la famille et s’occuper de tous les parents.

Après cela, chacun des « époux » nouvellement mariés peut s’asseoir dans le fauteuil qui lui est réservé. Une corbeille est alors placée devant eux, pour permettre à chacun d’y déposer une certaine somme d’argent. Pendant ce temps, la belle-famille entonne des chants au son des tam-tams, qui vont se poursuivre jusqu’à la fin de la cérémonie. Ce sont principale­ment ces chants qui sont consacrés à la bru pour lui souhaiter la bienvenue dans sa nouvelle famille. L’un des chants de mariage incontournable dans ce contexte est le suivant :

bíɲͻŋ yà é

Nous avons obtenu

bíɲͻŋ yà é

Nous avons obtenu

bíɲͻŋ yà é

Nous avons obtenu

àwùradiŋ aa

[Elle est] attachée aa !

ééééé bíɲͻŋ yà é

Eéééé nous avons obtenu

badzónà éminingà bòt bakə́bayi

On annonce que la femme que d’autres personnes désiraient tant

bíɲͻŋ yà ɲə́ nkobomó aa

Nous l’avons ! Applaudissez aa

ééééé bíɲͻŋ yà é

Eéééé nous l’avons obtenue

badzónà émingà bòt bakə́basùŋ

On annonce que la femme que d’autres personnes se disputaient

bíɲͻŋ yà ɲə́ nkobomó aa

Nous l’avons obtenue ! Applaudissez aa

ééééé bíɲͻŋ yà é

Eéééé nous l’ avons obtenue.

En effet, ce chant vient confirmer la conclusion du mariage. La jeune fille appartient désormais à la famille de l’époux, qui l’accueille par ce chant et par plusieurs autres cris de joie et d’allégresse.

Le dernier jour de l’évènement est consacré aux remerciements et aux revoir. La mariée, avec l’aide de ses sœurs, prépare le plat de la belle-fille mәndzàà mbͻm7 en présence des deux familles. Après ce dernier repas, les parents du mari remettent une somme d’argent et des présents à ceux de la fille. Il est à noter qu’à leur arrivée, les parents de la femme ont apporté du bétail et des mets divers, qui serviront de contre-dot. C’est après tout ce dernier protocole que les deux familles décident enfin de se séparer.

2.      Les chants de mariage en milieu urbain : circulation des textes

Dans le cadre du mariage en milieu urbain, on pratique plusieurs types de chants relevant du milieu rural, alors que l’occupation de l’espace est tout à fait différente.

Dans le cadre rural, le mariage se déroule dans un espace privé qui est déterminé par un village, une cour et un « corps de garde ». En revanche, en milieu urbain, le cadre spatial est plus réduit et il est moins différencié : il se limite essentiellement à une cour située dans un quartier de la ville, le quartier ne relevant pas d’une unité sociale homogène.

Plusieurs notables déplorent le passage de la pratique du mariage tradi­tionnel fang relevant du milieu rural, en milieu urbain. Selon Nguema Mba Nguema, certaines étapes constitutives du processus dotal pratiquées autrefois ont disparu, ce qui constitue une perte. Par ailleurs, plusieurs étapes, parmi elles l’exposition d’objets grossiers, ont selon lui tendance à dévaloriser le mariage et à lui retirer son caractère sacré.

2.1.        L’association Les Gardiennes du temple

Fondée le 20 juillet 2020, l’association populaire Les Gardiennes du temple est née, comme je l’ai indiqué plus haut, du constat de la disparition progressive du patrimoine verbal fang, plus particulièrement celle des chants de mariage. Le groupe compte une vingtaine de chanteuses qui ne sont pas professionnelles. Ces dernières s’engagent dans cette activité cul­turelle pour la sauvegarde des chants de mariage traditionnel. En cela, elles rejoignent les chanteuses de mariage en milieu rural qui, elles non plus, ne sont pas des professionnelles. Car elles chantent parce qu’elles ont du talent. C’est précisément ce statut commun aux deux types de chanteuses qui facilite la circulation des chants. Cependant, selon Jacques Binet et Pierre Alexandre (1958, p. 125), les chanteuses en milieu rural avaient bien un statut de spécialistes qui se serait transformé.

2.2.        Les chants en milieu urbain : oralité première

En milieu urbain, certains chants de mariage intègrent des traits nou­veaux. Par ailleurs, certains éléments des chants en milieu rural circulent et sont intégrés.

C’est essentiellement dans ce cadre urbain que le groupe populaire les Gardiennes du temple déroule ses chants pour animer les mariages. Par exemple, dans le cadre de l’animation d’un mariage du côté de la commune d’Akanda8, le groupe entonne le chant suivant :

Ééé ayͻŋ bìnìnga engͻngͻl όόό ayͻŋ bìnìnga

Eééé la gente féminine [je vous] en prie la gente féminine

ayͻŋ bìnìnga tàmànàsέn

Mettez-vous au travail !

Bə́nà bə́ fàm bàdàŋ bͻ bìnìnga mәbún éyͻŋ bə́bə́lə́yà mͻnә café

Car les hommes font des manières aux femmes dès qu’ils ont de quoi acheter du café9.

ayͻŋ bìnìnga tàmànàsέn

La gente féminine mettez-vous au travail !

Bə́nà bə́ fàm bàdàŋ bͻ bìnìnga mәbún éyͻŋ bə́bə́lə́yà mͻnә  kәkáá bìnìnga

Car les hommes font des manières aux femmes aux femmes dès qu’ils ont de quoi acheter du cacao.

ayͻŋ bìnìnga tàmànàsέn ! […]

La gente féminine mettez-vous au travail ! […]10

En effet, ce chant de mariage traditionnel repris en contexte urbain est un encouragement à l’endroit principalement de la bru pour la motiver à trouver du travail salarié et à ne pas dépendre financièrement de son mari, une fois au foyer. Car, cette dépendance peut donner des libertés à l’homme qui de ce fait peut se croire tout permis. C’est donc une invitation à l’autonomie de la femme dans le foyer.

2.3.        Circulation au-delà du cadre du mariage

Que l’espace de performance des chants de mariage se situe en milieu rural ou urbain, les chants pratiqués appartiennent dans les deux cas à l’ora­lité première. Cette modalité de communication réunit en effet tous les membres des deux familles. En revanche, en milieu urbain, l’oralité pre­mière intègre, le cas échéant, d’autres contenus et d’autres intervenants qui, eux, relèvent de la néo-oralité. Ainsi, tout en s’inspirant des chants produits dans le contexte de l’oralité première, cette forme nouvelle intro­duit des changements remarquables dans la pratique des chants de mariage.

Cela dit, le groupe Les Gardiennes du temple performe également à l’occasion de plusieurs manifestations, dont les festivals, les congrès, etc. Par exemple, dans le cadre de la présentation de l’ouvrage Mon pays, de l’écrivain gabonais Hubert-Freddy Ndong Mbeng à l’Institut français de Libreville11, ces chanteuses ont pour la circonstance introduit l’auteur avec un petit refrain d’un chant de mariage traditionnel adapté pour la circonstance :

éɲə̀lé àzù éééé

Le voici qui arrive !

mͻŋ yә όyәm ééé

Le natif d’Oyem ééé

mͻnә nkodjέn ééé […]

Le fils de la tribu Nkodjène […]

tarә Ndong Mbeng oyәmәrә kͻb ànvàl ό wùlà tàr kͻb

[Notre père] Ndong Mbeng exprime correctement comme tu le fais si bien

oyәmәrә nàà mәyͻŋ mà yә wàwok […]

Souviens-toi que la collectivité va t’écouter […]

Ce chant, qui était autrefois réservé aux différents orateurs des deux groupes familiaux réunis lors du mariage traditionnel, est repris par les chanteuses pour introduire la communication de l’écrivain12. En effet, il est surtout question de rappeler à l’écrivain l’importance de la parole. Car, la parole est un élément essentiel de la personne. Sa puissance est redoutable et elle demande à être maniée avec la plus grande précaution. Parler, c’est toujours engager, au sens fort, sa personne car c’est se répandre à l’extérieur, avec tous les risques que cela peut comporter pour l’émetteur comme récepteur (Derive 2012, p. 19).

Conclusion

Les formes d’expression de l’oralité varient. En effet, l’oralité première et la néo-oralité coexistent. Ainsi, contrairement à ce qui pourrait être at­tendu selon un schéma réducteur, la frontière entre l’oralité en contexte rural et urbain n’est pas étanche. Au contraire, des contacts entre les deux milieux sont nombreux.

Certains présupposés sont remis en cause. Ainsi, l’oralité en milieu rural n’est pas synonyme de « tradition » plus ou moins immuable. Par ail­leurs, ce n’est pas l’espace urbain qui introduit la « modernité » dans les milieux ruraux. En revanche, les chants des milieux ruraux circulent vers la ville, faisant ainsi preuve d’adaptabilité.

Ces observations s’appuient sur ma connaissance des pratiques cultu­relles en milieu fang. Elles devraient être étayées par des études portant sur d’autres sociétés.

Cependant, je retiens une réalité : qu’il s’agisse d’oralité première ou de néo-oralité, le trait commun constitutif de l’oralité, la communication non médiatisée, persiste. En effet, dans les deux cas, la performance réunit tous les participants de la communication qui est directe. Ainsi, l’oralité, en tant que modalité d’expression commune, se présentant sous des formes variées, préserve quelques-unes de ses fonctions essentielles : elle continue à transmettre la langue à travers sa pratique ; elle exprime des valeurs et contribue ainsi à la construction d’identités culturelles enracinées dans des réalités socio-culturelles vécues et donc connues. Je ne peux que souhaiter que la pratique de la littérature orale soit encouragée résolument.

 

 

 


 

 

Références bibliographiques

Alexandre, Pierre & Binet, Jacques (1958), Le groupe dit pahouin (fang-bulu-beti), Paris, L’Harmattan, 152 p.

Assoumou, Alfred (1998), Le mariage à la dot chez les Fang du Gabon, thèse présentée a la Faculté des Études Supérieures de l’Université Laval pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph-D.), Faculté des Sciences Sociales, Université Laval, Québec, 418 p.

Bertaut, Maurice (1935), Le droit coutumier des Boulou. Monographie d’une Tribu du Sud-Cameroun, Paris, Domat-Montchrestient, 308 p.

Derive, Jean (2008), « L’oralité, un mode de civilisation », in Ursula Baumgardt & Jean Derive (dir.), Littératures orales africaines : perspectives théoriques et méthodologiques, Paris, Karthala, 2008, p. 17-34.

Derive, Jean (2012), L’art du verbe dans l’oralité africaine, Paris, L’Harmattan, 226 p.

Dieme Sagna, Saly Amy (2021), La poésie orale féminine dans le mariage wolof et les chants de naissance lébou, Paris, Inalco. Vol 1 Analyse, 305 p.; Vol 2 Textes, 432 p.

 

Webographie

Baumgardt, Ursula, « Oralité », http://ellaf.huma-num.fr/oralite/

Mba Mbegha, Kevin, « Littérature en fang », http://ellaf.huma-num.fr/litteratures/litterature-en-fang/

Page Facebook du groupe Les Gardiennes du temple, https://www.facebook.com/profile.php?id=100064097886857

 

Entretiens

Ada Abessolo (15 janvier 2023), Gertrude, animatrice, fondatrice du groupe Les Gardiennes du temple. Entretien téléphonique.

Eyang Essima (27 décembre 2022), Philomène, ancienne de la tribu nkodjène à Oyem. Entretien accordé par Obame Mbegha Rodrigue aux environsvillage Aloum.

Mimboui-Mi-Assoumou (27 décembre 2022), Marie-Thérèse, ancienne du quartier Cité économique à Oyem. Entretien accordé à Obame Mbegha Rodrigue.

Nguema Mba Nguema (27 décembre 2022), Urbain, maire du 2ème arrondissement de la commune d’Oyem, notable du village Melen, un des membres responsables de l’association culturelle Emô-milang, une association culturelle ékang (fang, bulu, beti). Entretien accordé à Obame Mbegha Rodrigue.

 

 

 


 

Notes:

1  Terme qui désigne les populations fang-bulu-beti.

2  Article 2 des statuts de l’association.

3  Nguema Mba Nguema Urbain est maire du 2ème arrondissement de la commune d’Oyem, notable du village Melen, l’un des membres responsables de l’association culturelle ékang. Emô-milang. Il distingue cinq types de mariage chez les Fang, dans un entretien accordé à Obame Mbegha Rodrigue, enregistré le 27 décembre 2022.

4  Pour une analyse de la poésie orale féminine de mariage, je m’intéresse également à la thèse de Saly Ami Sagna (2021).

5  Selon Alfred Assoumou (1998), la délégation des parents de la fille s’arrête à l’orée du village à la vue des « éclaireurs ». Sa remise en route est conditionnée par le versement d’une certaine somme d’argent. Mais pour certains autochtones, le versement d’argent pour la remise en route de la délégation des parents de la mariée est relativement récente. En effet, selon Mimboui-mi-Assoumou Marie-Thérèse, ancienne du quartier Cité Économique d’Oyem, enregistrée par Obame Mbegha Rodrigue, il s’agissait autrefois au cours de cette étape et pour la remise en route, à la place du versement d’une certaine somme d’argent, d’apporter au convoi un objet symbolique en fer (ékiέɲ).

6  Hangar fait avec des branchages de palmiers et des poteaux en bois.

7  Ce plat est ainsi appelé parce qu’il est constitué de feuilles de manioc pilées. Il est concocté en présence des deux groupes familiaux, pour prouver que la mariée saura faire la cuisine dans son foyer.

8  Ville du Gabon, chef-lieu de la région de l’Estuaire.

9  Ils se font prier pour accomplir leur « devoir conjugal ».

10  L’extrait concernant les préparatifs de ce mariage est disponible sur la page facebook du groupe https://www.facebook.com/profile.php?id=100064097886857

11 Hubert-Freddy Ndong Mbeng est un écrivain gabonais, auteur notamment de Les matitis, Paris, Sépia, 1992. Dans le cadre de la présentation de son dernier roman Mon pays, (Libreville, Symphonia, 2002), à l’Institut Français de Libreville, le groupe Les Gardiennes du temple a tenu à préparer son entrée dans la salle de conférence par des chants traditionnels. L’extrait de cette performance est également disponible sur la page Facebook du groupe.

12  Selon Gertrude Ada Abessolo, animatrice, fondatrice du groupe Les Gardiennes du temple, il était plus judicieux que cela soit chanté à l’occasion des mariages traditionnels par la famille de la fille pour introduire leur orateur. Il valait mieux pour la famille du jeune homme ne pas la chanter en pareille circonstance pour éviter de payer des amendes.


En Inde, dire l’épopée en ville : question spatiale et/ou question de statut social

 

Catherine Servan-Schreiber (†)1

École des Hautes Études en Sciences Sociales

Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (Ceias)

 

 

 

Résumé

Dans les campagnes en Inde, la tradition orale se présente sous des formes variées : des généalogies, des épopées, des chants de travail, des joutes oratoires, entre autres. Or, la ville est le lieu où des épopées sont chantées également, où les collectes de corpus sont rassemblées et où la tradition orale s’imprime sous forme de livrets de colportage. Les castes auxquelles appartiennent les chanteurs d’épopée font partie des plus basses, voire même, elles relèvent de l’intouchabilité. Ce sont des brahmanes, qui font partie de l’élite instruite, qui rassemblent et éditent les répertoires, et bien souvent, des brahmanes ou des castes assez prestigieuses qui les impriment. La ville offre des formes nouvelles de circulation à la tradition orale ; la question concernant la diffusion de la littérature orale par les nouvelles technologies se pose également.

Mots clés: Inde, tradition orale, épopée, performance en ville, édition des répertoires, diffu­sion par les nouvelles technologies

 

Abstract

Reciting Epics in India: A Question of Space and/or Social Status? In the Indian countryside, oral traditions are expressed through a variety of forms, including genealogies, epics, work songs, and oral jousting. Moreover, in cities, where epics are also sung and collected in corpora of oral literature that are printed in the form of booklets and sold. The singers of epics are members of the lower, untouchable castes. It is Brahmins who belong to the educated elite, however, who assemble and publish these repertoires. It is also often Brahmins or members of other prestigious castes who print them. This essay concludes that the city enables new forms of circulating oral traditions, while also raising questions about the role of new technologies of dissemination of oral literature.

Key words: India, oral tradition, epics, urban performance, published repertoires, dissemina­tion using new technologies

 

 

 

Quand on pense à la littérature orale en Inde, plusieurs images viennent à l’esprit. Celles des Bauls, ces chanteurs itinérants mystiques qui sillon­nent les campagnes du Bengale, ou celles de bardes Manganiyars disant des généalogies dans un coin perdu du désert du Rajasthan. On pense aussi aux chants de la meule, que chantaient les femmes dans les villages, ou aux chants alternés des paysans dans les rizières. Dans les zones rurales, les vachers vendeurs de lait, ou les Dousadhs, éleveurs de porcs, ont leurs répertoires d’épopées. Et les joutes oratoires sont une spécialité villa­geoise. Sans oublier les populations tribales vivant en marge des forêts, qui développent leurs propres traditions orales En somme, on associe oralité et ruralité.

Pourtant, la ville joue un rôle décisif dans la transmission de la tradition orale. Elle est le lieu où des épopées sont chantées, elle est le lieu où les collectes de corpus sont rassemblées et elle est le lieu où la tradition orale s’imprime sous forme de livrets de colportage. A travers sa vocation à ac­cueillir la tradition orale, mais aussi à la collecter, à la transformer, la ville permet à toute une sociabilité urbaine de se déployer.

Pour comprendre les formes que prend cette sociabilité urbaine indienne, il faut revenir à la question, centrale en Inde, du statut de l’inter­prète de l’oralité. Comme l’a bien montré Marc Gaborieau, l’interprète est vulnérabilisé par son bas statut social. Bien que chanter les épopées soit un acte de bon augure, les castes auxquelles appartiennent les chanteurs d’épopée font partie des plus basses, voire même, elles relèvent de l’intou­chabilité. La spécialisation des tâches en Inde accentue elle aussi cette ten­dance. En effet, les chanteurs exécutent les répertoires pour gagner leur vie. Mais ce sont des brahmanes, qui font partie de l’élite instruite, qui rassemblent et éditent les répertoires, et bien souvent, des brahmanes ou des castes assez prestigieuses qui les impriment. Mais un va et vient s’organise entre ces groupes sociaux, le plus souvent, par l’intermédiaire de petites académies de folklore, ou de petites académies de poésie. Un exemple intéressant vient avec la personnalité de Mahadev Prasad Singh. C’était un collecteur d’épopée qui faisait venir les interprètes en sa demeure urbaine, pour recueillir leurs paroles et consigner par écrit les épopées, puis les faire imprimer. Certes, il mettait sa signature sur le petit fascicule imprimé, et gommait alors le nom même de l’interprète, mais un mouvement permanent existait alors entre ville et village, aboutissant à garder trace de chaque répertoire d’épopée propre à la culture orale.

En ville, la performance d’épopées a toutefois ses lieux spécifiques : lieux ouverts aux passants, aux badauds, aux voyageurs, concernant donc un vaste public.

Dans cette petite présentation, on va d’abord identifier les formes urbaines de l’oralité, puis on posera la question des limitations qui peuvent cependant stigmatiser les interprètes dans un contexte de modernité. On conclura en élargissant le débat ruralité/vie urbaine, et en l’ouvrant sur l’inévitable question de l’impact des nouvelles technologies sur l’oralité.

1.      L’épopée au cœur de la ville, l’exemple de « Lorik », d’« Alha Udal », et de « Hirni-Birni »

Nous verrons ici trois différents lieux représentatifs de la performance orale en ville.

1.1.        La performance sur le maidan « esplanade, espace public »

On croit souvent la nuit propice à l’oralité, mais c’est en pleine journée, et en plein cœur de la ville que se récite l’épopée d’« Alha Udal ». Réservée à la période de la mousson (juillet-août), l’épopée a pour fonction de favoriser la pluie. Mais celle qui est aussi appelée « La geste des 52 forts », met en scène un petit clan obscur de nobles rajputs forestiers qui veulent s’associer aux grands clans prestigieux du désert du Rajasthan. Rien n’est épargné pour y arriver : violents combats, traîtrise, et jusqu’à un meurtre fratricide de la part d’une jeune femme. La récitation, faite par des bardes masculins, rassemble un public toujours masculin.

1.2.        La performance lors des meetings politiques et assemblées de castes

Au moment où les grandes assemblées de caste se réunissent afin de prendre des décisions collectives pour améliorer le statut de la caste, on fera venir un interprète de la tradition orale dans l’arène politique. Ainsi, pour l’assemblée annuelle de la caste des Noniyas, producteurs de salpêtre, on convoque un barde pour chanter « Alha Udal » et exalter la bravoure des nobles Rajputs auxquels les Noniya souhaitent s’identifier. Pour celle des bouviers Ahirs, on convoque un barde qui célèbre l’héroïsme de Lorik, au caractère à la fois martial et pastoral.

1.3.        La performance près des gares

La tradition orale se colporte par les gens qui voyagent, et pour des gens qui voyagent. Aussi, près des grandes gares urbaines, il n’est pas rare de voir des interprètes de la tradition orale, qui choisissent ces lieux de la ville où un large public peut les écouter. Ainsi en est-il des Nats, cette caste de musiciens itinérants qui récitent l’épopée des deux sœurs voyageuses en quête de mariage et d’aventures, accompagnées de leur buffle, et qui se nomment Hirni et Birni.

Toutefois, de nombreuses limitations sont imposées à l’interprète, en raison même de son statut fragilisé, et un contraste se produit entre la popularité des répertoires, l’amour de la population dont bénéficie les interprètes, et la situation économique restant maintenue précaire, des chanteurs d’épopées.

2.      Les limites de la sociabilité urbaine de l’oralité

Bien que l’oralité soit vivante en ville, tous les lieux ne sont pas acces­sibles au chanteur. Par exemple, il ne doit pas trop s’approcher des temples hindous ou des sanctuaires soufis musulmans, mais se tenir à distance, et demeurer dans une partie réservée aux personnes de sa condition. Dans les sanctuaires hindous, il faut laisser la place aux musiques dévotionnelles qui demeurent l’apanage des hautes castes. Dans les sanctuaires soufis, seuls des qawwalis peuvent performer.

Un autre cas douloureux demeure celui de l’accès à la radio. Les studios de radio sont en ville, et un véritable filtrage de respectabilité y opère. On n’autorisera pas l’humble interprète à entrer dans le studio, et on lui préfé­rera un artiste plus élevé dans la hiérarchie des castes, qui va s’emparer de son répertoire pour le diffuser sur les ondes. De même pour les studios d’enregistrement des cassettes. A l’époque de la culture des cassettes, si essentielle et florissante en Inde, l’interprète de tradition orale n’avait ni la compétence, ni les moyens de s’offrir un studio d’enregistrement, et là encore, d’autres personnes, de plus hautes castes, s’emparaient de leurs répertoires d’épopées, transformaient complètement la partie musicale, et faisaient des profits de la vente des cassettes.

Enfin, rappelons que rares sont les interprètes de la tradition orale qui vivent toute l’année de leur métier de chanteur. Ils alternent avec d’autres occupations, comme tisserands, ou cultivateurs. Dès lors, leurs tournées en ville restent limitées dans le temps. Et les saisons !

Conclusion

Depuis le Moyen Âge, en Inde, le passage des chanteurs d’épopées en ville est attesté. Si la ville apparaît également comme un relais du village et de la campagne, pour favoriser des lieux de performance, et donner aux bardes un vaste public, elle demeure aussi le lieu où ces interprètes sont confrontés à la place à la fois prestigieuse et minorée qu’ils occupent dans la société. Se pose alors la question de la transmission et de la diffusion au moyen de Youtube. C’est un facteur à ne pas négliger. On a vu l’exemple des oralités montagnardes du Garwhal, étudiées par Florence Nowak2. Elles parviennent en ville grâce aux technologies en ligne. C’est un point important, qui fait intervenir la finalité de l’oralité. Y aurait-il alors perte de la sociabilité que l’oralité induit ? Pas nécessairement, car visionner Youtube n’est pas forcément une action solitaire. On se regroupe pour entendre un chanteur d’épopée sur Youtube. Mais là encore, s’agit-il bien des mêmes interprètes, ou de personnalités plus médiatiques et plus rodées au maniement des technologies ? C’est un débat dont on ne peut faire l’économie.

Enfin, en ville comme à la campagne, la question du patronage et du mécénat heurte de plein fouet les interprètes. Ceci vaut surtout pour les épopées marchandes, qui trouvent moins d’écoute auprès des grandes familles marchandes qu’auparavant. On rejoint alors pour l’oralité la pro­blématique exprimée par le film de Satyajit Ray, « Le Salon de musique », qui montre le déclin du mécénat aux artistes. Ce sont divers débats dont on ne peut faire l’économie.

 

 


 

Notes:

1  NdR : Catherine Servan-Schreiber avait préparé le texte publié ici pour être lu le 14 décembre 2020, lors du Séminaire inaugural des Odm. Elle nous a quittés le 6 novembre 2021. En sa mémoire, nous publions cet article posthume, tel qu’elle l’avait conçu pour sa présentation orale.

2  Florence Nowak (2015,) « Régional music goes digital : the challenges of the Garhwali music industry (North India) », Thèse, École des hautes études en sciences sociales (Ehess – Paris), sous la direction de Catherine Servan-Schreiber.

La littérature orale en breton, un phénomène rural ?

 

 

Nelly Blanchard

Université de Bretagne Occidentale,
Centre de recherche bretonne et celtique (Crbc)

 

 

 

Résumé

L’analyse du cas de la littérature orale en breton, si elle ne remet pas profondé­ment en cause l’opposition entre oralité rurale traditionnelle et oralité urbaine moderne, permet toutefois de la nuancer et de mesurer la complexité du concept d’oralité. Phénomène qui ne peut être abordé que dans le cadre des profonds bouleversements linguistiques des XXe et XXIe siècles en Bretagne, il soulève la question du rapport de la littérature orale bretonne à la ruralité à l’aune du populaire et du paritaire, d’une part, et à celle des contextes de circu­larité oral-iconographie-écrit, de l’art de la composition d’actualité, du revival et de la pédagogie, d’autre part.

Mots clés: Bretagne, breton, oralité rurale, oralité urbaine, bouleversement linguistiques, sociolinguistique, enseignement, pédagogie, populaire, circularité artistique, revival culturel

 

Abstract

Oral Literature in Breton : A Rural Phenomenon ? An analysis of oral lite­rature in the Breton language does not fundamentally challenge the distinction between traditional rural orality and modern urban orality. However, it does contribute to an understanding of the complexity of the concept of orality. Considered within the context of profound linguistic upheavals in Brittany in the nineteenth and twentieth centuries, this investigation interrogates the rela­tionship between Breton literature and orality in light of issues of popularism and parity on the one hand, and on the contexts of oral-iconography-written circularity, the art of composing current events, revival, and pedagogy on the other.

Key words: Brittany, Breton, rural orality, urban orality, linguistic upheavals, socio­linguistics, teaching, pedagogy, popular, artistic circularity, cultural revival

 

 

 

Le breton est une langue appartenant à ce qu’on nomme classiquement la famille des langues celtiques et il est la seule langue celtique aujourd’hui parlée sur le continent, avec pour territoire historique la Basse-Bretagne. Cette région se situe dans la partie occi­dentale de la Bretagne, à l’ouest d’une ligne imaginaire Plouha (22) – Damgan (56), ligne qui s’est d’ailleurs déplacée vers l’ouest au fil du temps, jusqu’à l’Oust, dernier fleuve navigable de Bretagne (voir figure 1 ci-dessous). Pratiqué depuis quinze siècles, le breton n’a pas de statut officiel, mais est reconnue comme l’une des langues régionales de France et fait aujourd’hui l’attention d’une politique linguistique menée par le Région Bretagne. Après avoir connu au XXe siècle une forte évolution de la situation diglossique breton-français vers une subs­titution, les pratiques linguistiques ont rapidement évolué et le français est devenu, depuis le milieu du XXe siècle, la langue majoritairement pratiquée en Basse-Bretagne. Depuis une cinquantaine d’années, le breton fait l’objet d’un apprentissage scolaire non-obligatoire sous dif­férentes formes (immersif, bilingue, option, initiation, cursus universi­taire complet, cours du soir, apprentissage intensif pour adultes) et est discipline de concours pour le recrutement d’enseignants à tous les niveaux d’enseignement1.

 

Fig. 1 : Fañch Broudic, dans Bernard Tanguy, Michel Lagrée (dir.),

Atlas d’Histoire de Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2002, p. 158.

 

L’opposition communément véhiculée entre oralité rurale tradition­nelle et oralité urbaine moderne invite à réfléchir à la définition et la représentation de l’oralité, à y confronter des situations qui remettent en cause cette perception binaire, à nuancer la radicalité de cette opposition. L’analyse du cas de la littérature orale en breton ne remet pas profondément en cause cette opposition, mais permet de mesurer la complexité du concept d’oralité par une réflexion sur ses rapports avec des pratiques et des caractéristiques qui lui sont associées. Première­ment elle ne peut être abordée que dans le cadre de l’évolution des pratiques linguistiques en breton, faites de profonds bouleversements aux XXe et XXIe siècles. Deuxièmement, il s’agit de soulever la ques­tion du rapport entre littérature orale bretonne et ruralité à l’aune du populaire et du paritaire2. Troisièmement, la complexité du phénomène oral mérite une attention dans certaines perspectives originales, notam­ment celle de la circularité oral-iconographie-écrit, celle de l’art de la composition d’actualité, celle du revival3 et de la pédagogie qui sont les deux grandes voies de sa valorisation actuelle.

1.        Oralité bretonne et ruralité :
la question sociolinguistique

D’une manière générale, interroger l’oralité en langue bretonne nécessite qu’on s’intéresse aux pratiques linguistiques de Basse-Bretagne et à l’évolution sociolinguistique du breton : pour être produc­teur d’une littérature orale en breton, il faut savoir parler breton. Un questionnement sur la ruralité des locuteurs pratiquant la littérature orale ramène forcément à l’image généralement véhiculée du breton comme langue de la paysannerie, de la pêche et de l’artisanat4. Or, si cette image est vraie – bien que trop peu nuancée – pour les deux siècles passés, et donc pour la période qui a vu naître et se développer les grandes collectes de littérature orale, nous renvoyant donc spontané­ment à cette catégorie sociale et à la ruralité, premièrement cela n’est pas vrai pour les périodes antérieures, et deuxièmement cela n’est plus vrai pour la période actuelle.

1.1.        Une diglossie progressive

Aujourd’hui, après un long processus sociolinguistique de diglossie progressive à la fois en termes diachronique et diastratique, puis de substitution linguistique, le breton n’est plus parlé que par environ 170 000 personnes en Basse-Bretagne, soit 12,5% de la population de ce territoire, alors qu’elle l’était par 90% de la population avant la Grande Guerre5. Cette chute très importante du nombre de locuteurs – énorme bouleversement sociolinguistique – a forcément des consé­quences majeures sur les pratiques littéraires orales. Même si la majo­rité des bretonnants actuels sont des personnes âgées (âge moyen de 70 ans), voire très âgées, qu’elles vivent en milieu rural et sont des agri­culteurs ou retraités de l’agriculture, la très grande majorité des ruraux actuels de Basse-Bretagne ne parle que le français.

1.2.        Défense de la langue

Depuis 150 ans, le breton fait cependant l’objet d’une défense de la culture qu’il véhicule6, et, depuis une cinquantaine d’années, d’une transmission par le biais de l’enseignement : écoles immersives7 ou écoles bilingues8, université9, concours d’enseignement, avec environ 18 000 élèves concernés pour l’enseignement primaire et secondaire en 2020 dans l’Académie de Rennes, soit moins de 5% des enfants de cette académie10). Mais, malgré des projets de re-socialisation de la langue, elle n’est actuellement plus la langue de la société bas-bretonne (80% des enquêtés TMO-Régions déclarent n’entendre jamais ou rarement le breton11), mais une langue essentiellement scolaire pour ces nouveaux locuteurs et cela a forcément un impact sur les pratiques littéraires orales actuelles en langue bretonne.

1.3.        Langue de publication des textes collectés

Autre point remarquable concernant la question linguistique, celui de la langue de publication de la littérature orale en breton : on note une grande tendance à publier les collectes de chants et de contes bretons réalisées aux XIXe et XXe siècles en langue française, et non en langue bretonne. Ce fait n’est pas seulement vrai pour le cas breton / français, mais aussi pour les cas gallois/anglais, gaélique / anglais, par exemple12. Oliver Currie (Université de Ljubljiana, Slovénie) note en outre une tendance distincte à publier les chants en version bilingue, alors que les contes ne le sont que dans leur traduction française. Il liste plusieurs raisons à cela : certaines collectes ont été financées par l’État français, comme dans le cas de François-Marie Luzel (1821-1895) par exemple13 ; les maisons d’édition et les revues spécialisées dans le domaine du « folklore » au moment de la naissance de l’ethnologie sont parisiennes (Maisonneuve, par exemple) ; les collectes sont souvent perçues comme des parcelles du patrimoine de la France ; les contes sont considérés comme ayant une origine commune et universelle, et l’intérêt savant international prime sur la question de la langue locale de publication14 ; et enfin, le lectorat visé, puisque s’est sans doute posée à l’époque la question de l’intérêt de publier cette littérature en breton pour des bretonnants qui la pratiquaient déjà, d’une part, et n’était pas alphabétisés, d’autre part.

2.        Oralité bretonne et ruralité :
la question du populaire et du paritaire

Autre image généralement véhiculée de la langue bretonne : elle ne serait que langue de la seule oralité. Ce cliché vient de la situation sociolinguistique qu’elle a connue aux XIXe et XXe siècles où seules les couches basses de la population la pratiquaient (en laissant de côté le mouvement de défense de la langue qui représente un très faible pour­centage de locuteurs), autrement dit, une population analphabète, puis alphabétisée au travers d’une scolarisation en français et non en breton.

2.1.        La littérature écrite en breton

Or il existe en fait une longue tradition écrite en breton, remontant au XVe siècle, dont les traces que l’on connaît prennent surtout la forme de mystères et de poèmes mystiques, à la versification complexe et aux thématiques chrétiennes souvent répandues en Europe à la même période, et émanant très probablement de la plume de religieux des ordres mendiants, dans un contexte d’urbanisation de la Basse-Bretagne médiévale15. Dans les siècles suivants, la littérature religieuse se poursuit et des littératures profanes voient le jour, en poésie, théâtre ou prose16.

Par ailleurs, l’image de la Bretagne qui a été forgée et diffusée par divers arts au XIXe siècle – principalement la littérature et la peinture – a également véhiculé l’image d’une Bretagne-conservatoire de tradi­tions, de par sa position périphérique, l’étrangeté de la langue celtique qui y est pratiquée etc. De la sorte, « une fileuse au coin du feu, un groupe d’enfants qui dansent, un vieux chouan brandissant son bâton entrent dans une interaction non-dite avec le modernisme, le matéria­lisme, le progrès, l’urbanité croissante… » et expriment ainsi souvent, sous la plume ou le pinceau des artistes, une résistance à un hors-champ dont on craint le pouvoir de dégradation, de désordre, de rupture, d’uni­formisation, d’oubli d’un état ancien des choses pensé comme immuable17.

2.2.        Les collectes

Le pendant de cette image de lieu immobile accolée au peuple bre­ton, c’est qu’elle a très tôt et très intensément suscité un intérêt pour la collecte de traditions orales en France18 : dès 1815, Alexandre Lédan (1777-1855) collecte et compile dans des carnets, qui n’ont encore jamais été publiés, divers textes de littérature orale19 ; à partir des années 1820, quelques nobles de la région de Morlaix (Aymar de Blois de la Calande, Joseph-François de Kergariou, Barbe-Émilie de Saint-Prix…) se mettent également à collecter quelques pièces chantées par le peuple et dont certaines sont publiées à la fin de la décennie dans des revues (Lycée armoricain, Revue des Deux-Mondes)20 ; ce n’est que dans la décennie suivante que des collectes suivies font l’objet de publication de recueils : Émile Souvestre (1806-1854) publie en 1836 des contes bretons et Théodore Hersart de La Villemarqué (1815-1895) publie en 1839 le Barzaz-Breiz, long texte complexe21 issu de la première collecte de chants suivie sur le territoire national français22, ouvrage qui a joué le rôle de détonateur dans l’engouement pour la collecte de matière populaire en Bretagne jusqu’à nos jours.

2.3.        Une littérature orale populaire ?

La question de la ruralité renvoie donc à celle du populaire : la litté­rature orale bretonne est-elle populaire ? Dans sa pratique, telle qu’elle a été collectée, sans conteste oui. C’est auprès de paysan(ne)s, journa­lier(e)s, mendiant(e)s que les collecteurs, tous issus des classes hautes de la société, ont constitué leur collecte. Un rapide recensement montre en outre que les hommes et les femmes sont des informateurs à part à peu près égale, mais que certaines femmes ont fourni des répertoires considérables, comme Marguerite Philippe et Barbe Tassel pour François-Marie Luzel, par exemple.

Cette oralité populaire est basée sur le partage d’un même corps de croyance, elle joue un rôle social important car elle ne se pratique que collectivement, elle se transmet anonymement et traditionnellement, et est par essence instable car toujours recréée. Elle a pour outil principal la voix, aspect dont les collectes du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle n’ont pas ou très peu laissé de traces, et qui n’a pas non plus fait l’objet de description ou d’analyse. Ses caractéristiques intrin­sèques sont liées à l’oralité : le fait d’être une littérature linéaire (elle ne peut se permettre de faire des retours en arrière, une fois lancé le chanteur et le conteur doivent aller au bout de leur pièce), ce qui a un impact sur sa forme qui repose par exemple sur la répétition (mot, phrase, vers, cycles répétés) et sur une structure imposée (le récit) autour de laquelle le narrateur (chanteur ou conteur) peut « broder » à sa guise. Cette structure fortement marquée, je la qualifierais volontiers de substitut à l’écriture, servant la mémorisation au même titre que le manuscrit ou l’imprimerie puisqu’elle permet la reproduction des œuvres. On pourrait ainsi dire que la structure dans la littérature orale est l’imprimerie du peuple.

Pour autant, la question de l’origine populaire de ces œuvres est ouverte. Si la métrique et la versification de ces œuvres se démarquent des compositions savantes classiques23, l’étude du contenu et de la rhé­torique de ces œuvres montre toutefois la mise en scène de milieux sociaux souvent liés à la noblesse rurale, pour les gwerzioù du moins, elle-même probablement imprégnée de culture orale et peut-être égale­ment influencée par la culture écrite des XVe-XVIIe siècles : syntaxe donnant un rythme solennel, répétitions ralentissant le récit et permet­tant la dramatisation, progression basée sur des dialogues produisant un effet de théâtralisation contrastant avec la solennité, appel à la compas­sion, opposition binaire de valeurs etc24. Malgré l’absence de réponse claire sur l’origine sociale de ces productions, il est toutefois possible de constater que, pour populaire qu’elle soit dans sa performance, cette littérature orale bretonne ne relève pas d’un niveau de langue quotidien, d’un registre bas ou paritaire (qu’on pratique avec ses pairs25), mais bien d’un niveau de langue élevé, raffiné, littéraire. Il existe donc bien une variation de niveaux de langue à l’intérieur-même de l’oralité.

3.        La complexité du phénomène actuel

3.1.       Circularité artistique

L’analyse de productions orales bretonnes de divers types montre que l’oralité n’est pas un domaine séparé d’autres domaines. Elle cons­titue certes, à mon avis, une culture autonome, et n’est pas à considérer comme un agglomérat d’éléments culturels venus d’une culture « haute » ou lettrée, mécaniquement dégradés et déformés par une transmission qui se ferait à sens unique26. Mais il ne faut pour autant pas la percevoir comme hermétique à d’autres types d’expression. On note par exemple en Bretagne une imbrication de la culture orale avec :

    • certaines formes de culture iconographique, notamment religieuse : vitraux des chapelles et églises ; statuaires des églises, enclos paroissiaux, calvaires27; peinture des tableaux de mission28
    • certaines formes de culture écrite : ouvrages religieux ou journaux lus par une personne à l’attention d’un groupe de personnes29, et sur­tout les feuilles volantes qui ont eu un succès important du XVIIe au milieu du XIXe siècle, et qui étaient lues ou chantées à haute voix sur les marchés30.

La circularité des contenus et des formes, ainsi que les influences réciproques de ces supports les uns sur les autres, témoignent de la com­plexité de l’oralité.

3.2.       Le théâtre

Par ailleurs, j’ajouterais volontiers le théâtre dans la liste des genres oraux– bien que cela se fasse plus rarement31 – car il existe une tradition orale de théâtre en Bretagne, même si elle est en contact avec des formes écrites. Cette tradition de théâtre dit « populaire » remonte aux XVIIe et a été pratiqué jusqu’au début du XXe siècle32, s’inspirant en partie de la tradition des mystères médiévaux. Puis trois centres de théâtre de patronage, plus moralisateur, ont vu le jour avant la Grande Guerre (Saint Anne d’Auray initié et animé par l’abbé Le Bayon, Saint-Vougay par l’abbé Perrot, et de manière plus diffuse autour d’acteurs du mouvement régionaliste en centre Bretagne) : si des textes ont alors été édités, les rôles étaient appris oralement par les acteurs locaux, le plus souvent analphabètes ou peu alphabétisés. Actuellement, la fédé­ration des troupes de théâtre en langue bretonne « C’hoariva » compte 22 troupes33. Au-delà du caractère oral des prestations théâtrales devant un public – caractéristique intrinsèque au genre – l’étude de certains corpus de la période récente – à l’instar de la troupe d’Annick Bleuzen à Spezed dans les années 1990-200034 – montre, premièrement, que les traces écrites ne sont considérées que comme aide à la mémoire, sorte de trame pense-bête qui laisse le champ libre aux digressions, varia­tions, improvisations quand les circonstances ou la connivence avec le public les favorisent, et deuxièmement, que la graphie utilisée corres­pond à une sorte de transcription phonétique personnelle du breton local, témoignant ainsi davantage d’une recherche de justesse et com­plicité sociales entre la troupe et le public, que d’une recherche esthétique.

3.3.       La chanson d’actualité

Par ailleurs, si certains genres ont cessé d’être transmis depuis la fin du XIXe siècle (le conte merveilleux, par exemple), d’autres continuent de l’être aujourd’hui : c’est le cas de la composition de chanson sur des événements marquants de l’actualité. Cette motivation constitue la caractéristique la plus originale de la composition des gwerzioù, qui sont des complaintes composées sur des faits divers dramatiques (incendie, naufrage, guerre…) ou tragiques (meurtre, infanticide…), et qui sont souvent qualifiées de « gazette populaire ». Au XIXe siècle, l’imprimeur morlaisien Alexandre Ledan en avait saisi l’intérêt en se spécialisant dans l’édition de gwerzioù sur feuilles volantes pour une population pauvre et analphabète, et en réservant l’édition de journaux en français aux couches plus élevées de la population. Le fait de com­poser des chants pour diverses circonstances se retrouve également dans l’autobiographie du paysan Julien Godest rédigée vers 1905-1913 et constituant une sorte de mise à l’écrit d’une culture orale ancienne rarement accessible. Ce paysan pauvre était analphabète jusqu’à ses 17 ans et il a mêlé de manière très originale à sa narration de 350 pages environ plus d’une soixantaine de chants composés sur des sujets divers, tantôt locaux comme un meurtre dans la commune voisine, un incendie dans une chapelle, tantôt nationaux comme les élections, ou tantôt internationaux comme l’éruption volcanique de la montagne Pelée, un tremblement de terre en Italie etc35. Encore plus tardivement, cette culture de la composition d’actualité a fourni des chants sur la période de la Seconde Guerre mondiale (par exemple Vikont Pleuzal par Rémi Bouder ou Deus eta Hitler par Marie Gentil36), sur l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956 (par exemple par Yves Pichon de Poullaouen), sur la guerre d’Algérie (par exemple par Jo Sergent de Pluméliau). Il s’agit donc d’une pratique traditionnelle innovante, vivante, non statique.

3.4.       Le revival culturel

Enfin, depuis le revival des années 1970 dans lequel la musique a joué un rôle primordial, le chant breton n’a jamais cessé d’être chanté. Même si les cadres sociaux-culturels qui lui permettent de se déve­lopper ont changé, ils font l’objet d’une transmission par des acteurs héritiers de la transmission traditionnelle et propose aussi parfois des créations innovantes37. On note à ce sujet que c’est surtout le chant qui tire son épingle du jeu – et beaucoup moins les genres en prose – et que se produit une institutionnalisation de la transmission, ouverte sur l’écrit et sur d’autres pratiques musicales traditionnelles et/ou savantes, par la création d’écoles de musique, d’un cursus universitaire38 et d’une académie (Kreiz Breizh Akademi39, par exemple), et par le rattachement de ces acteurs à des statut nationaux comme des Diplômes d’État, Cer­tificat d’Aptitude du Ministère de la Culture et de la Communication, ou encore l’intermittence du spectacle.

3.5.       Une place dans l’enseignement du breton ?

L’enseignement, quant à lui, constitue aussi, depuis les années 1970-80, une voie de valorisation et de transmission de la littérature orale en langue bretonne, domaines qui viennent s’adosser aux questions socio­linguistiques, mais aussi scientifiques et pédagogiques, posant les ques­tions des choix de genres à transmettre, des contenus, des formes, des choix de transcription : doit-on privilégier le chant, la prose, le théâtre ? À l’intérieur de ces catégories, comment transmettre des pièces longues comme les gwerzioù ou les contes merveilleux ? Doit-on et peut-on réduire, ajouter, adapter des pièces traditionnelles ? Sur quels prin­cipes ? Doit-on opter pour un apprentissage exclusivement oral ou pro­poser un support écrit ? Si oui, ce dernier doit-il être fait en langue normée, en phonétique, en une graphie intermédiaire proche de l’oral, comme par exemple celles proposées par le linguistique Jean Le Dû40, par le chanteur-collecteur Yann-Fañch Kemener41, par le collectif des membres de la Société d’Ethnolinguistique Bretonne (Seb42) ou d’autres systèmes plus adaptés à la littérature qu’à la langue quotidienne ? Com­ment tirer profit scientifiquement de ces productions en les étudiant et analysant ? Et comment en tirer profit pédagogiquement en choisissant d’en commenter ou d’en valoriser tel ou tel aspect ?

Le phénomène actuel d’apprentissage du breton par le biais de l’école étant plus urbain que rural, concernant des couches sociales dif­férentes, et se centrant généralement davantage sur l’écrit que sur l’oral dans l’approche de la littérature43, la question de la ruralité de la littéra­ture orale bretonne actuelle ne se pose plus du tout dans les mêmes termes. Cette situation de déplacement de l’oralité rurale vers une ora­lité scolaire peut être désormais considérée comme un laboratoire d’observation et de pratiques dans lequel les oralités quotidiennes comme littéraires doivent être au cœur des enjeux de transmission intergénérationnelle.

 

 

 


 

 

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Webographie

Banque sonore des dialectes bretons : http://banque.sonore.breton.free.fr/index.html

Bécédia : https://bcd.bzh/becedia/fr/la-chanson-populaire-de-langue-bretonne-sur-feuilles-volantes

Bibliothèque numérique du CRB : Carnets Lédan en ligne : https://bibnumcrbc.huma-num.fr/collections/show/14

Bibliothèque numérique ldu Crbc : Fonds Hubert Arzel sur les prêtres montfortains de Guipavas :
https://bibnumcrbc.huma-num.fr/collections/show/15

Catalogue de TES : https://www.reseau-canope.fr/tes/produiou.php?pajenn=stummiou&listenn=1

C’hoariva : https://www.teatr-brezhonek.bzh/histoire-du-theatre-en-breton

Divskouarn : https://www.divskouarn.fr/index.php?rub=materiel_pedagogique

Hal : Carnets de Théodore Hersart de La Villemarqué, leur transcription et leur traduction : https://www.univ-brest.fr/crbc/menu/Projets_de_recherche/Valorisation+scientifique+des+fichiers+num%C3%A9riques+du+Fonds+La+Villemarqu%C3%A9

Prelib (Crbc) :  https://mshb.huma-num.fr/prelib/

Office public de la langue bretonne : https://www.fr.brezhoneg.bzh/47-enseignement.htm

Région-Bretagne: https://www.bretagne.bzh/app/uploads/Etude-sur-les-langues-de-bretagne.pdf

 

 

 


 

 

Notes:

1  Dans l’enseignement public et privé (catholique ou Diwan), pour le primaire (CRPE) et le secondaire (CAPES, CAFEP, Agrégation).

2  Le terme « paritaire » et son pendant « disparitaire » sont utilisés ici dans un sens sociolinguistique et permettent précisément de caractériser les fonctionnalités sociolinguistiques de la diglossie. Le registre paritaire ou informel est le registre de langue utilisé dans le cadre de relations de proximité entre les locuteurs, qu’elles soient amicales, familiales ou sociales, donc relevant plutôt de la sphère privée. Le registre disparitaire est, par contraste, le registre formel utilisé dans le cadre de relations d’inégalité (autorité, hiérarchie, distance institutionnelle), notamment dans la sphère publique ou des circonstances d’officialité, à visée plus universelle. Sur l’élaboration de ces concepts, voir Le Dû Jean et Le Berre Yves, 2019.

3  Le « revival » breton englobe un ensemble de mouvements culturels visant à faire renaître des éléments de la culture bretonne dans les années 1970, à commencer par la musique dans le cadre du mouvement folk (voir par exemple le titre de l’album d’Alan Stivell, Renaissance de la harpe celtique, 1971) et de la chanson engagée (voir le Manifeste des chanteurs bretons, signé en 1972). La littérature orale connaît alors une évolution des objectifs et des contextes de pratique (fest-noz, concerts, festivals etc.).

4  Voir par exemple le titre provocateur, renversant le mépris en fierté, et qui a fait le succès du livre de Jean Rohou, 2005, Fils de Ploucs.

5  Pour la source des données sociolinguistiques quantitatives, voir Fañch Broudic, 1995 ; et les divers sondages réalisés (TMO-Régions en 1997, INSEE en 1999, TMO-Régions en 2009, Région-Bretagne en 2018). Pour une réflexion sociolinguistique qualitative, voir Yves Le Berre et Jean Le Dû, 2019.

6  Le terme emsav a été adopté au début du XXe siècle pour qualifier et regrouper sous une même appellation l’ensemble des groupes militant pour la défense de la Bretagne et de la langue bretonne. Sur l’histoire de l’emsav, voir par exemple Michel Nicolas, 1982.

7  Réseau d’écoles associatives Diwan, sous contrat d’association avec l’État, créé en 1977, ayant pour principe pédagogique l’immersion linguistique.

8  Classes bilingues dans l’enseignement public depuis 1979, dans l’enseignement privé catholique depuis 1990.

9  Cursus possible de la licence au doctorat à l’Université de Bretagne Occidentale (Brest) et à l’Université Rennes 2.

10  Pour un bilan quantitatif et qualitatif en 2010, voir Fañch Broudic, 2010. Et pour un bilan de la rentrée 2020, voir le site de l’Office Public de la Langue Bretonne : https://www.fr.brezhoneg.bzh/47-enseignement.htm [consulté le 26 août 2021].

11  Voir les résultats du dernier sondage TMO-Régions « Les langues de Bretagne. Enquête sociolinguistique » sur le site de la Région-Bretagne : https://www.bretagne.bzh/app/uploads/Etude-sur-les-langues-de-bretagne.pdf [consulté le 26 août 2021].

12  Oliver Currie, « La collecte et la traduction des contes populaires au dix-neuvième siècle et la question de la langue », communication lors de la journée d’étude « La Bretagne Linguistique » le 11 décembre 2020 (Brest, CRBC).

13  Pour une approche biographique de ce collecteur, voir Fañch Postic, 2008 ; Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie :  https://www.berose.fr/article24.html [consulté le 26 août 2021] ; et Françoise Morvan, 1999. –

14  Oliver Currie, 2020, comm.cit.

15  Pour une approche générale de la période médiévale, voir Yves Le Berre, 2012.

16  Pour les périodes suivantes, voir par exemple les anthologies d’Yves Le Berre, 1994 et de Francis Favereau (2001-2020), ou encore Nelly Blanchard, Jean-Baptiste Pressac et Mannaig Thomas, la base de données PRELIB, https://mshb.huma-num.fr/prelib/

17  Nelly Blanchard et Mannaig Thomas, 2016, p. 249. Sur l’interaction entre la littérature et les arts graphiques, voir la thèse de Clarisse Bailleul, Université Rennes 2, 2021.

18  En contextualisant toutefois ce mouvement dans un décalage d’un demi siècle après le début des collectes – déclenchées par le phénomène d’Ossian de Macpherson en 1760 – des Écossais (Thomas Percy, Walter Scott) et des Allemands (Johann Gottfried Herder, puis Brentano et Arnim, Jacob et Wilhelm Grimm).

19  Sur Lédan, voir la thèse d’Hervé Peaudecerf, Université Rennes 2, 2002 ; et les carnets Lédan en ligne sur la Bibliothèque Numérique du CRBC, consultés le 26 août 2021.

20  Cet intérêt est également à considérer par rapport à l’influence qu’a eue l’ouvrage de l’abbé Gervais de La Rue, 1815.  Voir aussi Fañch Postic, 2015, in Bérose – Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, Paris, 2015, consulté le 26 août 2021.

21  Nelly Blanchard, 2006. Voir aussi les travaux de Francis Gourvil, 959 ; et Donatien Laurent, 1989.

22  Sur l’aspect collecte, voir les carnets de Théodore Hersart de La Villemarqué, leur transcription et leur traduction par Donatien Laurent : consultés le 26 août 2021.

23  Eva Guillorel, 2010, p. 69-70.

24  Yves Le Berre, « Rhétorique des gwerziou », La Bretagne Linguistique, 17, 2013, en ligne, consulté le 26 août 2021.

25  Pour une définition de ce concept (et de son pendant « disparitaire »), voir Jean Le Dû et Yves Le Berre, 1996, p. 7-25.

26  Les travaux de micro-histoire des années 1980 (Carlo Ginzburg, Jacques Revel, Alain Corbin etc.) ont largement contribué à remettre en question cette vision.

27  Emmanuelle Le Seac’h, 2014. Et sur le lien statuaire-littérature, voir par exemple l’essai d’Yves Le Berre, « Le corps martyrisé : scènes de souffrances dans la littérature gothique du breton », La Bretagne Linguistique, 24, 2022, en ligne sur OpenEdition Journals.

28  Il s’agit d’un support de prédication original (tableau, bannière, étendard) représentant les mystères du rosaire, permettant un enseignement religieux à une population non-alphabétisée, par l’image et son commentaire oral, à moindre coût que le vitrail ou le calvaire, et transportable lors des missions dites intérieures. Ce support a été utilisé durant quatre siècles en Basse-Bretagne et jusqu’en 1950 environ. Sur le contexte historique et religieux, voir Fañch Roudaut, Alain Croix, Fañch Broudic, 1988. Pour feuilleter des ouvrages contenant des reproductions de tableaux de missions et des sermons, voir sur la Bibliothèque Numérique le fonds Hubert Arzel sur les prêtres montfortains de Guipavas, consulté le 26 août 2021.

29 On pense notamment à la vie des saints, Buez ar Sent, ouvrage publié en breton pour la première fois en 1752 et réédité plus d’une vingtaine de fois jusqu’au début du XXe siècle, ou encore au périodique catholique Feiz-ha-Breiz (première mouture, 1865-1884).

30  Daniel Giraudon, 1985. Pour des illustrations (cartes postales) de chanteurs ou vendeurs de chansons sur feuilles volantes, voir le site Bécédia, consulté le 26 août 2021.

31  L’intervention de Frosa Pejoska lors de la journée d’étude de l’INALCO du 14 décembre 2020 confirme cet intérêt.

32  Seules une vingtaine de pièces ont été publiées, sur environ 250 pièces manuscrites. Gwenole Le Menn, 1983.

33  Voir le site de la fédération C’hoariva [consulté le 26 août 2021].

34  Corpus en cours d’analyse.

35  Julien Godest, Envorennou ar barz Juluen Godest / Souvenirs du barde Julien Godest, manuscrit de Julien Godest : établi, traduit et présenté par Nelly Blanchard, Brest, Crbc, 2020.

36  Ifig Troadec, 2005, p. 129-130.

37  Par exemple par Kristen Nikolas, Marthe Vassallo, Nolwenn Korbel etc.

38  Master « Artistes des musiques traditionnelles », Pont Supérieur Bretagne-Pays de la Loire, en partenariat avec l’Université de Bretagne Occidentale, consulté le 26 août 2021.

39  Voir le site de Kreiz Breizh Akademi. Voir aussi la réflexion de Maëlla Goareguer, La Kreiz Breizh Akademi : archéologie musicale expérimentale ou réaction identitaire ? 2013.

40  Voir l’introduction de son ouvrage Le trégorrois à Plougrescant. Dictionnaire breton-français / français-breton, Brest, Emgleo Breiz, 2012.

41  Voir l’argumentation de son choix de graphie pour la publication de son ouvrage : Yann-Fañch Kemener, 1996, p.86.

42  Voir leur Banque sonore des dialectes bretons en ligne (http://banque.sonore.breton.free.fr/index.html), consultée le 26 août 2021.

43  On peut toutefois noter que les comptines font souvent l’objet d’une transmission par double support, à la fois écrit et audio. Voir par exemple le site de ressources pédagogiques de l’association d’accueil en crèches Divskouarn (https://www.divskouarn.fr/index.php?rub=materiel_pedagogique), ou encore l’exposition « Kanomp er skol » (Chantons à l’école) de la maison d’édition TES qui témoigne de diverses modalités d’emploi du chant en classe, ou le catalogue de TES (https://www.reseau-canope.fr/tes/produiou.php?pajenn=stummiou&listenn=1) qui propose environ un tiers des ouvrages de littérature jeunesse accompagné d’un CD ou DVD (consulté le 26 août 2021).

Région vs nation : enseigner une langue autre en milieu monolingue hyper-normé : l’exemple de l’occitan dans l’éducation nationale française

 

 

 

Pierre Escudé

Inspe – Académie de Bordeaux – Université de Bordeaux

 

Je ne crois pas que le problème de la diversité des langues ait été considéré comme faisant véritablement problème, au sens où se poser un problème permet de progresser. 

Antoine Culioli, 2005, p. 34

 

 

 

Résumé

À travers l’exemple de l’occitan, cet article pose la question de l’intégration des langues régionales dans l’éducation nationale en France. Il retrace les différentes politiques scolaires qui ont formalisé le français comme une référence hyper-normée. L’enseignement d’une langue régionale comme l’occitan est tributaire des politiques linguistique et scolaire. La présence des langues régionales inter­roge l’intention de l’enseignement et appelle une didactique qui se distingue de celle du français, unique langue nationale.

Mots clés: Occitanie, occitan, langues régionales, langue nationale, politique linguistique, sociolinguistique, ethnolinguistique, normalisation, transmission scolaire

 

Abstract

Region vs Nation: Teaching Another Language in a Hyper-Normed Monolingual Context: The Case of Occitan and the French Educational System. Focusing on the case of the Occitan language, this article explores the integration of regional languages into the French educational system. It also traces school policies that have ensured that the French language remains the hyper-nor­mative reference. The teaching of regional languages such as Occitan is a function of both language and school policies. Regional languages raise questions about the purposes of teaching them and demand different teaching approaches from those used to teach French, the only official national language.

Keywords: Occitania, Occitan, regional languages, sociolinguistics, ethnolinguistics, stand­ardization, educational transmission

 

 

Introduction

L’enseignement d’une langue – quelle qu’elle soit – passe dans un pre­mier temps, et dans tous les cas à un moment donné, par sa dimension orale : compréhension et production orale, communication entre locuteurs, transfert et appropriation de contenus culturels. C’est le statut de cet ap­prentissage formel de l’oral ou/et par l’oral d’une langue régionale que nous allons aborder ici. Intégrées dans un système « national », les langues minorées sont soumises au sein d’un système éducatif national monolingue et hyper-normé, aux contraintes érigées par celui-ci.

1.      Langues et statut des langues : une réalité politique de long terme qui impose à l’école sa façon d’enseigner

Le statut officiel de la dite langue régionale – ici l’occitan – pose déjà une distance avec l’étymon linguistique national. À une langue unifica­trice, posée comme langue systématique de scolarisation, langue de l’État-nation, se compare donc une autre langue, régionale, qui n’a pas accès à un système étatique national de transmission sociale dont l’École est le lieu d’apprentissage de manière globale. Les représentations entre français et les autres langues de France, ici l’occitan, sont donc largement clivées : à une langue qui est identitaire d’une population largement définie par son expression poétique la plus reconnue (« parler la langue de Molière » comme on dit ailleurs « la langue de Goethe, de Shakespeare, de Cervantes, de Dante », etc.) et lien d’identité politique fort et durable, se compare une langue dont les dialectes s’imposent parfois comme seule réalité définitoire. En l’absence de support et de conscience communau­taire forte, cette langue est désormais composée de variations lexicales, phonétiques et souffre, jusque dans la population de son périmètre histo­rique, d’une inconnaissance de son capital littéraire et culturel. À une langue à statut universel est comparée une langue hyper-territorialisée, enracinée dans une géographie poreuse que nul substrat politique ne vient sublimer.

Il a certes fallu attendre 2015 pour que deux (des neuf anciennes) régions administratives de France où la langue occitane est historiquement présente soient rassemblées par une volonté politique de l’État français, et choisissent après âpre débat le nom d’Occitanie pour se définir – au lieu de Sud de France. Si le nom d’Occitanie apparaît désormais sur la carte de France, d’Europe et du monde à l’égal de Bretagne ou de Corse1, le nom réduit par ailleurs la large réalité de l’empan linguistique de la langue oc­citane présente historiquement sur 32 départements français, 12 vallées ita­liennes et la vallée espagnole du Val d’Aran catalan sur les 13 seuls dépar­tements d’Occitanie. La dualité de l’appellation – linguistique et adminis­trative – questionne la façon d’identifier la langue occitane hors de cette nouvelle structure territoriale : l’occitan de Nouvelle Aquitaine, de PACA2, d’Auvergne-Rhône-Alpes : est-il de l’occitan ? Comment nom­mer l’occitan de PACA quand la langue consubstantielle à la population d’un territoire est dissoute dans un acronyme « moderne » ? Il n’en demeure pas moins que le nouveau nom d’Occitanie permet à un grand territoire de s’émanciper de la puissance centralisée de l’État, depuis mille ans installé à Paris, de cette puissance qui consiste à nommer les choses et les gens sans la langue qui les anime, et de se définir depuis la « région » elle-même.

L’École en France a imposé à tous les Français de 8 à 13 (1881), puis 14 (1936) et enfin 16 ans (1959), une scolarité obligatoire dans l’unique langue nationale française. L’École étant le lieu de transmission des inten­tions d’une société donnée – ou plutôt du pouvoir qui dirige cette société – la politique scolaire laisse clairement concevoir ce que sont ces intentions, et la politique linguistique donne des clefs supplémentaires. L’École est « gratuite, laïque et obligatoire » (1881-1882). Dans la trinité républicaine la clef de voûte se trouve être une laïcité qui arrache les jeunes générations à l’enseignement confessionnel, suppôt de la droite monarchiste catholique que la République de Jules Ferry veut terrasser. La question de la langue française, unique et hyper-normée, s’impose également. Au moment de l’application des lois qui portent son nom (1882), Jules Ferry, porte un toast à la fête des sociétés de gymnastique à Reims :

Ma présence ici vous fait voir que nous pensons comme vous que nos écoles doivent avoir pour but de former non seulement des citoyens lettrés, mais capables de défendre et de servir la patrie3.

L’unification par la langue, et une langue sacralisée, unifiera les petits Français autour du sacre de la patrie, meurtrie par le morcellement des départements alsaciens lors de la guerre de 1870-1871 contre l’Empire prussien.

Une guerre mondiale plus loin, des Instructions Officielles sont promul­guées au sujet de la langue française, instructions qui auront cours officiel de 1923 à 1972. Nous retrouvons là encore deux idées qui n’en font qu’une : la langue française est la seule digne d’être nommée langue, seule cette belle et grande langue possédant une belle littérature ; bien parler, c’est entrer dans le corps national sacré. On retrouve ici deux éléments essentiels : le passage « saussurien » de l’acte de parole individuel, soli­taire, non répétable, incompréhensible totalement, vers la langue qui est ce corps global auquel l’expression poétique la plus haute (Racine) donne envergure d’un système de valeurs et d’idées, l’idéologie républicaine des Lumières et du Commerce (Voltaire) ; agglomérés par la Haute Langue, les individus devenus Français par cet immatériel ascenseur social entrent dans le grand corps sacré de l’État-nation, ils en seront en retour les valeu­reux défenseurs.

Lorsque les enfants lui sont confiés [à l’instituteur], leur vocabulaire est pauvre et il appartient plus souvent à l’argot du quartier, au patois du village, au dialecte de la province, qu’à la langue de Racine ou de Voltaire. […] Nos instituteurs […] sentent bien que donner l’enseignement du français, ce n’est pas seulement travailler au maintien et à l’expansion d’une belle langue et d’une belle littérature, c’est fortifier l’unité nationale. » (Léon Bérard, Instructions sur les nouveaux programmes des écoles primaires, 20 juin 1923, cit. A. Chervel, 1995, p. 324).

L’histoire longue de l’enseignement de la langue française explicite le rapport que les Français entretiennent avec cette langue – pour eux unique à tout égard – comme avec toute autre langue. La conception fixée par cette épistémologie scolaire fait qu’une langue ne peut finalement qu’être normée, invariante, apte à tout dire, « claire », etc. Pour le résumer d’un mot que le regretté Bernard Py aimait prononcer, cette langue est un « sys­tème clos de prescriptions normatives » (Escudé, 2020a) ; longtemps, cela a imposé que toute autre langue que celle-ci dans l’enclos métropolitain ou colonial de l’Empire ne saurait être que sous-langue, patois, ou si elle n’est pas française, irrémédiablement « langue étrangère ». La langue est pure : comme la Nation, elle ne saurait être morcelée, variée, diffractée4.

Un siècle d’École républicaine à la Jules Ferry – ne prenant pas en compte la langue des élèves, enseignant la plus large partie du temps le code d’une langue : orthographe, graphie, phonétique devant être hyper-normées (Escudé 2020b) – a contribué à mener à une École que l’on a découverte hyper-inégalitaire5. Certes, le fossé existant entre la langue et la culture des élèves (des apprenants) et celle qui est attendue (de l’ensei­gnant / de l’École / de l’État) et qui fut si important pendant une très longue période6, se réduit peu à peu au fil des générations ayant bénéficié de l’en­seignement scolaire national ; mais de fait, la langue et la culture des nou­velles générations ne sont plus celles du patrimoine environnemental por­teur, qui a été au mieux déniée, et le plus souvent invisibilisée (Escudé, 2014). On peut estimer que l’École a contribué à créer un fossé entre les élèves et leur culture sociale et familiale, et par voie de conséquence entre « la langue et le savoir de l’École » et toute réalité exogène, qu’elle soit du domaine régional ou extranational – immigrée. On pourrait dire de ce fait que l’École a créé une certaine forme d’allophonie (Escudé, 2020a).

Certes, il n’y a pas méconnaissance sociale de la réalité des « langues régionales » sur le territoire français, mais plutôt méfiance de la part de l’autorité scolaire. Car la diversité des langues est vue comme une menace à l’unité idéologique républicaine dès la Révolution française7. Et lorsqu’en 1951 – moment où l’unique étymon national, considéré comme l’une des causes des guerres mondiales, est débordé par la découverte de l’échelon supranational8 et la redécouverte de la réalité régionale9 – est votée la première (et seule à ce jour) loi de la République en faveur de l’enseignement des langues régionales, ce sont les aspects de folklore qui ont été mis en avant, et d’apprentissage d’une langue à partir de sa litté­rature écrite. Mais pas comme une langue vivante, orale et transmissible10. La vision de ce qui n’est pas « comme le français » révèle la singularité de « l’universalisme » à la française11, et dessaisit ou fige la réalité des autres langues de France qui devraient être enseignées « comme le français » : langue normée à partir d’un étymon littéraire fixe. Ces langues entrent pourtant peu à peu, et plus nettement à partir des années 1980, dans le système éducatif national au moment où un changement de paradigme intervient dans l’enseignement : compétences de communication, entrée en force de l’oral, découverte de la diachronie des langues et de leurs mul­tiples registres12, etc. Comme on va le voir, les langues régionales apportent avec leur propre réalité sociale une façon singulière d’être enseignées et transmises.

2.      Langues régionales : Gérer unité et diversité

L’occitan est une langue qui existe dans une koinè évidente, celle de la première littérature européenne écrite qui est la langue des Troubadours13. Mais en l’absence de pouvoir politique centralisateur et d’organes de dif­fusion d’une langue normée, l’occitan n’est pas standardisé, perd la cohé­rence d’une graphie autonome, ses locuteurs n’ont plus conscience de parler une même langue, l’écrit n’est plus centralisateur et normalisateur, etc. Par ailleurs, « selon qu’un idiome est considéré comme supérieur ou inférieur, on voit ses termes monter ou descendre en dignité » (Bréal, 1897, p. 27). Bréal, l’un des premiers en France, donne cette loi de sociolinguis­tique dans son Essai de sémantique : « La question de linguistique est au fond une question sociale ou nationale. » (id.) En France comme ailleurs en Europe et durant tout le 19e siècle, un double mouvement d’érudition linguistique permet cependant de ressouder la réalité de la langue occitane à ce qu’est la réalité linguistique globale. Ce mouvement qu’on appelle Félibrige verra même son plus haut représentant, Frédéric Mistral, être auréolé du prix Nobel de littérature, en 1904.

Dans le même temps, les travaux de linguistique générale de Ferdinand de Saussure abstraient de chaque langue une loi commune qui est celle du langage. Dans chaque langue, deux mouvements sont à l’œuvre, simulta­nément, l’un contre l’autre : celui que Saussure nomme « force d’inter­course », force de standardisation permettant à la langue d’être le vecteur le plus large possible de communication, et « esprit de clocher », élément de diffraction, de dialectalisation, allant jusqu’à l’irrépétable acte de parole (Saussure, 1972, p. 281). Mais la linguistique n’est pas exempte d’enjeu politique : on ne peut pas reconnaître deux (ou plus !) langues vivantes en France, ce qui serait morceler à nouveau l’indivisibilité républicaine que le roman national donne comme millénaire. « Il n’y a pas deux France » proclame le discours du plus important linguiste français du siècle, Gaston Paris, en 1888. Ce dernier fait préempter ce très attendu discours par ce qu’il nomme la « loi de Meyer » – du nom de son ombrageux collègue de l’École des Chartes, défenseur intègre de la République et promoteur avec lui, au sortir de la guerre de 1870, de la grande revue de linguistique Romania : la France est un domaine linguistique uniforme recouvert d’une « vaste tapisserie » – une langue centralisée, normée, et autour de ce centre, par ondes concentriques, des variations diverses. Cette « loi » et ce dis­cours imposent dans la doxa le fait que le français est seule « force d’inter­course » (dénuée d’esprit de clocher), et toute autre langue uniquement « esprit de clocher » (sans capacité à se hisser à la hauteur d’une force d’intercourse). Cette définition en miroir est fausse pour la langue fran­çaise, condamnée à ne jamais pouvoir varier dans la représentation que s’en font ses locuteurs, comme pour les langues de France, condamnées à n’être que des variations infinies sans norme unificatrice. Cette fausse as­sertion est combattue par Michel Bréal :

La véritable vie du langage se concentre dans les dialectes : la langue litté­raire, arrêtée artificiellement dans son développement, n’a pas à beaucoup près la même valeur… On devrait se garder de faire de la langue maternelle un objet d’enseignement : on ne fait que troubler par là chez les enfants le libre épanouissement de leur faculté du langage… (Bréal, 1897, p. 287-288)

La gestion de cette véritable réalité linguistique est résolue par deux concepts pragmatiques. Le premier, assez abstrait, est celui de « langue polynomique », que l’on doit à Jean-Baptiste Marcellesi (1985, p. 314)14 ; le second, plus pragmatique, est celui « d’intercompréhension » et que le linguiste Jules Ronjat propose (1913, p.12-13 ; 2013). Par l’intercompré­hension, tout locuteur maîtrisant un tant soit peu un dialecte (une variété) de la langue occitane parvient à comprendre à l’écrit comme à l’oral un autre dialecte de cette langue, et de fait prend conscience que la langue est polynomique : force d’intercourse et esprits de clocher. Voici la définition première que donne J. Ronjat (2013 [1913], p. 12-13) :

[…] les différences de phonétique, de morphologie, de syntaxe et de vocabulaire ne sont pas telles qu’une personne possédant pratiquement à fond un de nos dialectes ne puisse converser dans ce dialecte avec une autre personne parlant un autre dialecte qu’elle possède pratiquement à fond15. […] Non seulement dans les assemblées félibréennes, qui réunissent des hommes de quelque culture ou tout au moins de quelque entraînement linguistique, mais aux foires, dans les cabarets des villages situés à la rencontre de dialectes différents, j’ai toujours vu se poursuivre sans difficulté, entre gens des pays les plus divers, les conversations familières comme les discussions d’affaires. On a le sentiment très net d’une langue commune, prononcée un peu différemment ; le contexte fait saisir les sons, les formes, les tournures et les vocables qui embarrasseraient s’ils étaient isolés ; tout au plus a-t-on quelquefois ci répéter ou à expliquer un mot, ou à changer la tournure d’une phrase pour être mieux compris.

C’est dans son entièreté grammaticale – phonétique, lexicale, syn­taxique, morphologique, à l’oral tout d’abord comme à l’écrit – que la langue varie, et fonde ses éléments de similitudes.

Désormais, la didactisation scolaire préconise d’employer la « variante » la plus proche de l’environnement scolaire, sans pour autant la couper artificiellement d’autres formes orales – ou écrites – de la même langue. La modélisation langagière est une fondation de l’ancrage langa­gier, notamment par le rapport au maître, mais aussi aux nombreux « rituels » de langue (contes, comptines, vira-lengas, devinettes, mais aussi rituels scolaires pédagogiques : numération, météo, etc.) sans pour autant figer cette modélisation à ce seul patron langagier. L’apprenant découvre de ce fait la structure matricielle de la langue – phonétique, lexi­cale, syntaxique, morphologique – et ses variations, qui peuvent être sociolectales comme dialectales. Le second point d’importance est l’inten­tionnalité de l’apprentissage : ce n’est pas tant une langue que l’on ap­prend, mais apprendre en langue (une langue sujet, comme le préconise M. Bréal, et non une langue objet) qui est le facteur premier d’apprentissage. A ce « système clos de prescriptions normatives », c’est bien une dyna­mique d’approximation qui est en jeu dans l’apprentissage.

Et désormais, l’occitan, parmi d’autres langues régionales, est devenu (depuis 1989) en France une langue d’apprentissage dans le cadre du « bi­linguisme paritaire précoce » : c’est en occitan que s’apprennent les disci­plines scolaires suivant une programmation et un programme encadrés par des textes nationaux.

3.      Ce qu’apporte la langue-culture régionale

Un premier point d’importance dans l’enseignement de la « langue régionale » : sa didactique n’est pas celle de la « langue nationale » – par­fois faussement et naïvement nommée « langue maternelle16 » – ni celle d’une langue étrangère. Langue d’ici, l’occitan inscrit dans l’École revisi­bilise une situation précédemment invisibilisée dans la société. Il y a vari­étés de langue et de culture, c’est à dire de façon de dire et de partager le monde. Cette revisibilisation est patente par la toponymie, qui révèle le sens d’une langue inscrite dans la géographie de l’environnement – proche et également très vaste dans le cadre de la langue occitane – ; elle permet aussi dans l’histoire et la généalogie familiale ou de sociabilité des jeunes élèves de redresser des liens inter-générationnels, faisant des anciens des transmetteurs de langue et de savoir à l’École, ou dans le cadre d’activités extra-scolaires, hors ce cadre formel.

Dans cet ordre, le danger de l’intégration de l’occitan – ou de toute « langue régionale » – dans le cadre contraint d’un enseignement formel, est de s’y diluer. L’occitan est certes langue que ses échanges fonctionnels et intentionnels – dans l’intention d’apprendre des contenus disciplinaires – normalisent, mais en contact avec les variations d’autres énoncés ; l’oc­citan devient en milieu scolaire langue de communication (entre le profes­seur et ses élèves, entre élèves) et langue de cognition (il est vecteur d’ap­prentissage pour entrer dans les contenus scolaires), mais il est impératif de ne pas oublier une compétence essentielle à l’appropriation de la langue, que l’on nomme « compétence textuelle17. »

Cette compétence est avant tout orale : il s’agit pour les élèves d’être immergés dans la langue, par exemple quand le professeur conte un texte (et ne le lit pas : l’implication tonale est première, elle ne prend pas comme racine un texte écrit, mais un énoncé ritualisé, oral18). Ici, la langue ne désigne pas un référent présent ou représenté (compétence de communica­tion) ni même un contenu de savoir ou une notion disciplinaire (compé­tence cognitive) mais se désigne elle-même : la langue est ici auto-référentielle. L’immersion dans la phonétique (discrimination phonatoire, accentuation des mots et accentuation dans la phrase qui est bien distincte, intonation) et dans le bain linguistique (lexique répété ou synonymique, syntaxe fluide, morphologie ritualisante ou changeante – par exemple par le jeu pronominal) permet aux apprenants d’entrer entièrement dans la langue comme en un corps global.

Cette immersion, enfin, est didactisée19 en fonction des contraintes sco­laires et des besoins d’apprentissage de langue et en langue :

 

Modalité
d’immersion
Élément négatif Élément positif
Submersion Absence de compré­hension – rejet de langue Implantation de la fondamentale compétence textuelle
Immersion « communicative » Langue artificielle, la plus proche de la pre­mière langue compré­hensive Permet d’entrer en compréhension (aide du référent, d’une « micro-alternance codique », d’éléments paraverbaux, référentiels, etc.)
Centration sur le signifiant (« problem solving20 ») Cette centration arrête la dynamique d’apprentissage langagière et cognitive Conscientisation par activité contrastive et/ou métalinguistique de la similitude et/ou de la différence de construction et d’emploi linguistique des deux langues
Centration sur le signifié (« problem raising21 ») Cette centration s’extrait des formes langagières employées Conscientisation que si un savoir ou un élément de savoir se dit différemment en deux langues, c’est qu’on l’aborde ou qu’on le pense différemment : les différents points de vue culturels enrichissent la notion

 

Aucune de ces modalités n’est mauvaise en soi, sauf si elle est systé­matisée. La première modalité, la plus sujette à caution dans un système national qui se défie de toute autre langue de scolarisation que le français-langue-nationale, est cependant la plus importante : il s’agit bien de donner un bain immersif d’une langue qui porte avec elle un univers culturel dont on doit montrer … qu’il appartient également à l’univers national.

Conclusion

Les relations entre le français et les langues régionales sont déterminées par la définition d’une langue nationale unique, normée et à haut prestige socio-culturel et politique. La construction de l’« unité nationale » passe par la dévalorisation massive des langues régionales et de l’oralité, la modalité d’expression la plus courante avant leur introduction dans l’en­seignement. À une échelle et à portée politique plus importante, l’opposi­tion « rural » vs « urbain » se retrouve dans la définition des langues régionales en fonction de la seule langue nationale.

 

 


 

Références bibliographiques

Benveniste, Claire (2013 [1987]), « La question du handicap linguistique : une révision », in Marie-Noëlle Roubaud (éd.), Langue et enseignement. Une sélection de 22 manuscrits de Claire Blanche-Benveniste (de 1976 à 2008), TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique), 58, 307-316.

Bourdet, Yvon (1977), L’éloge du patois ou l’itinéraire d’un Occitan, Paris, Éditions Galilée, 192 p.

Bréal, Michel (1897), Essai de sémantique, Paris, Hachette, 349 p.

Chervel, André (1995), L’enseignement du français à l’école primaire. Textes officiels, tome 2 : 1880-1939, Paris, INRP Economica, 512 p.

Culioli, Antoine (2005), Onze rencontres sur le langage, Paris, Ophrys, 300 p.

Dalgalian, Gilbert (2020), Présent et avenir des langues. Une question de civilisation, préface de Georges Lüdi, postface de Pierre Escudé, Limoges, Lambert-Lucas, 240 p.

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Escudé, Pierre (2020b), « Le senhal, signe d’un plus grand désastre. L’idéologie linguistique, du châtiment corporel à l’implosion silen­cieuse du système », in Philippe Blanchet (éd.), “Lou coulas de la vergougno (le collier de la honte), Études sur le signal ou symbole employé à l’école française pour dénoncer et punir les enfants qui parlaient une langue locale”, Revue d’études d’Oc, 171, p. 9-42

Escudé, Pierre (2018), « Ce que disent “les langues vivantes régionales” de France », in « Langues et discriminations », Les Cahiers de la LCD, 7, p. 67-94. https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-la-lcd-lutte-contre-les-discriminations-2018-2-page-67.htm

Escudé, Pierre (2014), « De l’invisibilisation et de son retroussement. Etude du cas occitan : normalité de la disparition, ou normalisation du bi/plurilinguisme ? », in Ksenija Djordjevic Léonard (éd.), Les minorités invisibles : diversité et complexité (ethno)sociolinguistiques, Paris, Michel Houdiard, p. 9-21.

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Ferry, Jules (1882), « La fête des sociétés de gymnastique à Reims », Manuel général de l’instruction primaire : journal hebdomadaire des instituteurs, 49e année, p. 358-359. https://education.persee.fr/docAsPDF/magen_1257-5593_1882_num_49_18_3571.pdf

Gajo, Laurent (2020), « Intégrer et alterner : le plurilinguisme au service des savoirs » in L. Grivon (dir.), Éducation aux langues et par les langues : contextes, représentations, théories, modèles. Centre d’études Abbé Trèves, 119‑131.

Gougenheim, Georges, Michéa, René, Rivenc, Paul & Sauvageot, Aurélien (1956), L’élaboration du français élémentaire : étude sur l’établissement d’un vocabulaire et d’une grammaire de base, Paris, Didier, 256 p.

Millet, Richard, (1995), La gloire des Pythre, Paris, Éditions P.O.L., 384 p.

Marcellesi, Jean-Baptiste (1985), « La définition des langues en domaine roman. Les enseignements à tirer de la situation corse », Actes du Congrès de Linguistique Romane de 1983, vol. V, « Socio­linguistique », Aix-en-Provence, Université d’Aix-en-Provence, 1985, p. 307-314.

Rivenc, Paul (2020), Étudier la parole, enseigner les langues, Limoges, Lambert-Lucas, 247 p.

Ronjat, Jules (1913), Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes, Mâcon, Protat Frères, 306 p.

Ronjat, Jules (2013 [1913]), Le développement observé chez un enfant bilingue, Commenté et annoté par Pierre Escudé, Paris/Francfort, Champion/Peter Lang, 152 p.

(de) Saussure, Ferdinand (1972), Cours de linguistique générale, édition crtique préparée par Tullio De Mauro, Paris, Payot, xviii + 510 p.

 

 


 

Notes:

1  En revanche, l’Alsace disparaissait sous le nom de Grand Est, le Pays Basque et Catalogne n’avaient toujours aucune réalité d’administration politique en France.

2 La région Provence – Alpes – Côte d’Azur.

3   Cf. J. Ferry, discours prononcé lors de la fête des sociétés de gymnastique à Reims, 1882. Le discours de J. Ferry tresse des liens indissolubles entre la scolarisation et l’esprit de revanche contre l’ennemi prussien, tout du moins la volonté d’expansion de l’empire républicain français : « La République, qui confie plus de droits au citoyen, lui impose aussi des devoirs plus lourds, plus nombreux, et l’esprit de sacrifice, l’abnégation sublime du soldat qui se fait tuer […] dans quelque obscure tranchée, sous les ombrages de quelque oasis perdue dans le sud Oranais ou dans les sables de la Tunisie : n’est-ce pas là, messieurs, sous la forme héroïque, la vertu républicaine par excellence ? (Acclamations répétées). Parlons donc tous, messieurs, ce langage à nos enfants. […] Prenons l’enfant petit, pour lui apprendre et lui redire qu’il n’y a pas de nation sans la notion du devoir. » (Ferry, 1882, p. 359)

4 Voir pour le développement de méthodes d’apprentissage nouvelles du français : G. Gougenheim, R. MIchéa, A. Sauvageot, Paul Rivenc (1956) et Rivenc (2020)

5  « A l’âge de cinq ans, j’ai été brusquement transplanté – huit heures par jour – dans une école […] en laquelle ma langue maternelle (la seule dont j’eusse l’usage) non seulement ne se parlait pas mais était interdite. […] L’école primaire se mit donc à produire en moi une structure mentale parallèle. Le cloisonnement était parfaitement étanche. […] Il est à peine besoin d’ajouter que le rejet du patois faisait partie d’un mépris d’ensemble. […] Le système français fonctionnait en autarcie, non seulement sans rien emprunter, mais en dévalorisant tout l’environnement. » (Bourdet, 1977, p. 13). « Ce patois […] même dans les plus innocentes bouches, mettait en colère les maîtres, empourprait l’élève qui pensait avoir la bouche sale, malsaine, souillée comme le fond de ses brages. » (Millet, 1995, p. 48) « Nager littérairement entre ces deux rives [le patois de la maison / le français de l’École] : c’est soit le disconvenant, soit l’impeccable. L’extrême mal dire ou l’extrême bien dire, mais surtout pas la forme moyenne. » (« Rencontre avec Lydie Salvayre », Le Monde des livres, vendredi 20 octobre 2017).

6 De 1881 à 1940, pendant les 60 années de scolarisation obligatoire du peuple rural et ouvrier français, il n’y a eu que 2 à 3% d’une promotion d’âge qui accédait au niveau baccalauréat : en immense majorité, les élèves des élites bourgeoises ou petit-bourgeoises qui avaient accès au « petit lycée », établissements bien différents des écoles primaires basiques ! En 1950, ce niveau atteint 5% ; en 1987, 25%.

7 Révolution qui va libérer les peuples soumis à l’infâme royauté par… la langue du Roi, et non la langue des peuples. Au-delà des enquêtes et discours de Grégoire et Barrère, un autre exemple non moins fameux : « l’arrêté du 25 brumaire an II de la République une et indivisible » (15 novembre 1793) signé Saint-Just et Lebas : « Les citoyennes de Strasbourg sont invitées de quitter les modes allemandes puisque leurs cœurs sont français. » https://www.antoine-saint-just.fr/lieux/alsace/arrete.html

8  Le traité de Paris instituant la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) est signé à Paris le 18 avril 1951.

9  Loi 51-46 du 11 janvier 1951 (JORF du 13 janvier 1951, page 483) relative à « l’enseignement des langues et dialectes locaux », dite Loi Deixonne. On parlera de « langues régionales » lorsque les circulaires d’application seront votées, en 1966 et 1969, rendant active la loi, au moment du référendum gaulliste sur la décentralisation en France – et de la création de métropoles urbaines, centres des nouvelles régions qui ont, pour affirmer leur légitimité, besoin d’une identité culturelle réelle.

10  https://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/France-loi_Deixonne-texte-1951.htm L’article 2 admet cet enseignement « chaque fois [que l’on pourra] en tirer profit pour [l’]enseignement, notamment pour l’étude de la langue française » ; l’article 3 définit cet enseignement : « notions élémentaires de lecture et d’écriture du parler local et […] étude de morceaux choisis de la littérature correspondante » ; le folklore est évoqué aux articles 4, 5, 6 ; aux articles 7 et 11 on parle « d’ethnographie folklorique », certainement sous la dictée d’Albert Dauzat, qui est tout à la fois le grand spécialiste des « patois » français et l’un des successeurs du Wörten und Sachen en France (Le Village et le paysan de France, Gallimard, 1941 ; La Vie rurale en France des origines à nos jours, Presses universitaires de France, 1946) et le maître à penser de Jean Séguy, le grand ethnolinguiste français, maître de la chaire toulousaine ouverte par la loi Deixonne en 1951. Autant Dauzat reniera toute volonté de développer les langues minorées par l’enseignement scolaire – notamment dans un article virulent édité par le quotidien Le Monde daté de 1951 – autant Séguy sera un militant intransigeant de cette cause.

11  Le folklorisme est perçu en France comme une entreprise de conservatisme local. L’ethnolinguistique, elle, fait du continuum des variations son domaine et vise à l’universel qui est, selon le mot de Miguel Torga, « le local sans les murs. » L’universel sans le local est un mythe. Le local sans l’universel, un enfermement. Cf. Pierre Escudé (2018).

12  Au début des années 1980, l’auteur de ces lignes a eu un professeur de français expliquant qu’il y avait trois registres en français : a) registre haut (que parlent le président, le préfet, le professeur d’université, etc.), employant des subjonctifs ; b) registre « normal » (professions intermédiaires), emploi neutre ; c) registre bas (paysans, ouvriers) parlant argot ou patois. Or, je venais d’avoir dans l’oreille l’emploi du subjonctif imparfait dans une phrase en gascon de mon grand-père paysan : « … caleré que vengosses … » (il faudrait que tu vinsses…) qui prouvait que le maître avait tort en cela a) que le statut social d’un locuteur ne correspond pas essentiellement à un registre (croire le contraire est du racisme) et b) que le « patois » de mon grand-père était une langue aussi grammaticalement outillée que le français de Vaugelas (pourquoi appelle-t-on l’occitan un patois, alors que c’est une langue ?)

13  La langue écrite des troubadours est considérée comme une koinè – une langue commune, lisible par tous sur l’immense périmètre géographique de la civilisation de langue d’Oc. La graphie commune de la langue occitane médiévale ne peut qu’unifier des variations dialectales. Claude Fauriel fait de la redécouverte des textes médiévaux occitans le contenu de ses deux années d’enseignement à l’université de la Sorbonne en 1831-1832 allant jusqu’à dire que la littérature occitane, première dans le registre de la lyrique, a été première également dans le registre épique. Cette affirmation ouvre un débat jamais clos sur la prééminence de la langue d’oïl dans la première épopée européenne, genre littéraire qui fonde l’unité d’une nation autour d’un pouvoir politique fort transcendé par un héros. Cf. Jean-Claude Dinguirard, 2020

14  « [Les langues polynomiques sont des] langues dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur la décision massive de ceux qui la parlent de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues. », J.-B. Marcellesi, (1985, p. 314).

15  Ronjat propose dès 1913 (p. 12) une intercompréhension qui dépasse la seule limite de la langue occitane, pour aller vers le catalan : « Cette observation s’applique aux parlers catalans du Roussillon et même, pour peu que les interlocuteurs y mettent quelque bonne volonté, de Catalogne et des Baléares. Si je n’ai pas compris les parlers catalans dans cet Essai de syntaxe, c’est que la condition sociale et le développement littéraire leur ont fait une situation très différente de celle des parlers provençaux. » Il ouvre la voie aux grands travaux de la fin du 20e siècle qui ont développé une intercompréhension des langues romanes : portugais, espagnol, français, italien dès 1997 avec le programme européen Eurom4 piloté par les équipes de Claire Benveniste, et rajoutant occitan, catalan et roumain, le programme euromania piloté par P. Escudé.

16  Naïvement : comme si en France, la langue maternelle ne pouvait être autre que la langue française, seule et unique langue nationale (article 2 de la Constitution) et unique langue de scolarisation. Les travaux que mène Claire Benveniste sur la compréhension de la langue de scolarisation ont, entre autres, déniaisé cette idéologie : « L’allusion aux enfants de migrants est fréquente : ces enfants ont en effet servi à montrer que les difficultés d’adaptation qu’ils rencontraient à l’école étaient, au fond, des difficultés rencontrées à de moindres degrés par tous les enfants, et que si l’école était mal adaptée aux enfants migrants, c’est peut-être qu’elle était mal adaptée à tous. A partir de là, il s’est instauré tout un débat sur le thème de la société « multi-culturelle », débat où la maîtrise de la langue s’est posée d’une façon nouvelle. (Benveniste, 2013, p. 311).

17  A ce sujet, lire Gilbert Dalgalian (2020), et la fiche « (la) compétence textuelle au cœur de toutes les compétences » dans L’Abécédaire des notions et des gestes professionnels de l’enseignement bi-plurilinguehttp://www.adeb-asso.org/ressources/abcdaire-des-gestes-professionnels/

18  Nous nous risquons à cette définition : « l’écrit n’est autre chose que de l’oral ritualisé. »

19  Le tableau suivant se repose sur les travaux de L. Gajo (2020).

20  C’est ici l’intérêt de l’intercompréhension entre langues romanes, tel qu’illustré par les manuels d’apprentissage comme Eurom4, Eurom5, Panromanic ou euromania (cf. www.euro-mania.org) aux pages 6-8 : les langues sont comparées entre elles sur des points de rapport graphème-phonème, ou morphosyntaxiques, soit sur des unités lexicales, soit par des énoncés textuels complets.

21  Une illustration de ce « problem raising » se trouve par exemple dans le module 1 du manuel euromania (www.euro-mania.org) aux pages 1-5 : le « mormoloc » (têtard, en roumain) se dit en fonction de paramètres morphologiques que les différentes langues ont identifiées : soit a) « grosse tête » (têtard français, capgròs occitan ou catalan) ; b) « nageoire caudale développée » (girino portugais et italien) ; c) petite grenouille (renacuajo castillan) ; d) « bête informe » (mormoloc roumain).

 

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Notes:

1  Pluralité des langues et des identités : didactique, acquisition, médiation.

2  Centre d’étude et de recherche sur les littératures et les oralités du monde.

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